Rediffusion

Les brouteurs ivoiriens : une cybercriminalité décoloniale ?

Historienne

À l’heure où les études post-coloniales développées par les sciences humaines et sociales font l’objet d’attaques politiques, il paraît nécessaire de rappeler leur pertinence pour saisir les rapports sociaux, la construction des imaginaires, les contextes sociopolitiques dans lesquels les interactions sociales se tissent et prennent sens. Il en va ainsi par exemple de « l’arnaque à la nigériane », forme bien particulière de cybercriminalité qui révèle une intrication complexe entre attaque du néocolonialisme et réappropriation d’un discours porté sur l’Afrique. Rediffusion du 10 mai 2021

Tribunal judiciaire de Paris, 26 février 2021. Vincent Bolloré reconnait avoir financé la communication du président togolais Faure Gnassingbé lors des élections de 2010 en échange de l’attribution d’une concession de 35 ans du port de Lomé. En 2019, pour une affaire de corruption concernant le port de Conakry (Guinée), il avait bénéficié de la prescription. À la stupéfaction de la salle, son « plaider coupable » n’est pas homologué, le renvoyant à un probable procès correctionnel.

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Au même moment, cyber-café d’Abidjan. Petit Robot Western Union converse avec les tristes dupes d’un « faux de l’amour » (il leur demandera bientôt de l’argent pour un parent malade) et envoie des centaines d’arnaques par mail vers la France : des « made in Lagos » (un opposant politique sollicite de l’aide pour fuir son pays) ou bien des arnaques « à la nigériane » (une expatriée agonisante propose un don juteux). Dans cet « openspace à l’ivoirienne » saturé de coupé-décalé, il retrouve d’autres jeunes brouteurs – mangeant la laine sur le dos de leurs victimes – issus des quartiers pauvres de la métropole.

Qu’y a-t-il de commun entre le multimilliardaire français et le cybercriminel ivoirien ? Les accusations de pratiques frauduleuses – « abus de confiance », « faux et usage de faux » – sans doute, mais bien davantage un contexte sociopolitique, celui de l’Afrique de l’Ouest post-coloniale. À leurs manières, ils s’en servent, s’en jouent, le subvertissent, pour parvenir à leurs fins.

Les enjeux diffèrent cependant et se résument à deux préfixes : néo-colonial et dé-colonial. D’un côté, la reconfiguration des ingérences et de la domination françaises sur ses anciennes colonies africaines. De l’autre, l’émergence de discours et pratiques émancipatoires, aussi criminelles soient-elles, au sein de la jeunesse pauvre ivoirienne.

À l’heure où les études post-coloniales développées par les sciences humaines et sociales font l’objet d’attaques politiques – notamment sur la chaîne CNews détenue par Vincent Bolloré –, il paraît nécessaire de rappeler leur pertinence pour saisir les rapports sociaux, la construction des imaginaires, les contextes sociopolitiques dans lesquels les interactions sociales se tissent et prennent sens.

Un des premiers impératifs semble être celui de prendre au sérieux les acteurs sociaux, quelles que soient leurs origines, leurs modalités d’actions et aspirations, afin d’appréhender ces phénomènes contemporains dans toute leur pluralité.

Aussi l’histoire de la cybercriminalité ivoirienne ne peut-elle faire l’économie d’une analyse des motivations et pratiques des brouteurs en se limitant aux rapports d’Interpol, aux législations mises en place par les États ou aux témoignages des victimes. Elle invite à considérer le point de vue des escrocs, la dimension politique de ce banditisme, à interroger son opportunisme également, sans qu’il ne revienne aux chercheur·es d’en faire l’éloge ou de le condamner.

Cette démarche tend à réinsérer les cybercriminels ivoiriens ainsi que leurs victimes françaises dans une trame sociohistorique dense, dans des jeux de miroirs qui portent à penser les liens post-coloniaux au carrefour des histoires individuelles et collectives.

L’arnaque « à la nigériane » : un observatoire des relations post-coloniales

Depuis les années 2000, la cybercriminalité ivoirienne s’est développée dans le sillage des Yahoo boys nigérians, venus s’installer à Abidjan pour fuir la répression dans leur pays et trouver de nouveaux débouchés francophones. Dix ans plus tard, Interpol et l’Observatoire national (français) de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) tirent la sonnette d’alarme : « L’Afrique noire développe une véritable culture de l’escroquerie en ligne [1] ».

