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Les universitaires trumpistes : des opposants à la diversité progressiste

Sociologue

Aussi étrange que cela paraisse, il s’est trouvé des universitaires pour soutenir Donald Trump. Qui sont-ils ? Où enseignent-ils ? Qu’enseignent-ils ? Quels types de relations entretiennent-ils à l’extérieur de la sphère académique ? Comment justifient-ils leur soutien à Trump ? Représentent-ils une menace pour la démocratie américaine ?

La présidence Trump s’est caractérisée par des attaques contre de nombreuses institutions ordinaires. Elle a puisé dans le sentiment populiste, lui-même le reflet du peu de confiance accordée aux principaux centres de décision de la société américaine. L’enseignement supérieur n’aura pas échappé à ces attaques.

En effet, les critiques dont a fait l’objet le monde universitaire se sont situées bien au-delà des habituels débats autour de la discrimination positive et du politiquement correct, prenant pour cible le statut même de la connaissance experte, cela même qui définit le savoir légitime. Les allégations trumpistes en matière de « fausses données » et de « faits alternatifs » ont été déversées dans l’arène publique sans le bénéfice d’une érudition raisonnée qui aurait pu distinguer les faits de la fiction.

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Cela n’a été nulle part plus manifeste que dans l’attaque contre les sciences naturelles, et plus particulièrement la recherche scientifique consacrée aux questions environnementales et au changement climatique. Il est indéniable que la polarisation du savoir académique s’est considérablement accrue pendant la présidence Trump.

Il s’avère cependant qu’un petit nombre d’universitaires américains ont soutenu Trump. Comment expliquer une telle anomalie manifeste ? Pourquoi des universitaires soutiendraient-ils un président et un mouvement populiste qui s’attaquent aux fondements mêmes de leur vie professionnelle : le savoir et la science ? Représentent-ils une menace pour l’éducation progressiste et la démocratie ?

J’ai identifié quatre-vingt dix-huit enseignants du supérieur qui ont soutenu Trump dans des blogs, articles, tribunes libres, conférences publiques, tweets, vidéos YouTube ou ouvrages. Tous sont intervenus en dehors de la sphère de la salle de classe et du laboratoire pour promouvoir un programme politique pro-Trump. Ce sont des intellectuels publics au service de Trump : des universitaires trumpistes.

Qui sont-ils ? Où enseignent-ils ? Qu’enseignent-ils ? Quels types de relations entretiennent-ils à l’extérieur de la sphère académique ? Comment justifient-ils leur soutien à Trump ? Pour répondre à ces questions, je n’ai fait que rassembler des données publiques.

Les universitaires trumpistes ne sont pas isolés dans les marges institutionnelles du champ américain de l’enseignement supérieur.

La quasi-totalité sont des hommes blancs titularisés ; on ne compte que neuf femmes et six individus non-blancs. Ce sont des Républicains qui s’identifient comme étant conservateurs ou libertariens. La plupart d’entre eux enseignent dans de grandes universités de recherche plutôt que dans de petits collèges d’arts libéraux. La moitié d’entre eux enseignent dans les cent établissements d’enseignement supérieur les mieux classés, comme l’Emory University d’Atlanta, en Géorgie, ou l’université du Texas-Austin. Cinq font partie de l’Ivy League. Deux seulement enseignent dans le secteur le moins élitiste : les écoles publiques et privées qui proposent un cursus en deux ans.

Les universitaires trumpistes ne sont donc pas isolés dans les marges institutionnelles du champ américain de l’enseignement supérieur. La plupart enseignent dans des universités de recherche classiques.

Nos trumpistes se regroupent par ailleurs autour de certains centres universitaires tels que la Claremont Graduate University et le Claremont Institute en Californie, le Hillsdale College (une petite école conservatrice d’arts libéraux dans le Michigan) et l’Université de Dallas (un campus catholique conservateur au Texas). Enfin, 20 % des 98 trumpistes identifiés enseignent dans des écoles religieuses de rang moyen.

