Prisons : la création de nouvelles places est-elle vraiment la solution ?
La privation de liberté est une peine en soi. Les personnes détenues vivent le choc de l’incarcération, une brutale interruption du cours ordinaire de la vie et la plongée dans un univers inhabituel, imprévisible et violent. Coupées de leur vie antérieure, elles mènent une vie artificielle, dans un espace limité, entre hommes (ou entre femmes) qu’elles n’ont pas choisis, loin de leurs proches. L’incarcération représente une épreuve au sens fort du terme avec l’expérience de l’enfermement qu’elle suppose et la remise en cause identitaire que provoquent l’arrestation et le dévoilement de la déviance aux yeux de tous.
Elle implique de multiples privations comme la privation d’intimité, de sécurité, d’autonomie, de biens, de relations hétérosexuelles. Et pour de nombreux détenus rencontrés, la privation d’autonomie est particulièrement pesante : l’empêchement d’agir par de multiples contraintes, la dépendance vis-à-vis du personnel pour des actes ordinaires de la vie courante, la demande d’autorisation des surveillants pour tout déplacement, la suspicion permanente, ou encore le risque de sanction.
À ces privations s’ajoutent des conditions de détention souvent indécentes, pour lesquelles la France a été condamnée, à plusieurs reprises, la dernière fois en 2020, notamment pour violation de l’article 3, établissant l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants.
C’est en maison d’arrêt, la prison-type qui constitue les trois quarts des établissements, que les conditions sont les pires. Les personnes y sont enfermées en cellule 22 heures sur 24, si l’on excepte le temps de promenade. Du fait de la rareté des activités, le temps passé en maison d’arrêt est généralement un temps d’attente, d’ennui, d’inoccupations alors qu’en établissements pour peines, les possibilités de travail, de formation et d’activités ou encore les larges créneaux de promenade permettent aux condamnés de passer du temps hors de leurs cellules. Et surtout, ils disposent dans ces établissements de cellules individuelles tandis que la surpopulation oblige les personnes incarcérées en maison d’arrêt à connaitre la promiscuité, à plusieurs par cellule.
Les pires conditions sont donc réservées aux personnes prévenues (pas encore jugées définitivement) ou condamnées à de courtes peines.
Seules les maisons d’arrêt sont concernées par la surpopulation. L’ajout d’une personne dans une cellule déjà trop petite, voire sur un matelas posé à même le sol, aggrave considérablement les conditions de détention déjà dégradées. Il n’est pas possible à chacun de disposer d’un lit, d’un tabouret, d’un espace à soi. On se gêne dès lors qu’on se déplace pour bouger, aller aux toilettes ou cuisiner. Si en temps ordinaire, les tensions concernant les odeurs (corporelles, de cuisine, de fumée…), le respect du silence (horaires de jour et de nuit, ronflements, réveil, musique ou télévision…) ou celui de l’intimité (tout se fait au vu et au su des co-cellulaires) ne sont pas rares en cellule, la promiscuité les accroit et engendre des violences.
À l’échelle de l’établissement, le surpeuplement allonge les listes d’attente pour l’accès aux activités, au travail ou aux formations et l’inoccupation d’un plus grand nombre de détenus contribue à l’augmentation des violences entre détenus, voire des agressions de personnels, comme l’a montré notre recherche La violence carcérale en question. Il dégrade aussi les conditions de travail des personnels.
L’augmentation de la population incarcérée ne vient pas d’une hausse brutale du nombre de crimes et délits.
L’annonce par le président de la République, en 2017 puis renouvelée en avril dernier, de 15 000 places supplémentaires semble donc une bonne nouvelle, qui doit permettre de lutter à la fois contre la surpopulation et contre les conditions de détention dégradantes. Selon le plan pénitentiaire décidé en 2018, d’ici 2022, 7 000 places seront livrées et les projets permettant la réalisation de 8 000 autres places seront lancés. Les spécialistes du monde carcéral savent par expérience que cette création de places ne permettra pas de résoudre la question de la surpopulation. D’abord, il faut le rappeler, parce que le surpeuplement n’est pas un phénomène exceptionnel, c’est un problème chronique.
Depuis 1875, le principe de l’encellulement individuel, pourtant affirmé et réitéré, n’a jamais été appliqué. On observe sur les trente dernières années que la France a engagé différents programmes, de 4000 places (programme en 1996) à 15 000 places (programme en 2018) et que les places créées ont toutes été occupées, sans qu’il ne soit possible d’assurer l’encellulement individuel des détenus.