En partenariat avec la France, pays cible des attaques, la Côte d’Ivoire développe alors des dispositifs législatifs et policiers pour combattre cette nouvelle menace. Pourtant, la cybercriminalité la plus offensive provient du Nord (États-Unis et Europe de l’Est) et est parfois même soupçonnée d’être directement soutenue par des États (Chine et Russie notamment). Alors pourquoi ces craintes croissantes d’une montée en puissance de la cybercriminalité africaine ?

Les procédés techniques et très lucratifs, comme le rançongiciel récemment mobilisé contre des mairies ou des hôpitaux, ne sont que très marginalement utilisés par les cyber-escrocs ivoiriens qui ont privilégié jusqu’ici l’ingénierie sociale. Cette méthode de manipulation psychologique nécessite un échange entre l’escroc et sa victime.

Elle se fonde sur des procédés simples, mais éprouvés, qui permettent la fabrique de l’empathie et de la confiance, gages d’une réussite de l’escroquerie. L’arnaque « à la nigériane » en est un exemple particulièrement intéressant en ce qu’elle nécessite l’élaboration d’un espace narratif constituant un observatoire privilégié des relations post-coloniales.

Diffusée dès les années 1980 par fax depuis le Nigéria, elle s’est répandue au cours des années 2000 vers des pays francophones, par mail essentiellement, depuis l’Afrique de l’Ouest. Sans doute est-elle l’héritière de procédés plus anciens encore, comme la « lettre de la prisonnière espagnole » du XVIe siècle et la « lettre de Jérusalem » du XVIIIe siècle, fonctionnant aussi sur le modèle de la fraude à l’avance de frais.

C’est donc moins ici l’invention d’une entourloupe que sa reconfiguration qui fait de l’arnaque « à la nigériane » un cadre pertinent pour saisir les enjeux sociopolitiques de la cybercriminalité ivoirienne et ce qu’elle dit de nous, destinataires du Nord et bandits du Sud.

Lisons, pour commencer, l’un de ces mails frauduleux peuplant les spams de nos messageries électroniques aux côtés de publicités pour du Viagra, d’annonces de loteries alléchantes et autres plaisirs internautiques [2] :

« À votre attention,

Je tiens dans un premier temps à m’excuser pour cette intrusion dans votre vie, vu que nous ne nous connaissons pas et même si j’avoue que cela est très important pour moi. Je suis Marie Ducloue, d’origine Française, née le 13 Juin 1967 à Auzielle à Toulouse.

Je souffre d’un cancer à la gorge depuis maintenant plus de 2 ans et demi et là malheureusement, mon médecin traitant vient de m’informer que je suis en pleine phase terminale et que mes jours sont comptés du fait de mon état de santé assez dégradé.

Je suis veuve et je n’ai pas eu la chance d’avoir des enfants, ni de proche, chose que je commence à regretter amèrement.

La raison pour laquelle je vous contacte, est que je souhaite faire Don d’une grande partie de mes biens vu que je n’ai personne qui pourrait en hériter. J’ai presque vendu toutes mes affaires dont une compagnie de location de yacht de luxe, une sidérurgie et une usine de transformation d’or brut en raffiné en Afrique où je vis depuis maintenant 25 ans.

Une grosse partie de tous ces fonds récoltés a été versée auprès de différentes associations à caractères humanitaires un peu partout dans le monde mais surtout ici en Afrique.

Pour ce qui est du reste de la somme, qui s’élève exactement à Un million trois cent dix-huit mille cinq cent vingt Euro (1.318.520€) sur un Compte Personnel Bloqué. Mon dernier souhait serait de vous en faire don, afin que vous puissiez investir une partie dans votre secteur d’activité et surtout dans l’humanitaire, aider les personnes en difficultés.

Je suis tout à fait consciente de ce que je compte faire et je crois malgré le fait que nous ne nous connaissons pas, vous saurez faire bon usage de cette somme. Je vous prie donc de bien vouloir accepter ce legs sans toutefois ne rien vous demander en retour si ce n’est de toujours penser qu’à faire le bien autour de vous, chose que je n’ai pas su faire durant mon bon état de santé. Et pour ne pas que mes avoirs deviennent la propriété de ce gouvernement ou je réside actuellement.

Ceci dit, étant rassurée d’être tombée sur une personne responsable et surtout de bonne foi, je vous demanderai de bien vouloir me recontacter au plus vite afin de vous mettre en contact avec le notaire qui s’occupera de la procédure de cette donation et du transfert des fonds jusqu’à vous.

