Rediffusion

Propriété intellectuelle : à qui profite la science ?

Historien

Face à la lente production des vaccins contre la Covid-19, des voix s’élèvent pour réclamer la levée des brevets. Mais un rapide retour sur l’histoire de la propriété intellectuelle montre que la gratuité de la science n’est pas plus naturelle que sa clôture. La première peut conduire à une captation de sa valeur par d’autres acteurs que les chercheurs. La seconde peut freiner les collaborations et les échanges. Entre ces deux extrêmes, des choix sont faits qui conduisent toujours à se demander : à qui profite la science ? Rediffusion du 6 avril 2021

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« Quoi qu’on fasse, on se verra contraint de le reconnaître, la propriété littéraire et artistique porte dans ses plis la propriété scientifique : l’une amènera forcément l’autre. Après la propriété scientifique, nous aurons la propriété médicale. Qu’un médecin découvre un remède efficace contre la phtisie, lui et les siens seront seuls, peut-être pendant un siècle, autorisés à vendre la vie aux poitrinaires. »
Frédéric Mourlon, Examen du projet de loi sur la propriété littéraire et artistique, Maresq aîné, 1864.

Les propos que l’avocat Frédéric Mourlon publiait, il y a près de 160 ans, à l’occasion d’un débat sur le droit d’auteur, prennent aujourd’hui une dimension prophétique.

La préparation et la diffusion des vaccins contre la Covid-19 mettent en évidence l’importance du rôle de la propriété intellectuelle dans la valorisation de la recherche scientifique par les entreprises privées. Le développement des vaccins à ARN messager l’illustrent tout particulièrement : en 2005, Katalin Karikó et Drew Weissman, tous deux chercheurs de l’Université de Pennsylvanie aux États-Unis, prennent ensemble un brevet provisoire sur le rôle de l’ARN messager dans la réponse immunitaire au moment même où ils publient leurs travaux dans la revue Immunity.

C’est grâce à un jeu complexe, mêlant prise et vente de brevets, circulation des savants et des capitaux, que ces vaccins ont pu être préparés rapidement. Pourtant, face à leurs difficultés de production, un débat, peut-être encore trop discret, émerge à propos de la libération de ces brevets jugés préjudiciables aux exigences du moment. La propriété scientifique, ou le contrôle de la valeur et des profits dérivés de la recherche, s’avère tout à la fois un levier indispensable de l’innovation et un frein à sa diffusion indésirable.

L’histoire de la propriété scientifique s’inscrit dans le temps long et il n’est pas inutile de la rappeler pour bien comprendre la singularité du moment que nous traversons. En fait, la propriété scientifique naît avec « l’invention de la science » qui s’affirme au XIXe siècle lorsque l’activité des savants professionnels finit par être désignée comme telle, avec un grand S.

La volonté de contrôler les fruits de la production scientifique est déjà au cœur de la science en action. Les querelles autour de la paternité des découvertes sont fréquentes voire chroniques. Même si elles n’atteignent pas toutes l’intensité de la controverse autour de la découverte de Neptune, qui opposa en 1846 les astronomes Urbain Le Verrier et John Adams, elles relèvent toutes d’une économie symbolique qui permet de construire un ordre du savoir et de reconnaître un travail. Assigner un auteur à une découverte permet de donner à cette dernière un nom et une place dans le système de la connaissance. Elle valorise aussi l’effort de celle ou de celui qui en est à l’origine.

Pourtant, la propriété scientifique ne se limite pas à ce plan purement symbolique et relève aussi de considérations matérielles. Au milieu des années 1860 éclate un conflit entre Louis Agassiz, fondateur du Musée de zoologie comparée de l’Université Harvard, et son collaborateur James Clark, qui réclame à son patron la reconnaissance de sa propriété scientifique. Ce différend a pour toile de fond la publication de la monumentale Contributions à l’histoire naturelle des États-Unis d’Amérique, qui nécessite la mobilisation de crédits tant symboliques que matériels dont Agassiz se considère le pourvoyeur. En 1865, pour éviter toute concurrence possible, ce dernier réaffirme la propriété du musée qu’il dirige sur toutes les productions de ses employés. Le contrôle de la propriété scientifique est ainsi le meilleur moyen de protéger son entreprise savante qui se déploie toujours sur un plan symbolique et matériel.