Le parc pénitentiaire s’est étendu, proposant 61 080 places au 1er janvier 2020, mais il reste encore 1614 « matelas au sol » à cette date, 200 de plus qu’en 2019 (données de l’Administration Pénitentiaire). Et le taux de densité carcérale est encore de 138 % en maison d’arrêt. Il ne suffit donc pas de construire de nouvelles places pour résoudre un problème aussi structurel.
La construction de nouvelles places ne constitue pas des créations nettes, elle permet aussi la fermeture de prisons trop vétustes et de désengorger les établissements surpeuplés. Malgré la réalisation de programmes de construction, on compte quatre établissements avec une densité supérieure ou égale à 200 %, 43 établissements avec une densité comprise entre 150 et 200 %, et 75 établissements avec une densité entre 100 et 150 %.
Enfin, la population incarcérée augmente plus rapidement que le nombre de places créées. Elle a augmenté depuis 1975 huit fois plus vite que la population totale. Elle a ainsi doublé entre 1975 et 1995, passant de 26 000 à 56 000 détenus. Elle bat de nouveaux records : 68 000 détenus en 2013, 69 000 en 2016, 70 000 en 2017, 71 000 en 2019.
Faut-il en conclure que la société française connaît une forte hausse des crimes et délits ? La réponse est négative. L’augmentation de la population incarcérée ne vient pas d’une hausse brutale du nombre de crimes et délits. La période actuelle semble au contraire la moins meurtrière depuis le début du XIXe siècle. Le taux d’homicide pour 100 000 habitants a été divisé par cinq entre 1985 et 2015. Le nombre d’homicides a baissé depuis 2000 tout comme le nombre de vols avec armes à feu.
L’accroissement de la population carcérale n’est donc pas la conséquence d’une hausse de la criminalité, elle est davantage liée à la création de nouvelles infractions, par exemple en matière de lutte contre la « violence routière », ou de lutte contre les violences (urbaines, familiales, sexuelles…) et encore de lutte contre le terrorisme (par exemple, création de l’infraction d’apologie ou provocation au terrorisme (2012), d’apologie publique d’actes terroristes (2016), de consultation habituelle de sites terroristes (2017), etc). Il s’agit d’un « tournant punitif » dans une culture du contrôle selon l’expression de David Garland.
Outre le nombre croissant de personnes incarcérées, le durcissement des peines tend à ce qu’elles y restent plus longtemps. La loi sur la « perpétuité réelle » (février 2004), la loi sur la « rétention de sûreté » (février 2008), la loi de 10 août 2007 qui introduit un seuil minimal de peine pour les récidivistes ou encore la loi du 3 août 2018 qui renforce les peines en cas de violences commises sur un mineur de quinze ans, sur une personne vulnérable ou sur des professionnels (militaires, policiers, enseignants, etc.) contribuent à l’allongement des peines.
Et la manière de réagir « à chaud » aux évènements, dans une période pré-électorale, n’est pas bon signe. Jusqu’à la présidence de Nicolas Sarkozy, des lois d’amnisties collectives, souvent au moment du 14 juillet, ont permis de réguler la population. Et la crise sanitaire liée au Covid-19 a incité le gouvernement à prendre une ordonnance du 25 mars 2020 visant à la libération de 5 000 personnes en fin de peine, mais qui, additionnée à l’effet conjugué de la réduction de l’activité des tribunaux et de la baisse de la délinquance pendant le confinement, a conduit à une chute de la population carcérale de plus de 10 000 détenus en juillet 2020. Cette forte baisse n’a été cependant que temporaire.
D’autres pays ont posé la question inverse : n’y a-t-il pas trop de détenus pour un nombre limité de places ?
La création de nouvelles places de prison constitue donc une solution à la surpopulation, si l’on considère qu’il n’y a pas assez de places de prison en rapport au nombre de détenus. D’autres pays ont posé la question inverse : n’y a-t-il pas trop de détenus pour un nombre limité de places ? La manière de poser la question influence la manière d’y répondre. La France a plutôt choisi, tout comme le Royaume-Uni, la politique de l’offre en décidant de construire de nouvelles prisons. Cette politique a un coût, un coût en investissement immobilier et en fonctionnement qui absorbe une grande partie des moyens alloués à l’institution carcérale au détriment de ses autres missions. Et jusqu’où va-t-on poursuivre ce programme ?