Chaleureusement,

Marie Ducloue »

Le néocolonialisme comme cadre de l’arnaque

L’arnaque « à la nigériane » nécessite que les brouteurs prennent l’ascendant et exercent une emprise psychologique sur le mugu (pigeon en bambara). Elle raconte donc une histoire censée nous toucher, nous, internautes du Nord, susciter notre adhésion et empathie, mais elle doit aussi paraître vraisemblable.

Dans cette entourloupe, le cadre choisi est celui de l’Afrique de l’Ouest, où les cyber-escrocs narrent les turpitudes d’expatriées (les femmes suscitant davantage de compassion), généralement françaises, installées dans les années 1980-1990. Si certains détails changent à la marge, l’armature narrative se répète dans d’interminables copier-collers.

Dans les récits des expatriées, les fortunes amassées en contexte post-colonial témoignent d’une forme de permanence des processus de désappropriation des populations locales initiés par le fait colonial. L’or, le bois, le café, le cacao, le coton, le pétrole, l’huile de palme ou la bauxite sont autant de richesses naturelles extraites que l’arnaque donne à voir. D’autres ont officié dans les métiers de l’international et leurs connexions possibles avec le monde politique, et parfois même dans la revente d’armes.

Les Français·es n’ignorent rien des rapports étroits entretenus avec certains gouvernements africains – la Françafrique –, de l’implantation de firmes telles que Total ou Bolloré Africa Logistics et des profits de leur pays dans le commerce d’armement. Ce contexte économico-politique constitue un cadre partagé par les internautes du Nord et par les brouteurs qui voient les princes dans leurs 4×4 étincelants traverser la métropole abidjanaise.

Or ces expatriées richissimes sont seules, veuves sans enfants, et donc sans héritiers, et agonisent généralement d’un cancer de la gorge expliquant qu’elles ne puissent s’entretenir au téléphone, ce qui protège les brouteurs d’un traçage ou d’un appel impromptu alors qu’ils s’égaillent dans un maquis. Dans l’arnaque, le cancer est le nœud du drame, celui qui porte à l’introspection. Aux prises avec cette maladie, les agonisantes sont enclines à la générosité, au don et manifestent aussi un désir de postérité.

L’urgence de la mort, son inéluctabilité également, expliquent l’interpellation des internautes. Quelle maladie suscite au Nord davantage d’empathie ? Qui ne pourrait être touché par cette femme s’apprêtant à mourir, seule, dans son lit d’hôpital, loin de son pays ?

Après avoir campé le personnage, les brouteurs doivent donner sens au don, amener le mugu à l’accepter, car le but de la manœuvre est de lui demander ensuite une somme d’argent pour débloquer les fonds ou payer le notaire. Et ici s’achèvera la fraude à l’avance de frais. Pour ce faire, ils mobilisent une forme de culpabilité qui se manifeste à l’article de la mort, en articulant finement la problématique de la dette (néocoloniale) et du don (humanitaire). Les escrocs imaginent des mourantes malmenées par leur conscience, mais toutefois incapables de dépasser leur rapport de domination vis-à-vis des anciennes colonies.

Léguer l’argent à l’État qui les a accueillies ? Certainement pas. Toutes écrivent leurs angoisses fiscales et dénigrent les États africains corrompus – poncif dénué de réflexivité – dans un ultime geste d’ingratitude pour ceux qui les ont laissées prospérer.

S’adresser à des intermédiaires locaux ? Il n’en est jamais question, car l’arnaque se sert de la permanence d’un paternalisme occidental engoncé dans son doute en la capacité des Africain·es à s’auto-organiser durablement. Pour « faire le bien » dans leur pays d’accueil, ces femmes préfèrent faire appel à nous, leurs concitoyen·nes.

Les brouteurs mobilisent donc les préjugés et représentations courantes sur l’Afrique (la corruption, la misère endémique, l’incapacité à l’autodétermination et à l’auto-organisation) afin de créer un entre-soi occidental. De leur appréhension intime des rapports post-coloniaux, et plus particulièrement du néocolonialisme (extractiviste ou redistributif), découle la vraisemblance des personnages qu’ils élaborent.

