Politique

Comment l’écologie pourrait recomposer l’Assemblée nationale

Environnementaliste

Les débats sur le projet de loi « Climat et résilience » révèlent des clivages profonds autour des enjeux écologiques. Tandis que certains imaginent une transition « par en haut » fondée sur l’innovation technologique, d’autres appellent à une transformation de la société « par en bas », davantage mue par l’innovation sociale et les changements de modes de vie. Et si ces visions opposées de la transition prenaient le relai d’un clivage droite/gauche à bout de souffle ?

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Les débats houleux qui agitent actuellement l’Assemblée nationale et le Sénat à propos du projet de loi « Climat et résilience » préfigurent-ils l’avenir de la politique ? Ce qui est certain, c’est que le productivisme qui a servi de socle idéologique à l’ensemble de la classe politique au XXe siècle paraît bel et bien sur le point de se briser sur le mur de l’urgence climatique. Qu’on le veuille ou non, ce séisme entraîne une recomposition idéologique qui dépasse largement les anciens clivages ayant prévalu jusqu’à présent en matière d’économie politique. Pour comprendre ce bouleversement, il faut brièvement revenir sur les principaux termes de l’équation de la transition écologique.

Population, modes de vie et technologie

Les environnementalistes ont l’habitude de définir l’impact d’une société sur l’environnement comme relevant de trois facteurs : la population (ce qui revient à se demander « combien nous sommes »), l’opulence (« combien nous consommons et selon quels modes de vie ») et enfin la technologie (c’est à dire « comment nous produisons, et avec quelle intensité énergétique et écologique nous le faisons [1] »). Toute politique écologique consiste à agir sur un ou plusieurs de ces trois leviers d’action.

Dans les pays riches, où la transition démographique est advenue depuis longtemps, chacun comprend que c’est essentiellement sur les deux autres termes de l’équation que la plupart des enjeux politiques portent réellement. Sommes-nous prêts à remettre en cause nos modes de vie, fondés sur la croissance continue de la production et de la consommation ? Ou préférons-nous miser sur l’innovation technologique pour réduire notre impact sur l’environnement ?

Les polémiques qui ont récemment occupé l’actualité médiatique et agité les bancs de l’Assemblée nationale sont la parfaite illustration de ce dilemme. Qu’il s’agisse de questionner l’intérêt de la 5G, de réduire la vitesse sur l’autoroute ou de diminuer la part de viande dans les cantines scolaires, le débat est fondamentalement toujours le même. Il oppose deux visions du monde qui ont en réalité peu à voir avec la droite et la gauche. Car en matière d’écologie, l’opposition s’opère davantage entre une transition « par en haut » versus « par en bas » [2].

Par en haut : conserver l’ordre social grâce à la technologie

D’un côté, la transition écologique « par en haut » correspond à une nouvelle forme de conservatisme que l’on pourrait qualifier de technologique. Pour ses partisans, qui ont longtemps considéré les défis environnementaux comme secondaires (lorsqu’ils ne les ont pas tout simplement niés), il s’agit à présent d’en admettre l’importance… mais sans remettre en cause l’organisation sociale qui a prévalu en Occident depuis les débuts de la révolution industrielle. Les productivistes de droite (capitalistes) et de gauche (socialistes et communistes) partagent en particulier cette conviction que l’économie doit être au cœur de l’organisation sociale, et que la croissance du produit intérieur brut mène irrémédiablement au progrès de l’humanité.

Persuadés que la crise écologique peut être résolue par quelques ajustements technologiques, les productivistes ont, depuis des décennies, mené des politiques climatiques d’une inefficacité spectaculaire. Après trente ans de négociations internationales sur le climat, largement dominées par la pensée productiviste la plus libérale, les émissions mondiales de CO2 ont ainsi augmenté de plus de 60 %. En France, comme dans beaucoup de pays riches, ces émissions ont légèrement baissé, mais essentiellement grâce à la délocalisation industrielle ; tant et si bien que notre empreinte carbone (qui intègre les émissions importées) n’a toujours pas diminué. Pour atteindre les objectifs auxquels nous nous sommes engagés, cette même empreinte carbone devra, dans les trente ans à venir, être divisée par huit !