Aux États-Unis, une « industrie de la punition » s’est développée avec un taux de détention sept fois supérieur au nôtre. D’autres pays européens ont choisi de réduire le nombre de détenus, d’abord en limitant les entrées ou en favorisant les sorties. Il est possible de limiter l’incarcération par la dépénalisation de certains délits, ceux liés à la toxicomanie comme en Italie ou en Espagne, par un moindre recours aux courtes peines comme en Suisse ou par le développement de peines de substitution comme en Finlande, où l’évolution du droit a restreint le recours à l’incarcération et où la modification de la culture des magistrats a permis, pour les petits délits, d’administrer plus de peines de travail d’intérêt général ou de mise à l’épreuve.
Il est aussi possible de contenir la hausse de la population carcérale en favorisant un recours croissant aux libérations anticipées. La mise en place d’une libération conditionnelle quasi automatique en Suède a ainsi facilité la libération de condamnés ayant purgé deux tiers de leur peine. L’Italie est le pays européen où le taux de détention a le plus rapidement diminué en trois ans (passant de 130 détenus pour 100 000 habitants en 2003 à 87 pour 100 000 habitants en 2006) pour se stabiliser tout comme l’Allemagne autour de 80 détenus, sans battre le record de la Finlande dont le taux de détention est le plus bas en Europe (58 détenus pour 100 000 habitants).
Ces pays ne souhaitent pas consacrer davantage de moyens aux prisons ou ont fait le choix d’incarcérer moins pour incarcérer mieux, y compris à coûts constants. Plutôt que d’assurer le gardiennage d’une masse d’individus dans la promiscuité, ils ont choisi de proposer des conditions de détention plus respectueuses de l’intimité et de la sécurité des personnes détenues, et de donner une finalité plus positive à l’incarcération. Les pays scandinaves ou l’Allemagne font le choix d’incarcérer peu de personnes, avec des taux de détention inférieurs à 80 détenus pour 100 000 habitants ; leur objectif est centré sur la réinsertion, la sécurité publique ne saurait être un objectif de l’exécution de la peine. Punir par l’enfermement n’est acceptable qu’à condition que cela soit compensé par une contrepartie positive.
La prison est en France une des institutions dégradantes de notre société démocratique : elle incarcère des personnes dans des conditions dégradées, elle contraint le personnel à assumer des tâches ingrates liées à la surveillance et à la punition, sans finalité positive, et elle produit des formes de stigmatisation, contagieuses pour tous ceux qui la côtoient et durables bien au-delà de l’incarcération. La prison remplit bien sa mission de garde si on l’évalue au faible nombre d’évasions mais elle y consacre l’essentiel de ses moyens au détriment de ses autres missions.
La mission dite de réinsertion, en vue « de préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue afin de lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la commission de nouvelles infractions » (article 1 de la loi pénitentiaire de 2009), qui légitime pourtant la peine de prison contemporaine, est résiduelle. Elle constitue une de ces « fictions nécessaires » auxquelles les professionnels ne peuvent renoncer sans que leur travail ne se vide de sens.
Activités, formations ou travail en atelier s’inscrivent surtout dans une logique « occupationnelle », pour passer le temps et non pour préparer la sortie. C’est pourtant à l’occasion de soins, de formation, du travail, des activités (sportives, culturelles ou artistiques) ou lors des suivis socio-éducatifs que des personnes, souvent blessées par la vie et stigmatisées par leurs actes, peuvent travailler la confiance en soi, réduire leurs addictions, construire un projet professionnel ou retisser des liens avec des proches.
Sans ce travail long et individualisé, il n’est guère possible d’éviter la récidive. Mais quand on sait que 200 personnes sortent chaque jour de prison, on comprend que les moyens consacrés à la réinsertion sont insuffisants. Les travailleurs sociaux sont six fois moins nombreux que les surveillants.
Nous semblons oublier que les personnes incarcérées ont vocation à sortir, y compris les condamnés à perpétuité, et que si elles ne sont pas préparées ou accompagnées dans le processus de réinsertion, elles risquent de récidiver. Constater le décalage persistant entre les conditions de détention et les exigences démocratiques nous invite à réfléchir au sens de la peine. C’est à nous de décider ce que nous voulons en faire.
NDLR : Corinne Rostaing vient de faire paraître Une institution dégradante, la prison chez Gallimard (collection NRF Essais).