Et si l’on parlait d’islamismo-capitalisme ?
Comme beaucoup de mes collègues, je ne reconnais ni pertinence scientifique ni réalité sociale tangible ou substantielle à ce que ministres, responsables politiques, leaders d’opinion ou quelques rares universitaires, appellent, sans réflexivité aucune, « l’islamo-gauchisme ». Cette expression, aussi hasardeuse que douteuse, qui fait florès depuis quelque temps, est censée stigmatiser, improprement, une alliance entre l’extrême gauche (laquelle ?) et les islamistes (lesquels ?). Selon moi, c’est un serpent de mer. Le mot explique moins un phénomène objectivable, quantifiable, qu’il dénonce, disqualifie ou agonit des adversaires soupçonnés de complicité, au moins du point de vue moral, avec le djihadisme.
L’islamo-gauchisme : panique morale et miroir aux alouettes
Pour ma part, et je ne suis certainement pas le seul dans ce cas, j’y décèle une obsession, une de plus, au sujet de l’islam et des musulmans dont la fourberie et l’esprit de conquête seraient tels, qu’ils auraient réussi à rallier à eux une extrême gauche déboussolée, duplice et cynique, pour mettre communément à genoux la République. Seulement l’hydre islamiste, dans le regard et le discours de ceux qui prophétisent l’islamo-gauchisme, serait déjà présente dans les rangs des musulmans visibles ou conservateurs, voire politiquement contestataires, à l’instar de celles et ceux qui se mobilisent contre l’islamophobie, qui dénoncent éventuellement le racialisme, non pas parce qu’ils croient forcément en l’existence de « races » mais pour retourner le stigmate contre ceux qui, tout en déplorant ces catégories, soit nient la réalité de discriminations racistes, soit, pis, les perpétuent.
De mon point de vue, l’expression est symptomatique d’une panique morale qui se traduit, dans les temps confus actuels, par la crainte irraisonnée d’être ontologiquement, existentiellement, menacés par une minorité agissante qu’on qualifie volontiers d’islamiste sans être en capacité, là aussi, de définir rigoureusement ce que l’on entend par là. En d’autres termes, aucun de ceux qui usent de l’expression, ne sont véritablement en mesure de produire sérieusement la moindre preuve factuelle ou solidement documentée, d’une alliance durable ou significative, dans l’espace social et dans la durée, entre gauchistes et islamistes, a fortiori en France.
Alors, si, empiriquement, l’islamo-gauchisme n’est qu’un artefact, une vue de l’esprit, un instrument de disqualification sociale, pourquoi continuer d’en parler, y compris pour en discuter la (non)pertinence ? En en parlant ne court-on pas à cet égard un risque performatif, c’est-à-dire, in fine, de faire exister ce que l’on affirme ne pas exister, ou de concourir, purement et simplement, à la prophétie auto-réalisatrice Parce que, en effet, en en faisant un objet de controverse publique, même pour en nier l’effectivité, on peut donner le sentiment, bon gré mal gré, de vouloir occulter ou dissimuler un phénomène de société grave qui nous menacerait tous… en refusant de le nommer et partant de le traiter par la répression.
L’islamismo-capitalisme ou les affinités électives entre islamisme et capitalisme
Levons immédiatement toute ambiguïté dans le propos : l’islamisme, en France, n’est pas une « invention » des obsédés de l’islam et des musulmans… L’islamisme radical a tué, tue et peut encore tuer. Mais l’islamisme dans notre pays, qui est une forme parmi d’autres de politisation exacerbée de la religion musulmane, est à la fois à majorité légaliste et minoritaire parmi les musulmans en général et les musulmans socialement engagés en particulier. Par ailleurs, l’islamisme légaliste, par-delà les frontières hexagonales, se montre nettement plus capitalistophile que gaucho ou marxisto-compatible ! Je vais tacher de le prouver en quelques mots à partir de quelques exemples circonscrits.