Au reste, la valeur de la propriété scientifique n’est pas seulement limitée à la sphère savante. L’essor de l’industrie au XIXe siècle va de pair avec l’engagement de nombreux savants de métier dans des projets commerciaux. Cette implication pose avec une grande acuité la question du partage de la valeur des productions scientifiques.

Loin d’abandonner le terrain de la défense économique de leur propriété, certains savants tentent de faire valoir leurs droits. C’est ce qui explique que Pasteur ait souvent eu recours à des dépôts de brevets concomitants à ses publications savantes. Non seulement il s’agit d’empêcher que les « frelons de l’industrie » ne viennent déposer des brevets sur la base de découvertes scientifiques rendues disponibles par les savants, mais une telle démarche permet aussi de laisser ouverte la possibilité d’une aventure industrielle. En 1873, Pasteur franchit d’ailleurs le pas en créant une société sur la base de ses travaux sur la bière et montre jusqu’où peut mener l’esprit d’entreprise scientifique.

Aux industriels les profits et aux savants la gloire !

En fait, « l’invention de la science » comme fondement de la société industrielle laisse à la propriété scientifique une place ambivalente. Les savants tentent de défendre leur propriété scientifique, mais ils ne peuvent le faire de manière explicite car ils se battent en même temps pour le financement d’une science pas encore tout à fait reconnue comme une institution aux besoins légitimes. Comment faire valoir ses intérêts propres lorsque ceux de sa profession ne sont pas entendus ?

Cette contradiction explique donc cette défense discrète de la propriété scientifique. Elle explique aussi qu’à la faveur de guerres de brevets parfois féroces, la science finisse par être définie dans les prétoires comme un fonds commun et gratuit. Aux industriels les profits et aux savants la gloire ! Si elle résulte bien de la confrontation des intérêts, l’idée d’une gratuité de la science n’empêche ni les arrangements discrets ni l’apparition des premières initiatives visant à financer la recherche scientifique en tant que telle.

Cette évolution vient cependant susciter des problèmes nouveaux.

L’essor des structures de recherche-développement dans les grandes entreprises, à l’image du laboratoire de recherche de General Electric, créé en 1900, ou la mise en place de partenariats entre les scientifiques, les industriels ou l’État reposent le problème de la propriété des découvertes scientifiques susceptibles d’applications industrielles. Ce dernier est d’autant plus aigu que les grandes entreprises accroissent le contrôle de l’activité inventive de leurs salariés et qu’elles utilisent la propriété intellectuelle pour imposer des monopoles.

Dans ce nouveau contexte, qui émerge à la veille de la première guerre mondiale, des formes institutionnelles inédites apparaissent. En 1904, Paul Ehrlich, prix Nobel de médecine quatre ans plus tard, assure la direction d’un laboratoire financé par une fondation privée pour pouvoir prendre les brevets réclamés par ses partenaires industriels. C’est sur la base de cet accord que le traitement anti-syphilitique Salvarsan est mis au point en 1909, avant d’être commercialisé par l’entreprise Hoechst. Aux États-Unis, en 1912, la création de la Research Corporation doit permettre la valorisation des brevets tirés de la recherche scientifique : plusieurs universités états-uniennes y auront recours pendant l’entre-deux-guerres.

Il est intéressant de remarquer qu’à la veille de la première guerre mondiale, alors que les communautés scientifiques possèdent une taille dérisoire par rapport à celles d’aujourd’hui, la question de la valorisation de leurs travaux est déjà au cœur des évolutions du capitalisme.