Malgré cet échec historique, et en dépit de l’immensité du défi qui nous attend, la réponse productiviste reste invariablement la même, à savoir l’accélération technologique poussée à l’échelle planétaire. Aux États-Unis, où le président George Bush avait prévenu dès 1992, lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, que le mode de vie des États-uniens n’était pas négociable, les solutions sont aujourd’hui clairement posées sur la table. Qu’il s’agisse de massifier l’énergie nucléaire, de capturer à grande échelle le CO2, d’opacifier l’atmosphère pour réduire la température du globe ou encore de terra-former Mars pour en faire une planète de substitution, les conservateurs technologiques les plus extrêmes, comme Elon Musk ou Bill Gates [3], ne reculent devant aucune hypothèse. L’essentiel, pour eux, étant que l’organisation sociale reste absolument la même.

Par en bas : refonder le pacte social à l’aune des limites planétaires

Constatant l’échec de la stratégie productiviste, un nombre grandissant de voix proposent de résoudre la crise écologique en sortant de la société de surconsommation. Au lieu de fonder tous ses espoirs sur la technologie, cette transition suppose de mettre l’accent sur l’innovation sociale et politique. En particulier, il s’agirait de s’émanciper de la croissance, en fondant un nouveau pacte social remettant l’économie à sa juste place : c’est à dire au service de la société et de la nature, et non en les exploitant.

Cette perspective suppose ni plus ni moins de revenir sur le pacte productiviste qui lie depuis des décennies la droite et la gauche, et qui a été particulièrement bien décrit par André Gorz dès les années 1980 [4]. Cet accord tacite peut se résumer ainsi : puisque les gains de productivité générés par l’automatisation exigent toujours moins de travail humain, il convient de limiter la destruction d’emploi (et de garantir la rentabilité des investissements) en accroissant sans cesse la consommation. Pour sortir de cette société de croissance et de surconsommation, il faut donc rompre le pacte productiviste. Plusieurs chemins sont possibles.

Certains, s’inscrivant dans les pas d’André Gorz, proposent que les gains de productivité bénéficient à chacun grâce à l’institution d’un revenu universel et un partage plus équitable du travail. Combinée à une plus grande sobriété, cette solution mènerait progressivement à l’émancipation de la société du travail. D’autres, comme Pierre Rabhi, pensent qu’il faut abandonner certains gains de productivité qui ont détruit l’emploi et l’environnement, comme par exemple dans le secteur agricole. En consommant moins et en produisant mieux, il s’agirait de redonner du sens au travail tout en prenant soin de la nature.

Quelle que soit l’option privilégiée, force est de constater que ces idées avancent à grand pas dans la société. Comme l’illustre assez bien le documentaire à succès Demain, réalisé en 2015 par Cyril Dion et Mélanie Laurent, les innovations sociales s’inscrivant dans cette perspective écologique et sociale fleurissent un peu partout dans les marges de la société productiviste. Elles dessinent les contours d’une transition écologique citoyenne qui pourrait advenir « par le bas », en particulier si elles étaient encouragées par des politiques publiques adaptées.

Il faut traduire cette offre politique dans les urnes et les parlements

En s’imposant comme nouvelle matrice idéologique, l’urgence écologique pourrait être l’occasion de redonner une perspective passionnante à la politique. On peut même essayer d’imaginer les contours d’une Assemblée nationale ainsi recomposée.

En haut des bancs de l’Assemblée, LREM trônerait en maître incontesté du conservatisme technologique. En dépit des rapports d’expertise qui disent exactement le contraire, le président de la République ne cesse de répéter par exemple que les technologies numériques « vont nous permettre, beaucoup plus vite, de répondre aux défis climatiques ».

Prête à suivre Emmanuel Macron et Gérald Darmanin dans leur dénonciation des « Amish » et de « l’idéologie scandaleuse » des cantines sans viande, quasiment toute la droite serait à coup sûr présente elle aussi en haut des tribunes. Malgré son récent engouement pour les circuits courts (préférence nationale oblige) le RN ne manquerait pas à l’appel. En témoignent par exemple ses positions pro-nucléaires, ou encore sa dénonciation de plus en plus virulente de l’« écologisme » – ce nouvel ennemi de la France, que Marine Le Pen n’hésite pas à dépeindre comme « un fondamentalisme qui entend en finir avec les mœurs qui sont les nôtres ». Ce panel hétéroclite issu du centre et de la droite serait sans doute rejoint, sur sa gauche, par une fraction encore non négligeable du communisme et du socialisme productivistes, aujourd’hui en mal de réinvention.