En effet, dans mon récent ouvrage, Les (néo)Frères musulmans et le nouvel esprit capitaliste [1], j’essaie de montrer, d’une part, à partir de textes d’idéologues historiques du courant islamiste sunnite, Hassan al-Banna (1906-1949) et Sayyid Qutb (1906-1966) en particulier, et d’autre part, sur la base de discours et pratiques de néo-islamistes européens et arabes contemporains, que l’islamisme offre un double aspect : un tropisme hyper conservateur, rigoriste, condamnant ou critiquant de manière acerbe les valeurs libérales (liberté de pensée et d’expression, etc.) et un tropisme néo-libéral, considérant effectivement la réussite matérielle et l’enrichissement comme des signes d’élection divine, n’hésitant pas à convoquer, implicitement ou explicitement, des passages coraniques et prophétiques, soigneusement sélectionnés et interprétés, pour légitimer à la fois la stratification sociale, le gain et le productivisme :
« La main qui est au-dessus est meilleure que la main qui est au-dessous » ; « La nourriture la plus bénie est celle acquise à la sueur de son front. Le Prophète David mangeait de ce que produisaient ses mains » ; « Une fois la prière achevée, répandez-vous sur la terre, à la recherche des bienfaits de votre Seigneur, sans oublier d’en invoquer souvent le Nom ! Peut-être y trouverez-vous une source de bonheur (sourate 62, verset 10) ; « Dis-leur : « Agissez ! Dieu appréciera vos œuvres, ainsi que le Prophète et les croyants […] » (sourate 9, verset 105), etc.
Le sociologue et islamologue Maxime Rodinson (1915-2004), dans un ouvrage célèbre paru en 1966 (Islam et capitalisme, Le Seuil), a mis en évidence que ni l’islam historique ni l’islam des sources textuelles classiques (Coran et Sunna) n’ont été par principe hostiles à l’essor d’activités de type capitaliste, à l’enrichissement, à la propriété privée et au salariat, en dehors de la condamnation formelle du rîba (intérêt usuraire), bien que cette interdiction n’ait pas eu réellement d’effets pratiques, avec, entre autres, le développement grandissant de la finance islamique qui, aujourd’hui, y recourt de façon maquillée ou détournée, générant quelquefois des profits encore plus importants que la finance capitalistique classique.
L’islamisme est en quelque sorte la version aboutie ou paroxystique de logiques néo-libérales que l’islam historique n’a de toutes les façons jamais empêchées.
Les islamistes au pouvoir : l’alliance entre rigorisme et Capital
Que ce soit au Maroc, en Tunisie ou en Egypte, lorsque les islamistes gouvernent ou ont gouverné, se sont dégagées deux lignes de force jamais démenties jusqu’à ce jour : un rigorisme moral à toute épreuve, avec des tentatives réitérées, avortées ou non, soit d’extension des domaines d’islamité, soit de maintien de normes collectives contraignantes, limitant la liberté des individus, et une acceptation/accélération des dynamiques néo-libérales.
Le chercheur égyptien Khalil al-Anani souligne que les Frères musulmans égyptiens, en à peine une année d’exercice gouvernemental (2012-2013), développèrent le secteur privé, libéralisèrent l’économie et en appelèrent aux investissements étrangers… C’est également le constat dressé par le politiste Gilbert Achcar, chercheur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres, évoquant quant à lui un « capitalisme extrême » des Frères.
Avant d’être emprisonné dans les geôles du président-maréchal Abdelfattah al-Sissi, un cadre Frère musulman influent de la confrérie, Mohammed Khairat al-Chater, se déclarait ouvertement favorable à une minoration du rôle des syndicats dans l’Egypte post-révolutionnaire, tournant le dos aux revendications sociales à l’origine de la révolution du 25 janvier !
Les cas tunisien et marocain sont au demeurant en tout point comparables : au mieux, Ennahda en Tunisie ou le Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc, ne proposent, ou n’ont proposé, aucune véritable alternative au néo-libéralisme et à l’expansion du secteur privé ; au pire, ils l’accompagnent, ou l’ont accompagné, si besoin est en édulcorant leurs discours de promesses charitables, exhortant l’acteur économique et les personnes privées à éviter la corruption et à lutter contre.