Ils sont spécialisés dans les domaines suivants : la théorie politique, le droit constitutionnel, les débuts de l’histoire américaine, l’économie et la religion. Pratiquement aucun n’enseigne les sciences sociales ou les sciences naturelles. Le regard critique que portent les sciences sociales sur les revendications culturelles absolutistes, comme le nationalisme, et leur souci pour la démonstration empirique auront participé au scepticisme de ces disciplines envers des slogans du type « Make America Great Again » sans parler des « faits alternatifs ».

En outre, les attaques répétées de Trump contre tout ce qui touche à la défense de l’environnement pouvaient difficilement gagner le soutien des spécialistes en sciences naturelles. Les professeurs de sciences sociales et de sciences naturelles ne sont pas du genre à se laisser séduire par le chant des sirènes du populisme.

Plusieurs universitaires trumpistes font figures de marginaux par rapport à leurs pairs professionnels. Le physicien Frank Tipler, de l’Université Tunale de La Nouvelle-Orléans, par exemple, défend une « théorie du point Oméga » de son cru [1], une pseudo-science largement rejetée par ses collègues. Peter Navarro, de l’université de Californie-Irvine et conseiller de Trump à la Maison Blanche, a écrit contre les déficits commerciaux avec la Chine dans son livre Death by China [2], ouvrage largement discrédité par ses collègues économistes. Cependant, la plupart des universitaires trumpistes ont produit des études crédibles dans leurs domaines d’expertise.

Loin d’être isolés de leurs pairs comme voudrait le faire croire Fox News, les universitaires trumpistes participent à un vaste réseau conservateur au-delà de la sphère universitaire et bénéficient de ce même réseau. Les trois quarts d’entre eux ont joué un rôle influent au sein d’associations ou de groupes de réflexion conservateurs de premier plan, comme la Heritage Foundation, le Claremont Institute, la National Association of Scholars, le Heartland Institute, le Ludwig Von Mises Institute, l’Independent Institute et la Federalist Society, des think tanks qui, pour la plupart, se classent parmi les cinquante plus influents du pays.

Bien que ces universitaires trumpistes soient peu nombreux, leur influence publique est significative.

Neuf des universitaires trumpistes affichent des sympathies nationalistes blanches néo-confédérées : ils sont affiliés à la League of the South fondée par Clyde Wilson, professeur émérite de l’Université de Caroline du Sud, et à l’Abbeville Institute fondé par Donald Livingston, anciennement d’Emory University. Marshall DeRosa (Florida Atlantic University) a écrit dans un blog que la Confédération « incarnait une civilisation chrétienne avancée ». Walter Block (Université Loyola de La Nouvelle Orléans) affirme quant à lui que la guerre entre les États « n’avait pas été une “guerre civile” [à propos de l’esclavage] mais plutôt une guerre d’agression du Nord ». Enfin Paul Gottfried, émérite de l’Elizabethtown College en Pennsylvanie, regrette ces « monuments longtemps chéris [des dirigeants confédérés] que nos barbares modernes tentent d’oblitérer ».

Bien que ces universitaires trumpistes soient peu nombreux, leur influence publique est significative. Ils expriment leurs opinions de droite dans les sphères gouvernementales lors de témoignages publics ou en exerçant une fonction administrative, ou encore lors de commissions gouvernementales ou au sein d’organes consultatifs, tant au niveau des États qu’au niveau fédéral. Quinze d’entre eux ont soutenu un programme conservateur à la Commission américaine des droits civils en tant que membres nommés par les Républicains.

Cependant, bien qu’influents dans l’arène publique en tant que voix conservatrices, peu d’universitaires trumpistes ont exercé des rôles clés au sein de l’administration Trump. Contrairement à ses prédécesseurs, Trump a peu recruté dans la sphère de l’enseignement supérieur. Trumpistes fanfarons, certes, mais pas chefs de fanfare !

