Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église : et après ?
Après deux ans et demi de travail, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) rend publiques, mardi 5 octobre, son évaluation de l’ampleur du phénomène, l’analyse qu’elle en a fait et ses préconisations. Les quelques prises de parole ne laissent guère de doute sur le tableau glaçant qui en ressort : « Je pressens qu’il sera pire que ce que l’on sait déjà », annonce ainsi Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) qui, avec la Conférence des évêques de France (Cef), a cofinancé la commission.
Dans un tel contexte, les membres de l’épiscopat font preuve d’une indéniable fébrilité. Les victimes et leurs associations témoignent quant à elles de leur impatience et de grandes attentes à l’égard de la figure de Jean-Marc Sauvé, dont l’indépendance et les qualités morales sont unanimement saluées. Le rapport de la Ciase va-t-il relancer le scandale ou, au contraire, permettre de le clore ? Va-t-il constituer le point de départ d’une nouvelle mobilisation en faveur de réformes structurelles d’envergure ou contribuer à mettre un terme à celle que l’on a vu poindre en France en 2018-2019 ? S’il est encore tôt pour répondre à de telles questions, on peut déjà affirmer que c’est du côté de l’opinion publique catholique que va en grande partie se jouer l’issue du scandale, ce dont l’épiscopat semble avoir une claire conscience.
Les violences sexuelles perpétrées au sein de l’Église catholique ont une longue histoire, que Claude Langlois a retracée en remontant jusqu’à la Révolution française[1]. Si l’on se situe dans la période la plus contemporaine, le début des années 2000 a constitué un moment de révélations de plusieurs affaires. Un évêque a même été condamné en 2001 pour non-dénonciation d’atteintes et de crimes sexuels sur mineurs. Dans ce contexte et grâce au travail pionnier de sensibilisation mené par la théologienne et médecin Marie-Jo Thiel, une première série de mesures sont alors adoptées par l’épiscopat afin de mieux protéger les victimes et de faciliter le travail de la justice.
Durant la quinzaine d’années qui suit, les évêques français pensent à tort avoir surmonté une crise qui se serait révélée moins aiguë que dans d’autres pays catholiques (les États-Unis, le Chili ou encore l’Australie pour ne citer que trois exemples). Mais, à partir de 2015-2016, dans le sillage de l’affaire Preynat (ce prêtre lyonnais qui a pendant des années commis des agressions sexuelles sur de jeunes scouts, agissements dont ses évêques successifs étaient informés), le bilan français s’est trouvé réexaminé en profondeur. La multiplication des révélations et leur publicisation, qui s’accélèrent début 2019, suscitent une très forte émotion collective chez les catholiques. Ce monde religieux, déjà en voie de minorisation en France, se trouve ébranlé par le scandale qui éclate alors.
La révélation d’un « système »
À cette occasion, l’analyse change d’échelle ainsi que de cadrage. Il n’est plus seulement question d’individus déviants, de quelques « brebis galeuses », mais d’un système – le mot, que l’on retrouve aujourd’hui dans le rapport Sauvé, devient récurrent – qui rend possible non seulement ces pratiques déviantes, mais aussi le silence qui les a accompagnées. Au sein de ce système, les évêques sont accusés d’avoir minimisé et dissimulé les violences sexuelles commises par des prêtres et d’avoir fait prévaloir la défense de l’institution sur celle des personnes victimes. Jusqu’à une période pas très ancienne, des évêques n’ont pas hésité à déplacer un auteur de violences vers une autre paroisse ou dans une autre mission, parfois dans un autre diocèse et même à l’étranger.
C’est également le décalage par rapport aux souffrances vécues qui a choqué. Il a fallu, en effet, attendre 2018 pour que des victimes soient reçues par la conférence épiscopale. Enfin, une responsabilité plus indirecte est soulevée. Incapables de renoncer à une logique de quadrillage territorial, les évêques ont fait avec les rares candidats à la prêtrise qui se présentent à eux, afin de pourvoir en curés les paroisses. Et la diminution du nombre de clercs (moins 20 % au cours des 10 dernières années) a rendu difficile l’exclusion d’un prêtre, même lorsque son comportement apparaît problématique.
