Rediffusion

Islamo-gauchisme, histoire d’un glissement sémantique

Politiste

Face au tollé déclenché par la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal, en février dernier, annonçant son intention de demander une enquête sur « l’islamogauchisme » à l’université, le CNRS a rappelé dans un communiqué que ce terme ne correspondait à aucune réalité scientifique. S’il reste difficile de remonter à l’origine exacte de l’expression, il semble que la lecture tronquée d’un texte publié par le leader d’un mouvement trotskiste anglais en constitue la première étape. Une seconde étape a été l’apparition de glissements sémantiques qui, d’une part, font des musulmans le nouveau prolétariat et, d’autre part, associent toute structure en lien avec l’islam à de l’islamisme. Rediffusion du 22 février 2021

Le prolétariat et le prophète, publié en 1994 par Chris Harman, leadeur du SWP (Socialist Workers Party [1], mouvement trotskiste au Royaume-Uni), est souvent considéré par les pourfendeur·se·s de l’islamo-gauchisme comme la preuve manifeste de la « complaisance » d’une partie de la gauche radicale avec le projet islamiste [2].

Dans son livre Un racisme imaginaire (Grasset, 2017), Pascal Bruckner considère ainsi qu’Harman « prône une alliance entre militants de gauche et associations musulmanes radicales qu’on aurait tort, selon lui, de qualifier de rétrogrades ». Or, si on prend le temps de lire ce texte d’environ quatre-vingts pages, on décèle une position beaucoup plus nuancée, une accumulation d’affirmations simplistes au sujet de la nature intrinsèque de l’islam et une analyse assez fine de la multiplicité des positionnements des mouvements issus de l’islam politique en Iran, au Soudan ou en Égypte.

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Harman considère que la gauche n’a pas su réagir à l’émergence de l’islam politique. Selon lui, deux positions auraient alors vu le jour à gauche. La première a perçu dans ces mouvements une évolution contemporaine du fascisme alors que la deuxième les a définis comme une réaction progressiste et anti-impérialiste de la part des dominé·e·s. Harman renvoie dos à dos ces deux analyses : la première a conduit des mouvements de gauche à soutenir des régimes autoritaires ; la seconde a donné lieu à une coupable absence de critiques sur le plan idéologique entre la gauche et les forces de l’islam politique.

Harman montre ensuite que les mouvements islamistes ont souvent divergé sur les stratégies politiques à adopter (notamment sur l’usage de la violence politique) et qu’ils ont pu, selon le contexte, soit canaliser le mécontentement populaire et en tirer profit, soit se satisfaire d’une attitude complaisante avec les régimes autoritaires en n’obtenant que des transformations à la marge (en particulier par rapport à la structuration des classes sociales).

Selon


[1] Le SWP a toujours été une force politique presque anecdotique dans le paysage politique au Royaume-Uni, faisant état d’environ trois-mille membres à ses heures les plus fastes. D. Boothroyd, The History of British Political Parties, Politico’s, 2001.

[2] G. Brustier, « La tentation islamiste de l’extrême gauche britannique », Slate, 27 novembre 2017. Ce texte n’est pas à une contorsion historique près. On y lit que « Ken Livingstone incarne à lui seul l’application électorale de la stratégie portée par le SWP. S’appuyant sur ce dernier, il obtient le soutien des milieux islamistes et dirige pendant huit ans la ville de Londres ». Or, Livingstone, député du Labour, obtient le mayorat de Londres en 2000 et ce n’est qu’en 2004, dans le sillage de la War on Terror, qu’il consulte plusieurs organisations musulmanes parmi lesquelles la Muslim Association of Britain dont le positionnement politique peut être qualifié d’ambigu entre condamnation du terrorisme et reconnaissance explicite de liens avec les Frères musulmans.

[3] A. Del Valle, E. Razavi, Le Projet : La stratégie de conquête et d’infiltration des Frères musulmans en France et dans le monde, L’Artilleur, 2019.

[4] B. Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, PUF, 2020. Voir tout particulièrement les chapitres 1 et 3.

[5] Un bel exemple avec la carte de l’islamo-gauchisme en France publiée sur le blog « Lieux Communs – Site indépendant et ordinaire pour une autotransformation radicale de la société ». En Belgique, un exemple édifiant est constitué par l’Observatoire des fondamentalismes, association de fait qui n’a d’observatoire que le nom, et qui appelle ouvertement à la délation sur sa page Facebook.

Corinne Torrekens

Politiste, professeure de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles

Notes

[1] Le SWP a toujours été une force politique presque anecdotique dans le paysage politique au Royaume-Uni, faisant état d’environ trois-mille membres à ses heures les plus fastes. D. Boothroyd, The History of British Political Parties, Politico’s, 2001.

[2] G. Brustier, « La tentation islamiste de l’extrême gauche britannique », Slate, 27 novembre 2017. Ce texte n’est pas à une contorsion historique près. On y lit que « Ken Livingstone incarne à lui seul l’application électorale de la stratégie portée par le SWP. S’appuyant sur ce dernier, il obtient le soutien des milieux islamistes et dirige pendant huit ans la ville de Londres ». Or, Livingstone, député du Labour, obtient le mayorat de Londres en 2000 et ce n’est qu’en 2004, dans le sillage de la War on Terror, qu’il consulte plusieurs organisations musulmanes parmi lesquelles la Muslim Association of Britain dont le positionnement politique peut être qualifié d’ambigu entre condamnation du terrorisme et reconnaissance explicite de liens avec les Frères musulmans.

[3] A. Del Valle, E. Razavi, Le Projet : La stratégie de conquête et d’infiltration des Frères musulmans en France et dans le monde, L’Artilleur, 2019.

[4] B. Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, PUF, 2020. Voir tout particulièrement les chapitres 1 et 3.

[5] Un bel exemple avec la carte de l’islamo-gauchisme en France publiée sur le blog « Lieux Communs – Site indépendant et ordinaire pour une autotransformation radicale de la société ». En Belgique, un exemple édifiant est constitué par l’Observatoire des fondamentalismes, association de fait qui n’a d’observatoire que le nom, et qui appelle ouvertement à la délation sur sa page Facebook.