Les brouteurs détournent ainsi les rhétoriques qui ont accompagné les politiques coloniales puis humanitaires, celles des « missions » des Blancs en Afrique, en revêtant le « masque blanc » de ces expatriées. Il ne s’agit toutefois plus ici de subir l’imposition culturelle dénoncée par Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs, 1952), mais de mobiliser les représentations occidentales sur l’Afrique de l’Ouest pour émouvoir leurs victimes et les escroquer. Ils proposent, en somme, un jeu de miroir montrant qu’ils maîtrisent parfaitement ces représentations stigmatisantes et peuvent les retourner contre ceux qui les produisent.

En effet, l’arnaque fonctionne parce que les mugus n’ont pas décolonisé leur imaginaire relatif à l’Afrique, ainsi que leurs propres postures d’aidants. La rhétorique chrétienne sert à justifier le don et l’expiation, mais aussi les œuvres charitables à venir, elle moralise la transaction. Le mugu doit aider ces agonisantes à se racheter, à payer leur dette.

Ici interviennent les rhétoriques humanitaires, car il faut « sauver l’Afrique », en particulier les figures les plus attendrissantes vues du Nord : les orphelin·es et les pauvres. L’arnaque met en scène des aidant·es (l’agonisante et le bénéficiaire) et des aidé·es, livrant un aperçu de l’asymétrie produite par la relation humanitaire.

Face aux rapports d’inégalité que présupposent les reconfigurations de l’idéologie coloniale, les brouteurs retournent donc à leur profit les logiques compassionnelles leur assignant un statut d’individus fragiles, cibles privilégiées de l’action humanitaire. S’ils peuvent souffrir de ces visions dépréciatives, les escrocs mettent en œuvre dans l’arnaque « à la nigériane » une forme de réappropriation du discours sur soi, se jouant de l’invention occidentale de l’Afrique, de sa fictionnalisation.

Par cette subversion des postures occidentales et la réappropriation des discours sur l’Afrique de l’Ouest, ils renégocient, dans l’espace-temps de l’intrigue, les relations post-coloniales.

Sagacité et forces occultes : l’expérience de l’inversion des pouvoirs

L’arnaque « à la nigériane », comme toute escroquerie recourant à l’ingénierie sociale, induit l’exercice d’un ascendant sur la victime. Or celle-ci n’est autre qu’un·e ressortissant·e de l’ancien pays colonisateur, tandis que depuis les premières théorisations raciales de l’époque moderne, les rapports de domination se sont fondés sur une supposée supériorité intellectuelle des populations blanches.

En 1950, Aimé Césaire écrivait dans son Discours sur le colonialisme : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » Dix années plus tard, l’indépendance de la Côte d’Ivoire laissait présager d’une poursuite du processus de désaliénation coloniale. Il s’agissait de déconstruire cette fabrique de la subalternité des populations africaines en combattant un sentiment d’infériorité inculqué depuis des siècles.

Cette entreprise de « reconstitution du sujet [3] » demeure inaboutie et souvent contrecarrée par les réminiscences des discours coloniaux, tels que le « Discours de Dakar » du président de la République Nicolas Sarkozy. Les brouteurs, comme le reste des Ivoirien·nes, sont les héritiers de cette histoire ; ils portent encore en eux le poids de sujétions qu’ils tentent de dépasser, y compris par l’arnaque. « On n’a pas besoin de faire une classe de lettres pour gruger un Blanc », assène Le Milliardaire du haut de ses 17 ans.

D’une phrase lapidaire, il signifie sa rupture avec l’intériorisation d’une infériorité de l’« homme africain » et invalide par là-même le cadre référentiel de la culture coloniale. En détournant les rhétoriques chrétiennes, civilisatrices et humanitaires, les brouteurs font la preuve de leur capacité à leurrer l’ancien colonisateur, à le prendre à son propre piège de figuration. Par le biais de l’arnaque « à la nigériane », ces jeunes cyber-escrocs expérimentent une inversion de la relation post-coloniale.

Sur les réseaux sociaux, ils témoignent de nouvelles sensibilités, et notamment d’une certaine « esthétique de la prédation et de l’accaparement [4] ». Forgées dans les lendemains des dix années de guerre civile, elles en disent long de leur volonté de s’émanciper de leur déclassement social.

À grand renfort d’Iphones, de vêtements clinquants (de la marque Jeune Riche notamment) et de cigares en bouche, ils arrosent leurs comptes Facebook ou Instagram de selfies victorieux signifiant leur pouvoir. Aux modèles d’accomplissement classiques des jeunes Africains (non dénués de racisme), du sportif (force physique) et de l’artiste (sensibilité), ils ajoutent celui du cyber-escroc (intelligence) [5].