Comment ces universitaires justifient-ils leur soutien à Trump ? Aucun ne semble attiré par la personne de Trump. Leur soutien est instrumental, leur but étant de faire nommer des conservateurs dans les tribunaux, de lutter contre l’influence gauchiste et réformiste au sein du gouvernement, de réaffirmer le nationalisme et d’abolir le droit à l’avortement. Selon Daniel Bonevac (université du Texas-Austin), Trump a su identifier les « dangers d’une attitude mondialiste qui menaçait de réduire à néant les intérêts des États-Unis ».

Pour Michael Anton (Hillsdale College), Trump a su résister à « l’ambition dévorante de pouvoir absolu de la gauche [et] à son hostilité envers toutes les normes américaines et occidentales – constitutionnelles, morales, prudentielles ». Pour Angelo Codevilla, retraité de l’université de Boston, il représente « le seul bouclier […] contre l’expansion effrénée de la classe dirigeante ». Enfin, selon Marshall DeRosa (Florida Atlantic University), Trump est « un boulet de démolition » contre l’establishment politique de Washington.

Tout intellectuels publics favorables à Trump qu’ils soient, ces universitaires ont joué un rôle qui a bien d’avantage consisté à plaider en sa faveur qu’à proposer un cadre idéologique original pour guider le trumpisme. Dans son livre The Case for Trump, Victor Davis Hanson, émérite de l’université de Californie à Fresno et affilié à la Hoover Institution, passe plus de temps à s’attaquer aux ennemis de Trump qu’à fournir des idées pour son leadership. Les universitaires trumpistes ne sont pas des penseurs très respectés dans la sphère conservatrice américaine. Le trumpisme en tant que philosophie politique est un mélange de méfiance populiste envers les experts et les élites, de nativisme et de nationalisme.

On note par ailleurs que les questions qui animent avant tout de nombreux universitaires trumpistes sont spécifiques à l’enseignement supérieur : le politiquement correct, l’orientation sexuelle, la diversité et la discrimination positive. Pour Mark Bauerlein (Emory University), les universitaires sont pris en défaut : « Soit vous vous soumettez à la diversité, soit vous mettez en péril votre carrière universitaire. » Seul Trump est capable de lutter contre « les politiques identitaires [qui] ont pris le pas sur les normes académiques ».

Une bonne partie du soutien à Trump plonge sans doute ses racines dans les changements qu’a connu l’enseignement supérieur au cours des dernières décennies, à commencer par la mixité (gender diversity) autorisée par le fameux Title IX de 1972 et les manifestations estudiantines des années 1960. Nicholas Capaldi (George Mason University), par exemple, considère le politiquement correct comme un « libéralisme doctrinaire ». Daniel Bonevac affirme quant à lui que le « Title IX sert, sur les campus, à détruire les procédures régulières (due process) et étouffer la parole ».

À l’origine des préférences politiques de ces partisans de Trump se trouvent moins des questions d’ordre national ou mondial que ce que j’appelle la « culture politique du campus ». Comme l’a dit feu Tip O’Neill lorsqu’il était président de la Chambre des représentants, all politics is local – « toute politique est locale ». Pierre Bourdieu n’affirmait-il pas, dans Homo Academicus, que les luttes au sein du champ universitaire façonnent les prises de position politiques autant, sinon plus, que l’inverse ?

Ces universitaires adhèrent à la rage populiste et souhaitent qu’un « boulet de démolition » soit lancé contre les institutions établies, y compris l’université.

En dépit des nombreuses controverses qui ont agité la Maison Blanche sous Trump (tweets, mensonges, remous constants dans la West Wing, turnover élevé des conseillers, mise en accusation de plusieurs personnes nommées…), aucun de ces quatre-vingt dix-huit universitaires trumpistes n’a retiré son soutien au Président depuis l’élection de 2016.  Censés être des arbitres de la vérité, aucun n’a soutenu le premier ou le second impeachment de Trump. Quant à la gestion du coronavirus, Victor Davis Hanson, par exemple, estime que « les entrepreneurs et les individus nous sauveront mieux [que les] chercheurs d’élite ».