La Grande Guerre va d’ailleurs en apporter une preuve par l’absurde qui fait écho à la situation actuelle. Non seulement le conflit est l’occasion d’une mobilisation inédite des milieux scientifiques, mais encore la question de la propriété scientifique apparaît en creux. La protection de cette dernière n’est pas mise entre parenthèses par le conflit. Paul Langevin, par exemple, ne manque pas de protéger ses travaux sur la détection sous-marine par un brevet.

Par ailleurs, certains États n’hésitent pas à suspendre les droits de propriété intellectuelle pour faire face aux nécessités sanitaires ou militaires. Confrontés à des problèmes d’approvisionnement de produits chimiques ou pharmaceutiques, comme le Salvarsan, les États-Unis en viennent à exproprier plusieurs milliers de brevets détenus par des entreprises d’origine allemande. Cette action est au fondement du renouveau de l’industrie chimique états-unienne aux lendemains du conflit.

La gratuité de la science peut conduire à une captation de sa valeur par d’autres acteurs que les chercheurs.

Aux lendemains de la première guerre mondiale, la propriété scientifique est bien devenue un enjeu du développement d’un capitalisme de plus en plus dépendant des progrès de la recherche. Elle devient même l’objet de débats intenses au sein des organismes internationaux encadrant le nouvel ordre mondial, qu’il s’agisse de la Société des nations, du Bureau international du travail ou de l’Institut international de coopération intellectuelle, l’ancêtre de l’actuelle Unesco.

Lancé en France, ce mouvement vise à obtenir la reconnaissance de la propriété scientifique dans le droit positif, à l’instar du droit d’auteur ou de la propriété industrielle. Malgré le soutien de grandes figures comme Marie Curie, le projet fait l’objet d’une certaine méfiance dans les pays anglophones et d’une opposition farouche des milieux économiques qui y voient une menace pour leurs profits.

Malgré son échec, cette controverse contribue largement à poser la question de la valeur et du financement d’une recherche scientifique qui a changé d’échelle entre les deux guerres. Bien entendu, la question se pose différemment selon les pays et selon les disciplines.

Aux États-Unis, où les universités adoptent précocement des politiques de recours aux brevets d’invention, les milieux médicaux se montrent extrêmement réservés quant à l’opportunité de breveter des procédés qui devraient, selon eux, être mis à disposition de tout le monde. Cette hésitation n’empêche toutefois pas le recours ponctuel à la propriété intellectuelle pour créer un monopole qui permette de s’assurer de la qualité de la production.

En France, l’une des premières tâches du Centre national de la recherche scientifique créé en 1939 sera de gérer les brevets de Hans Halban, Frédéric Joliot-Curie et Lew Kowarski sur l’énergie atomique. Ces derniers joueront un rôle essentiel dans le développement de l’industrie nucléaire en France. À la veille de la seconde guerre mondiale, même si elle n’est pas devenue un type de propriété intellectuelle intégrée au droit positif, la propriété scientifique s’affirme comme un levier fondamental d’une recherche de plus en plus impliquée dans le développement économique.

Cette histoire continue pendant la seconde guerre mondiale et au-delà. Au cours de la guerre, les États-Unis procèdent à l’expropriation massive des brevets détenus par des entreprises allemandes ainsi qu’à celle du copyright des éditeurs scientifiques allemands.

Par la suite, la Big Science continue d’être traversée par de tels questionnements sur le partage sur la valeur de la recherche. Dans un régime de croissance économique de plus en plus intensive, le lien entre les organismes de recherche et les entreprises suppose une régulation de la propriété scientifique (même si l’expression n’apparaît plus guère dans le discours).

La loi britannique sur le développement des inventions de 1948 se situe dans le prolongement des initiatives prises pendant l’entre-deux-guerres. Le problème de la propriété scientifique – rebaptisé « droit du savant » – réapparaît aussi à l’Unesco au milieu des années 1950. Aux États-Unis, la hausse des financements fédéraux de la recherche et des contrats avec les entreprises privées conduit à s’interroger sur le recours à la propriété intellectuelle entre différents partenaires.