Aussi leurs pratiques cybercriminelles peuvent-elles être le support d’un empouvoirement par le dépassement d’une infériorisation et d’une subordination pluriséculaires. En cela, elles constituent une expérience décoloniale.

Cette dimension symbolique de l’inversion des rapports de pouvoir est d’ailleurs renforcée par la manière dont les brouteurs conçoivent et consolident leur emprise, qu’ils aiment à signifier sur les réseaux sociaux où ils se représentent au bara (travail).

Le pouvoir d’emprise se manifeste notamment par l’exposition maîtrisée du recours au vaudoun, la sorcellerie étant d’un usage courant en Côte d’Ivoire. La sollicitation des forces occultes peut être comprise comme une façon de renforcer les techniques d’ingénierie sociale. Nombre de brouteurs recourent ainsi au zamou, qui renvoie aux fétiches, en réalisant un pacte avec une entité mystique afin de fortifier leur ascendant psychologique en échange d’un sacrifice (un poulet généralement).

Les anthropologues Yaya Koné et Boris Koenig [6] rapportent des pratiques de blindage pour se prémunir d’éventuelles représailles de la part des victimes, mais aussi le recours à des médicaments ou à des grigris (un bracelet, une bague, une ceinture que l’on revêt ou que l’on met en contact avec l’ordinateur) pour attacher (muscler l’emprise) les mugus et les gbasser (mettre à mal leur défiance).

Dans leur milieu social, il fait d’ailleurs peu de doute qu’ils recourent à la sorcellerie, tant il paraît étonnant que de jeunes hommes (entre 13 et 25 ans, souvent déscolarisés) parviennent à leurrer des Français·es, qui plus est avec leur propre technologie. Une telle emprise, s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres, semble difficilement explicable autrement.

Sur les réseaux sociaux, l’évocation de ces usages habituellement tus est l’occasion de construire un personnage empreint de mystères et d’établir sa renommée. Dans la chanson On fait zamou epuis quoi ?, Rachidi Enfant l’Argent évoque d’ailleurs, narquois, le recours à la sorcellerie des deux plus célèbres maîtresbrouteurs ivoiriens : Commissaire 5500 (aujourd’hui emprisonné pour des faits de cybercriminalité) et President Extractor.

Ainsi les brouteurs revendiquent-ils à la fois la maîtrise des techniques de l’ingénierie sociale et un exercice de l’emprise s’enracinant dans des conceptions précoloniales et mystiques. En faisant appel à leurs propres régimes de rationalité – « indigènes » pourrait-on écrire – pour leurrer, ils colorent bien d’une dimension décoloniale leurs pratiques du banditisme, tandis que ces enjeux apparaissent également dans la justification donnée à leurs actes.

Le mobile du crime : réparer la dette coloniale ?

La cybercriminalité ivoirienne vise prioritairement les pays francophones du Nord, dont la prééminence économique entretient le mirage d’une terre d’abondance où la misère n’existerait pas. En se qualifiant de « Robin des bois 2.0 », certains brouteurs se rapprochent d’ailleurs des paysans « hors la loi », ces « bandits sociaux » de l’époque moderne volant aux riches [7].

Mais cette « lutte des classes » se fonde aussi sur un rapport métropole/ancienne colonie : « On vole aux Blancs » rappelle l’un d’entre-eux. Dans un entretien au Monde, Chacoul précise : « On se dit que c’est notre façon à nous de faire payer à l’homme blanc toutes les souffrances qu’il a fait vivre à nos aïeux pendant la traite négrière. C’est un match retour ». La trame historique moralise ici les méfaits, en même temps qu’elle sert à encourager et à donner sens.

Sur leurs pages Facebook ou Instagram, ces jeunes hommes présentent toutefois l’enrichissement comme le premier mobile de leurs pratiques cybercriminelles. A ce titre, leurs surnoms sont évocateurs : Le Milliardaire, Assoumcé CFA, Zala Western Union ou encore Papi Dollar. Issus de milieux appauvris, ils font face au chômage massif touchant la jeunesse abidjanaise et accèdent difficilement au statut social d’adulte [8].