Le PJD, aux commandes du gouvernement depuis 2011, a plutôt fait la part belle au secteur privé en démantelant le système global de subvention des prix, en suivant les recommandations du FMI, et en favorisant la liberté des prix érigée en véritable dogme tandis que 28 % de la population est pauvre, soit près de 28 millions de personnes dans un pays qui en compte un peu plus de 36 millions. Pour les islamistes, la pauvreté n’est pas véritablement une affaire d’État, de réformes sociales, etc., mais le produit et de la volonté divine et de rapports inter-individuels biaisés par l’avarice des individus, qu’ils soient politiques, opérateurs économiques ou personnes privées.
Comme l’ont souligné en 2009 Patrick Haenni et Husam Tammam (1972-2011) à propos des Frères musulmans égyptiens, mais dont les conclusions peuvent s’appliquer à l’ensemble de la mouvance islamiste légaliste, une confusion s’est installée chez beaucoup d’observateurs en raison d’une erreur d’appréciation : « Les multiples flirts entre la mouvance altermondialiste et les acteurs se référant à l’islam » témoigneraient « d’un virage à gauche ». Or « une telle vision repose d’abord sur une confusion entre deux fronts (l’alchimie du flirt tient plus de la lutte anti-impérialiste que de la lutte de classe). Elle oublie avant tout le malaise, aux racines à la fois sociales et théologiques, de l’islamisme sunnite face à la question sociale qui rend, à ce jour, improbable tout scénario de virage à gauche de leur part. »
Historiquement, Frères et néo-Frères musulmans, loin d’être comparables aux théologiens de la libération sud-américains qui alliaient conservatisme moral, aspiration à la libération des peuples du joug miliaire et élans en faveur des plus démunis, se sont toujours situés plutôt à droite de l’échiquier politique, prospérant, les concernant, « sur le cadavre en décomposition du mouvement progressiste [2] », puisqu’ils ont toujours lutté, sans pitié, contre la gauche et l’extrême gauche porteurs « d’un matérialisme athée », attentatoire selon eux aux musulmans et aux idéaux d’un islam à vocation intégrale ou totaliste : « […] Le programme des intégristes islamiques ne consiste pas en un ensemble de principes idéalistes visant à “un communisme d’amour” et émanant d’une communauté opprimée de pauvres vivant aux marges de leur société, communauté dont le fondateur devait être atrocement mis à mort par les pouvoirs en place […] Les intégristes islamiques ont plutôt en commun la détermination à instaurer un modèle de domination de classe, jadis « réellement existant », bien que mythologisé [3] […] »
L’islamismo-droitisme
Depuis plusieurs années que je suis les activités et le discours d’un certain nombre de prédicateurs musulmans français ou non d’orientation frériste, ainsi que des mobilisations qu’ils peuvent organiser ou auxquelles ils peuvent participer, plusieurs choses me sont apparues : un ancrage à droite, voire à l’extrême droite sur certaines questions identitaires, et une orientation néo-libérale.
En 2012, l’Union des organisations islamiques de France [4], dirigée aussi par des hommes d’affaires ou des dirigeants d’entreprises (ça ne s’invente pas !), s’est prononcée contre le Mariage pour tous avec des arguments étonnants: la crainte de légitimer par là même « zoophilie et polyandrie » prenant soin, d’ailleurs, de ne jamais évoquer la polygamie ; en 2014, Farid Belghoul, alors proche des réseaux Soral, initia des Journées de retrait de l’école (JRE) contre une prétendue « théorie du genre » que l’Éducation nationale enseignerait dans les écoles à l’insu des familles, apprenant aux enfants indifférenciation sexuelle et masturbation ; lors d’une conférence de presse organisée par la militante le 19 février 2014, on y trouvait, côte-à-côte, entre autres des membres de l’UOIF, Alain Escada, représentant l’association intégriste catholique Civitas, Christine Boutin du parti chrétien-démocrate, etc.
Et, à cette aune, si l’on troquait « l’islamo-gauchisme », pour l’islamisto-droitisme néo-libéral ?