Leur soutien reste indéfectible malgré la défaite de Trump aux élections du 3 novembre, et même malgré l’assaut d’une foule de femmes et d’hommes blancs sur le Capitole le 6 janvier. Quatorze de ces universitaires trumpistes ont affirmé qu’il y avait eu fraude électorale et que l’élection avait donc été volée à Trump. Deux n’ont pas hésité à soutenir l’assaut sur le Capitole, y voyant l’expression de l’indignation populiste contre les élites politiques.

Douze ont cependant condamné l’assaut tout en défendant Trump. « Trump a été imprudent […] en appelant au rassemblement », devait reconnaître Charles Kesler de la Claremont Graduate University, en Californie, avant d’insister sur le fait que Trump n’avait pas incité à l’insurrection sur le Capitole. Près de la moitié d’entre eux sont restés silencieux sur Internet – chose inhabituelle pour des intellectuels publics.

Si les enseignants conservateurs – ainsi que certains progressistes – souhaitent un campus américain plus diversifié politiquement, ils ne se sont pas pour autant joints aux trumpistes en vue de détruire le système. Les universitaires trumpistes, eux, adhèrent à la rage populiste et souhaitent qu’un « boulet de démolition » soit lancé contre les institutions établies, y compris l’université.

Ils se sont donnés pour mission de faire reculer toutes les limites de la liberté d’expression individuelle, peu importe les conséquences dégradantes pour certains. Ils détestent la diversité progressiste. Ils ont soutenu le président sortant non pas par loyauté personnelle mais parce qu’ils y voyaient un moyen d’ébranler les fondements mêmes de nos systèmes d’éducation et politiques. Ce sont, désormais, des trumpistes sans Trump.

Ces universitaires représentent-ils une menace pour l’éducation progressiste ? S’ils remettent effectivement en question la politique des campus en faveur d’une plus grande inclusion sociale, cette remise en question fait pâle figure en comparaison des problèmes plus importants auxquels l’enseignement supérieur américain est aujourd’hui confronté : la hausse des frais de scolarité, la croissance spectaculaire des effectifs administratifs, la baisse des investissements octroyés aux départements universitaires ne bénéficiant pas de financements extérieurs, la création d’un énorme prolétariat universitaire d’instructeurs à temps partiel, et maintenant, bien sûr, le coronavirus.

Les universitaires trumpistes représentent-ils une menace pour la démocratie américaine ? S’ils contribuent assurément à la polarisation extrême qui caractérise actuellement la vie politique américaine, les racines de cette polarisation et son avenir ne résident pas dans les universités ou les think tanks conservateurs, mais dans le Parti républicain lui-même, parti qui a cultivé le soutien des populistes de droite au lieu de les marginaliser.

Les universitaires trumpistes ont ajouté leur voix au soutien du populisme de droite aux États-Unis, mais ce ne sont pas eux les véritables leaders. Aujourd’hui, la vraie menace pour la démocratie américaine vient des dirigeants du Parti républicain, des dirigeants qui cultivent la rage populiste et la dirigent contre le système électoral.

Article rédigé avec l’aide de Nicholas Rodelo. Traduit de l’anglais par Hélène Borraz.

 


[1] Frank Tipler développe une théorie basée évasivement sur le concept du « point Oméga » créé par le jésuite Pierre Teilhard de Chardin, dans laquelle il considère que l’évolution humaine parviendra à un stade ultime en tant que « superordinateur », qui sera capable de ressusciter les morts, dans son ouvrage de physique spéculative The Physics of Immortality, publié en 1994.

[2] Peter Navarro et Greg Autry, Death by China: Confronting the Dragon – A Global Call to Action, 2011, non traduit en français.

David L. Swartz

Sociologue, Chercheur au département de sociologie de l'université de Boston (USA)

Notes

[1] Frank Tipler développe une théorie basée évasivement sur le concept du « point Oméga » créé par le jésuite Pierre Teilhard de Chardin, dans laquelle il considère que l’évolution humaine parviendra à un stade ultime en tant que « superordinateur », qui sera capable de ressusciter les morts, dans son ouvrage de physique spéculative The Physics of Immortality, publié en 1994.

[2] Peter Navarro et Greg Autry, Death by China: Confronting the Dragon – A Global Call to Action, 2011, non traduit en français.