Certains brouteurs inscrivent aussi explicitement leurs pratiques dans un contexte sociopolitique plus large. En évoquant l’esclavage, la colonisation et/ou ses reconfigurations contemporaines (la suggestion de tester le vaccin contre le Covid-19 sur les populations africaines a ainsi fait réagir nombre de brouteurs), ils investissent effectivement le crime d’une dimension réparatrice. Un message qui passe mal au Nord auprès de victimes peinant à désindivualiser leurs expériences en s’imaginant partie prenante d’un banditisme social décolonial les dépassant largement.

Quand bien même on postulerait que les brouteurs détournent un message politique décolonial pour se justifier et rendre socialement acceptables leurs pratiques cybercriminelles, celles-ci sont bien l’occasion d’expérimenter une inversion des rapports de pouvoir : une réappropriation du capital par un groupe subalterne ayant eu la particularité d’avoir été racisé et dépossédé.

Loin d’attendre une quelconque « repentance », de demander une réparation symbolique ou économique, ils optent pour une appropriation directe des richesses de l’ancienne métropole. Les brouteurs modifient ainsi leur positionnement au sein de l’ordre social mondial et racontent l’histoire de jeunes hommes noirs en situation de pouvoir, soit l’anti-modèle des Africains éternels aidés de l’arnaque « à la nigériane ».

Ils répondent d’ailleurs à l’extraction (néo)coloniale par une nouvelle appropriation moulée dans les règles viriles du pouvoir et de l’extorsion qui ont prévalu au temps des colonies et servent encore de cadre à la plupart des rapports sociopolitiques contemporains. Le modèle de virilité qu’ils élaborent reprend les rhétoriques combattives (tout en mettant en avant le caractère non violent de leurs pratiques) du self-made man, valorisant la performance et la concurrence et arborant un certain mépris des faibles.

Aussi se conforment-ils davantage aux normes capitalistes de l’enrichissement qu’ils ne défendent un idéal révolutionnaire. Leur désir d’advenir ne les mène pas à promouvoir une transformation radicale des structures économiques qu’ils tentent plutôt de détourner à leur profit.

La notion de réparation que certains mettent en avant est toutefois effective – toutes proportions gardées –, car les brouteurs opèrent bien une redistribution du magot. Pour la plupart d’entre-eux, il s’agit de participer à l’économie domestique, c’est pourquoi le broutage est souvent classé parmi les petits métiers de l’économie informelle par lesquels la plupart des jeunes Ivoiriens survivent [9].

Les plus doués peuvent redistribuer en dehors du cercle familial, là où les maîtres-brouteurs réalisent des distributions plus larges encore, en s’adonnant notamment au travaillement [10]. Lors de soirées dans les maquis d’Abidjan, ils arrosent de nombreux billets de banque les chanteurs et DJ afin de signifier leur réussite et l’étendue de leur pouvoir. Commissaire 5500, passé maître dans l’art du travaillement – des coffrets DVD collector de ses prestations circulent – ne manque toutefois pas de médiatiser des redistributions moins bling bling. Sur les réseaux sociaux, il revêt le masque du bandit au grand cœur en postant des images de dons faits aux enfants des rues et aux orphelin·es.

Dans les faits, les brouteurs répondent donc à la pauvreté de leur milieu d’origine par une concentration locale de la dépense et de la redistribution, manifestant ainsi leur capacité à prendre soin des leurs par ce transfert des richesses du Nord vers les territoires sociaux qui les ont vu naitre. L’articulation du thème de la redistribution à celui de la réparation colore ce banditisme d’enjeux sociohistoriques particuliers à l’Afrique de l’Ouest.

En cela, et en particulier avec l’arnaque « à la nigériane », les brouteurs attaquent l’économie symbolique de la post-colonisation, mais aussi l’injustice sociale mondiale. Peu d’entre-eux, cependant, parviennent à en tirer des ressources suffisantes et permanentes pour subvenir à leurs besoins, le broutage demeurant une pratique aussi marginale que précaire.

Sans doute la « culture » de l’escroquerie en ligne qui se développerait en Afrique de l’Ouest préoccupe-t-elle davantage par ses présupposés politiques que par ses impacts économiques réels. Le pied de nez opéré par ces jeunes hommes pauvres constitue un observatoire des relations post-coloniales et des reconfigurations technologiques de la captation du capital à l’heure de la mondialisation.

Les sciences humaines et sociales, si elles dédaignaient ces mails frauduleux, tout comme les motivations et les rêves de leurs auteurs en désincarnant la cybercriminalité, passeraient donc à côté d’intentions et de capacités d’actions révélatrices de dynamiques émancipatoires complexes.