Si les agences fédérales parviennent un temps à donner le la, leur influence est progressivement remise en cause par les entreprises voire par les universités elles-mêmes. C’est là l’origine du fameux Bayh-Dole Act de 1980 qui permet aux universités et aux petites entreprises de prendre des brevets à partir de travaux de recherche financés par le gouvernement. Cette loi, qui apparaît souvent comme l’un des marqueurs de l’émergence d’un régime néo-libéral de la science, est, en fait, la résultante d’un mouvement de long terme.

La gratuité de la science n’est pas plus naturelle que sa clôture.

Bien sûr, il existe de grandes différences entre les débuts de l’institutionnalisation de la recherche et la situation actuelle.

L’interpénétration des activités économiques et de la recherche a sans conteste été rendue plus forte par le développement des marchés financiers ou par les mutations de la propriété intellectuelle. Mais l’analyse de l’histoire des débuts de la recherche scientifique montre bien que la question du partage des produits de la science va de pair tant avec son institutionnalisation qu’avec son intégration dans le développement économique.

Un tel constat invite tout d’abord à considérer le double travail des acteurs scientifiques sur le terrain de la construction des connaissances, bien sûr, et aussi sur celui de la quête des ressources matérielles. Le contrôle de la valeur des profits dérivés de la recherche se fait toujours sur deux plans, symbolique et matériel, même lorsque l’on prétend se situer seulement le premier.

De là, il découle que la gratuité de la science n’est pas plus naturelle que sa clôture. La première peut conduire à une captation de sa valeur par d’autres acteurs que les chercheurs. La seconde peut freiner les collaborations et les échanges. Entre ces deux extrêmes, des choix sont faits qui conduisent toujours à se demander : à qui profite la science ?

La réponse n’est jamais unique, ni invariable. Elle dépend tout d’abord d’un environnement institutionnel, qu’il s’agisse de l’organisation de la recherche ou du droit de la propriété intellectuelle, par exemple. Elle dépend aussi du rapport de force que les acteurs scientifiques peuvent instituer avec les acteurs économiques et politiques.

Quand elle est aux mains des savants eux-mêmes, la propriété scientifique peut être un levier dans la négociation avec d’autres. Il n’en va pas nécessairement de même lorsqu’elle est déjà prise en charge par des institutions de recherche où les chercheuses et les chercheurs n’ont pas toujours voix au chapitre. En effet, le rapport de force est aussi interne au champ scientifique car les profits, qu’ils soient symboliques ou matériels, sont rarement répartis de manière égalitaire entre les différents collaborateurs de la science en action.

À ces inégalités de ressources correspondent parfois des inégalités de pouvoir. À cet égard, les vedettes des start-ups d’aujourd’hui cachent souvent des travailleurs intellectuels anonymes et les récits qui fleurissent actuellement sur les héros de l’ARN messager, prompts à vanter les mérites de ces entrepreneurs académiques, laissent souvent dans l’ombre les collectifs qui ont rendu leurs succès possibles [1].

Pour savoir qui possède la science, il n’est alors pas inutile de se demander qui l’exploite.

NDLR : Gabriel Galvez-Behar a récemment fait publier Posséder la science. La propriété scientifique au temps du capitalisme industriel, aux éditions de l’EHESS.

Cet article a été publié pour la première fois le 6 avril 2021 dans le quotidien AOC.


[1] Il est tout à fait symptomatique que, sur les quatre auteurs de l’article clé publié en 2005 par Immunology, seuls Katalin Karikó et Drew Weissman soient mentionnés comme inventeurs dans le brevet publié à la même date puis dans les histoires relatives à la découverte. Les deux autres auteurs sont Michael Buckstein et Houping Ni.

Gabriel Galvez-Behar

Historien, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lille (UMR IRHIS) et doyen de la Faculté des Humanités

Notes

[1] Il est tout à fait symptomatique que, sur les quatre auteurs de l’article clé publié en 2005 par Immunology, seuls Katalin Karikó et Drew Weissman soient mentionnés comme inventeurs dans le brevet publié à la même date puis dans les histoires relatives à la découverte. Les deux autres auteurs sont Michael Buckstein et Houping Ni.