Ce sont certes les évêques qui, avec la Corref, ont mandaté Jean-Marc Sauvé en 2018 et financé la commission qu’il a mis sur pied. Depuis, et sans attendre le rapport dont la remise a été retardée de plusieurs mois par la crise du Covid, ils ont à plusieurs reprises tenté de reprendre la main. Ils l’ont d’abord fait dès leur assemblée d’automne 2019 en annonçant « un dispositif de reconnaissance de la souffrance des victimes de pédophilie comprenant un versement financier ». À cet effet, un appel à la générosité des fidèles a été lancé, ce qui a été très mal reçu tant par les associations de victimes que par un grand nombre de catholiques. Surtout, les évêques ont à l’issue de leur assemblée du printemps 2021 – après y avoir consacré une session extraordinaire à huis clos en février de la même année – formulé une série de onze résolutions.
Le discours de clôture d’Éric de Moulins-Beaufort, président de la conférence épiscopale, et la lettre qu’il adresse aux catholiques de France « et à tous ceux et celles qui voudront la lire » témoignent du chemin parcouru. S’y trouve reconnue une « responsabilité collective » des évêques par rapports aux actes passés, présents et futurs, et le fait qu’ils n’ont pas été à la hauteur de la gravité des agissements de certains de leurs prêtres. Différentes mesures, plutôt bienvenues, sont annoncées : mesures relatives à la prévention, à l’accueil et l’accompagnement des victimes, à la mise en place d’une politique mémorielle ainsi que des réformes organisationnelles visant à une meilleure efficacité de la procédure canonique et à une plus grande collaboration avec la justice. Mais le moment est mal choisi. De telles annonces arrivent soit trop tard, soit trop tôt. Elles ont pu être interprétées comme une façon de court-circuiter la Ciase et de tenter ainsi de tourner la page. C’est en particulier, là encore, la résolution relative à un « secours financier » qui est vivement critiquée par les associations de victimes. La Corref, l’autre instance qui a financé les travaux de la Ciase, s’en est d’ailleurs désolidarisée, préférant ne faire aucune annonce avant la remise du rapport prévue cinq mois plus tard.
La mobilisation épiscopale s’est accrue ces dernières semaines. À quelques heures de sa publicisation, les curés ont été invités par leurs évêques à évoquer le rapport de la Ciase, durant la messe dominicale du 3 octobre. Une intention de prière universelle a ainsi été proposée pour les personnes victimes et appelant à faire de l’Église une « maison sûre » (selon l’expression du pape François), prière à laquelle s’est ajoutée une annonce en fin de messe. Des diocèses, comme celui de Soissons, ont déjà programmé des temps d’échange en paroisse courant octobre. Celui de Reims, dont Éric de Moulins-Beaufort est archevêque, a anticipé en organisant dès septembre plusieurs réunions publiques. Le 5 octobre, la présentation du rapport par Jean-Marc Sauvé au président de la Cef et à la présidence de la Corref fait l’objet d’une retransmission en direct sur la chaine de télévision KTO et est suivie par une conférence de presse avenue de Breteuil. Dans le diocèse de Valence, une rencontre avec les journalistes des médias locaux est organisée au même moment par l’évêque du lieu.