À travers l’arnaque « à la nigériane », les brouteurs font l’expérience de différents processus décoloniaux. Ils se réapproprient le discours porté sur l’Afrique de l’Ouest et sa jeunesse, promeuvent des régimes de rationalité locaux (sorcellerie) et expérimentent une inversion des pouvoirs avec l’ancien colonisateur (ou supposé tel), déconstruisant le sentiment d’infériorité intellectuelle des populations africaines.

Certains rattachent explicitement cette expérience décoloniale intime à une motivation politique plus large, en rapprochant leur appropriation frauduleuse des richesses du Nord d’une tentative de régulation de l’injustice sociale, passée et présente, qui touche leur pays.

Derrière leur « France au revoir » (nom donné aux vieux ordinateurs importés), ces jeunes Ivoiriens inventent d’autres possibles et s’affranchissent, s’ils réussissent, du désir d’Europe. Ils se soustraient au passage illégal de la frontière, véritable expérience de déshumanisation pour les non-autorisé·es à se mouvoir, dans le contexte d’un fort rejet et d’une stigmatisation des mobilités de la jeunesse africaine. Quand President Extractor narre ses voyages aux quatre coins du monde sur Instagram, aucun barbelé, aucune mer ne peut l’arrêter, lui et ses bagages Vuitton. « Voyager c’est doux, c’est comme bissap », écrit-il.

NDLR : Nahema Hanafi a publié récemment L’arnaque à la nigériane. Spams, rapports post-coloniaux et banditisme social aux éditions Anacharsis.

Cet article a été publié pour la première fois le 10 mai 2021 dans le quotidien AOC.


[1] ONDRP, rapport annuel 2012.

[2] Ce mail frauduleux fait partie d’un corpus d’une cinquantaine de courriels qui m’ont été envoyés au cours des années 2010 et à partir desquels j’ai mené une enquête historique et ethnographique sur les brouteurs ivoiriens, après les avoir comparés aux mails postés par des internautes sur des sites comme Arnaque-internet.com. J’ai également suivi la page Instagram ou Facebook d’une dizaine de brouteurs afin d’analyser leurs discours sur leurs pratiques cybercriminelles.

[3] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010.

[4] Achille Mbembe, « À propos des écritures de soi africaines », Politique africaine, n°77, 2000.

[5] Yaya Koné, « Le travail mondialisé du jour et le travaillement local la nuit », Journal des anthropologues, 142-143, 2015, p. 307-324.

[6] Boris Koenig, « Les économies occultes du “broutage” des jeunes Abidjanais : une dialectique culturelle du changement générationnel », Autrepart, 2014/3, 71, p. 195-215 ; Yaya Koné, opcit.

[7] Eric. J. Hobsbawm, Les Bandits, La Découverte, (1969) 1999.

[8] Boris Koenig, op.cit.

[9] Ibidem.

[10] Yaya Koné, op.cit.

Nahema Hanafi

Historienne, Maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine à l’Université d’Angers et membre du laboratoire TEMOS

Notes

[1] ONDRP, rapport annuel 2012.

[2] Ce mail frauduleux fait partie d’un corpus d’une cinquantaine de courriels qui m’ont été envoyés au cours des années 2010 et à partir desquels j’ai mené une enquête historique et ethnographique sur les brouteurs ivoiriens, après les avoir comparés aux mails postés par des internautes sur des sites comme Arnaque-internet.com. J’ai également suivi la page Instagram ou Facebook d’une dizaine de brouteurs afin d’analyser leurs discours sur leurs pratiques cybercriminelles.

[3] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010.

[4] Achille Mbembe, « À propos des écritures de soi africaines », Politique africaine, n°77, 2000.

[5] Yaya Koné, « Le travail mondialisé du jour et le travaillement local la nuit », Journal des anthropologues, 142-143, 2015, p. 307-324.

[6] Boris Koenig, « Les économies occultes du “broutage” des jeunes Abidjanais : une dialectique culturelle du changement générationnel », Autrepart, 2014/3, 71, p. 195-215 ; Yaya Koné, opcit.

[7] Eric. J. Hobsbawm, Les Bandits, La Découverte, (1969) 1999.

[8] Boris Koenig, op.cit.

[9] Ibidem.

[10] Yaya Koné, op.cit.