En bas du Parlement, le paysage est plus incertain. Les Verts seraient évidemment au premier rang. Mais une partie grandissante de la gauche siègerait également dans le bas des tribunes. On y croiserait par exemple ces dissidents du Parti Socialiste qui, depuis quelques années, opèrent leur mue écologique autour de Benoît Hamon et de son projet de revenu universel. Plus encore, un courant sans doute majoritaire de la France Insoumise se retrouverait certainement dans certaines de ces valeurs : on pense notamment à François Ruffin, qui revendique régulièrement de « consommer moins et répartir mieux » et n’hésite pas à appeler, dans l’un de ses ouvrages, à un « front populaire écologique [5] ».

Plus au centre, il n’est pas impossible que cette vision d’une transition « par le bas » soit partagée également par les quelques marcheurs écologistes qui, pour beaucoup, ont pris leur distance avec le parti présidentiel et ses déclarations caricaturales sur l’écologie – celles-là même que Barbara Pompili a récemment qualifiées de « débats préhistoriques » .

Comme on le constate, les contours de cette hypothétique nouvelle Assemblée sont encore flous. Ce qui est clair, en revanche, c’est que la politique et la démocratie ont besoin de clivages. À force de mener les mêmes politiques économiques, la droite et la gauche de gouvernement ont fini par disparaître, laissant place à un affrontement aussi dangereux qu’artificiel entre mondialistes et nationalistes. À l’heure de l’urgence climatique, revivre un débat aussi stérile lors des prochaines échéances démocratiques serait désespérant.

Reste une question de taille, propre aux institutions françaises…

Comment imposer ce débat dans la présidentielle ?

S’ils veulent être sûrs de se retrouver au second tour des présidentielles, LREM et le RN auront tout intérêt à laisser croire que l’écologie est un enjeu secondaire, dont on peut aisément se débarrasser – par exemple en organisant un référendum fondé sur des questions consensuelles et sans impact concret, comme ces deux partis le proposent actuellement. Au contraire, mettre l’écologie au cœur des projets politiques permettrait de renouveler le débat démocratique en posant la question fondamentale du projet de société que nous désirons voir advenir pour éviter l’effondrement.

Mais face aux tenants de la « transition par en haut », les défenseurs d’une transition « par en bas » ont-ils une chance de se hisser au second tour de l’élection présidentielle ? Dans l’état actuel de nos institutions, c’est sans doute le seul moyen de faire vivre cet indispensable débat démocratique. Mais cela supposerait que les partis politiques favorables à cette option parviennent à s’entendre dès le premier tour, en établissant un front commun face à l’urgence climatique.

En seront-ils seulement capables ?


[1] Équation dite d’Ehrlich et Holdren, tirée originellement de Paul Ehrlich John Holdren, « Impact of Population Growth », Science, vol. 171, n° 3977

[2] Cette catégorisation est inspirée notamment de celle proposée par Romain Felli, Les deux âmes de l’écologie, L’Harmattan, 2009.

[3] Voir notamment le dernier ouvrage de Bill Gates, Climat : comment éviter un désastre. Les solutions actuelles, les innovations nécessaires, Flammarion, 2021.

[4] Voir en particulier André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, 1988 ; réédition Gallimard, 2004.

[5] François Ruffin, Il est où, le bonheur, Les Liens qui Libèrent, 2019.

Aurélien Boutaud

Environnementaliste, Chercheur associé au laboratoire Environnement, Villes et Sociétés du CNRS

Notes

[1] Équation dite d’Ehrlich et Holdren, tirée originellement de Paul Ehrlich John Holdren, « Impact of Population Growth », Science, vol. 171, n° 3977

[2] Cette catégorisation est inspirée notamment de celle proposée par Romain Felli, Les deux âmes de l’écologie, L’Harmattan, 2009.

[3] Voir notamment le dernier ouvrage de Bill Gates, Climat : comment éviter un désastre. Les solutions actuelles, les innovations nécessaires, Flammarion, 2021.

[4] Voir en particulier André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, 1988 ; réédition Gallimard, 2004.

[5] François Ruffin, Il est où, le bonheur, Les Liens qui Libèrent, 2019.