Une réception encore difficile à prévoir
À ce stade, l’analyse de la réception du rapport par les évêques, dont la pluralité interne est grande, ne peut qu’être limitée. Plusieurs questions peuvent cependant déjà être formulées. Les premières concernent l’enjeu financier qui est apparu au cours des derniers mois comme particulièrement sensible. Selon quelles modalités sera fixé le montant des sommes versées aux victimes ? Qui va payer ? L’autre source d’interrogation concerne l’étendue du scandale lui-même, dont la perception paraît mal calibrée par l’épiscopat. Les évêques continuent à parler de la seule « pédophilie », alors même que parmi les victimes de violence sexuelle se trouvent également des adultes, principalement des religieuses (prises en compte par la Commission Sauvé qui a étendu ses travaux aux adultes dits « vulnérables ») et des séminaristes. Une telle posture évacue aussi le fait que le scandale a également été alimenté par la révélation de relations sexuelles librement consenties de clercs – dont des cardinaux parmi les plus homophobes de la Curie comme l’a décrit Frédéric Martel dans Sodoma – avec d’autres adultes, parfois du même sexe. Enfin, c’est bien sûr l’ampleur des réformes que l’épiscopat français acceptera de mettre en œuvre qui risque de faire débat et de polariser les positions.
Pour les catholiques – dont un grand nombre de femmes – qui ont pris la parole en 2019, s’assurer qu’une suite judiciaire soit donnée aux différentes affaires et que des mesures préventives soient adoptées ne sauraient suffire. Ce sont les modalités catholiques d’exercice de l’autorité, modalités qui ont rendu possible de telles affaires et un silence coupable autour de celles-ci, qui en constituent le véritable enjeu. Les évêques français sont-ils disposés à s’aventurer sur ce terrain ? Rien n’est moins sûr. Jusqu’à présent – y compris dans les prises de paroles qui ont suivi leur session du printemps 2021 – les évêques n’ont pas collectivement repris à leur compte l’analyse du pape François qui dans sa Lettre au Peuple de Dieu en août 2018 dénonçait le « cléricalisme » et ses effets délétères : « abus sexuels » et « abus de conscience ».
Ils y seront peut-être contraints par un degré de « concernement » accru des fidèles qui vont découvrir que la prévalence des violences sexuelles, telle qu’elle a été mesurée par la commission Sauvé, est nettement supérieure dans l’Église catholique à celle mesurée dans d’autres institutions en charge d’enfants, mettant ainsi à mal les discours de relativisation que l’on commençait à nouveau à entendre en interne. On peut également s’attendre à ce que, dans le sillage du travail de la Ciase, d’autres témoignages de victimes se fassent connaître et que de nouvelles plaintes soient déposées, ce qui risque de susciter à nouveau une forte indignation chez les catholiques. S’il y a là une nouvelle fenêtre d’opportunité à l’expression d’une demande de changements relatifs aux modalités d’exercice de l’autorité, déjà formulée en 2019, il ne faut pas non plus sous-estimer d’autres mécanismes qui peuvent nuire à la mobilisation, soit par défection de certains membres accablés par l’ampleur du scandale, soit au contraire par loyauté par rapport à une institution et ses représentants qui se sont efforcés de donner des gages au cours des derniers mois.
Les réformes attendues relatives à la prêtrise, à la place des laïcs, des femmes en particulier, aux rapports clercs/laïcs ou encore au discours magistériel sur la sexualité relèvent pour nombre d’entre elles davantage de Rome que des épiscopats nationaux. En Allemagne, l’ambitieux « chemin synodal » dans lequel s’est engagée la conférence épiscopale en partenariat avec des organisations de laïcs, dans le sillage de scandales sexuels – qui ont éclaté quelques années plus tôt qu’en France –, se révèle décevant. Le cardinal Marx, l’une des figures incarnant la perspective de changement, a présenté début juin sa démission au pape, dénonçant dans la lettre qu’il lui a adressé « l’échec » de l’Église allemande face « la catastrophe des abus sexuels » et « l’impasse » dans laquelle elle se trouve du fait de l’opposition de certains prélats à toute évolution. Mais c’est aussi la politique des petits pas conduites par François, pape davantage rénovateur que réformateur, qui ne semble pas à la hauteur des attentes qu’a placées en lui pôle réformiste du catholicisme, en Allemagne et ailleurs.
NDLR : Céline Béraud a publié cette année Le catholicisme français à l’épreuve des scandales sexuels au éditions du Seuil.