Une Europe sans peuple ? Les conditions d’une démocratie européenne
Pour les souverainistes de tous bords, l’Union européenne est un bouc-émissaire de choix. Plusieurs menaces liées aux institutions de l’Union mettent en danger, à leurs yeux, l’autodétermination du peuple. Le peuple européen ne dispose d’aucune identité politique, sur le mode de l’identité nationale ; il est dépourvu d’instances représentatives dignes de ce nom. La volonté générale des peuples n’est plus prise en compte et, en l’absence de « peuple européen », la démocratie européenne est impossible : telle est, brièvement résumée, la célèbre thèse du « no demos[1] ».
Puisqu’il n’existe pas de pouvoir constituant en Europe, ni de prise en compte de la volonté populaire, la souveraineté revient de facto à de puissants acteurs qui ne sont ni légitimes ni responsables devant les peuples : banques, agences de notations, marchés financiers, agences non élues (BCE, voire Commission européenne). L’Europe est donc le meilleur ennemi des « populistes » : reléguées au statut de vassal du grand capital, les institutions de l’Union apparaissent comme l’usurpation du pouvoir du peuple[2].
Cet argumentaire doit être pris au sérieux. Dans un contexte où le ressentiment s’accroît sous l’effet d’autres causes liées aux effets pervers du marché unique, l’Union européenne semble imposer une « cage de fer » aux souverainetés nationales. Mais l’argument du déficit démocratique européen est-il fondé ? Le peuple titulaire de la souveraineté européenne est-il voué à demeurer une simple fiction juridique ou un flatus vocis ?
Le déficit démocratique européen
Le régime politique de l’Union européenne est trop complexe pour pouvoir être analysé aisément. Le « triangle institutionnel » comprend à la fois un Conseil des chefs d’État et de gouvernement, une Commission européenne non élue et un Parlement européen. Or, selon les critiques de l’Union, cette polyarchie dysfonctionne et désarme la démocratie.
En premier lieu, la vie politique européenne souffre de dépolitisation. En l’absence d’opposition réelle entre des partis et des programmes, de nombreux citoyens privilégient le vote « anti-système » ou l’abstention. Malgré le pouvoir accru du Parlement européen depuis 1979, les élections européennes sont considérées comme des élections de second ordre. Sans panache ni spectacle, sans personnification suffisante, elles sont souvent confisquées au profit d’enjeux nationaux. Selon leurs détracteurs, les politiques européennes s’apparentent plutôt à des policies dénuées de clivages structurants. La gouvernance européenne a remplacé l’art de gouverner. Les peuples n’y voient ni charme ni drame.
Le second argument eurosceptique, celui de la dévitalisation électorale, porte sur l’importance accordée dans l’Union européenne aux instances qui échappent au sacre de l’élection. Les politistes considèrent souvent que l’autorité des « indépendantes » (Cour, Commission, Banque centrale) a été acquise au prix d’un « déni fondateur »[3]. Alors que l’État national reste soumis aux luttes sociales et aux antagonismes politiques, le gouvernement des techniciens, des experts et des juges siégeant à Bruxelles ou à Luxembourg se trouve éloigné des arènes démocratiques[4]. Or les instances « techniques » européennes font des choix politiques et peut-être partisans. À cet égard, les mouvements altermondialistes ne s’y sont pas trompés : la BCE est leur ennemi principal. Mais le pouvoir exorbitant de la Cour de Justice de l’Union européenne est également visé : le fétichisme juridique priverait la politique réelle de toute arène.
Enfin, ces critiques sont étayées par un argument plus profond, celui de la dépopularisation de l’Union : il n’existe pas de demos européen, et donc aucune légitimité politique à la construction juridique en cours. La souveraineté populaire reste posée comme un axiome, y compris à l’échelon européen ; mais elle est vidée de toute substance. Car la souveraineté du peuple suppose l’affirmation d’un peuple conscient de ses choix, animé par la rectitude de sa volonté générale. Elle ne peut s’accommoder de la constitutionnalisation d’un modèle économique « néo-libéral[5] ». Selon le juriste allemand Dieter Grimm, le modèle politique de l’Union reste donc grevé par l’absence de demos européen[6].
Une démoï-cratie européenne ?
Ce réquisitoire doit être pris au sérieux : il est inconcevable que l’Union européenne puisse se démocratiser si ces questions (dépolitisation, dévitalisation, juridicisation de la démocratie) ne sont pas abordées, sinon résolues. Or l’aporie est presque insurmontable ; le peuple européen semble inassignable.
Certains tentent d’y remédier en affirmant qu’après un demi-siècle d’existence, l’Union européenne est un nouveau genre de communauté politique reposant sur la pluralité persistante de ses peuples ; elle est et doit rester une demoï-cratie en devenir, une « Europe des peuples, par les peuples[7] ». Selon la politiste Kalypso Nicolaïdis, la troisième voie entre intergouvernementalisme et supranationalisme en Europe est celle d’une démocratie sans État. Cette demoï–cratie ne se fonde ni sur une identité commune, ni sur une vie politique ou un espace public européens[8]. Le principe même d’un demos unifié à l’échelle européenne est ainsi récusé : une politique multinationale doit plutôt émerger des confrontations, des compromis et de la reconnaissance réciproque des cultures politiques respectives.
Caractériser l’Union européenne en tant qu’association des peuples ou demoï-cratie permet d’éviter deux écueils : d’un côté, la séparation entre les demoï isolés les uns les autres de manière monadique ; de l’autre, leur fusion afin de former un nouveau peuple ou une nouvelle nation à une plus vaste échelle. Il s’agit donc de concevoir l’Union sans céder au « biais mimétique » ou au « sophisme analogique » qui entend reproduire à une plus grande échelle le processus observé au niveau des États-nations. Au sein de l’Union européenne, il n’est pas indispensable de définir le demos comme une entité autosuffisante de décision ; le peuple souverain doit être repensé afin de concevoir les actes de souveraineté de multiples peuples associés.
Pour autant, l’expression séduisante de demoï-cratie risque d’égarer : par la magie d’un accolement linguistique, elle tente de concilier l’inconciliable, la diversité et l’unité, la démocratie nationale et supranationale, sans opérer les choix qui s’imposent. Mieux vaut donc entendre par demos européen l’ensemble des demoï des États membres qui participent de droit à l’élection du Parlement européen et sont titulaires de la « souveraineté européenne » au sens où nous l’entendons. Le demos européen n’est pas une entité mystérieuse ou transcendante : il se définit par construction comme l’association des demoï ayant souscrit une forme de contrat social européen.
Dans cet esprit, il faut éviter de réifier le peuple. Le peuple n’est pas une substance métaphysique qui existerait indépendamment d’une conjoncture politique. Depuis l’ère révolutionnaire des Lumières, il est défini comme souverain, détenteur du pouvoir de légiférer, mais aussi comme communauté de citoyens, dotée d’une identité politique. Entre libéraux, socialistes, conservateurs ou républicains, les controverses portent, selon la formule consacrée par Rousseau, sur ce qui fait qu’un peuple est un peuple. Elles ne sont pas closes : à ceux qui définissent le peuple comme une simple collection de sujets de droit, dotés d’une égale liberté, s’opposent ceux qui jugent que seules des traditions communes et des fins substantielles peuvent unir une nation[9]. Aussi faut-il revenir, après d’autres, sur la « querelle » du peuple européen. Car s’il n’y a pas de demos qui préexiste idéalement à l’existence d’institutions démocratiques, encore faut-il déterminer le bon usage des institutions qui permet la création d’un peuple et de l’esprit social qui l’anime.
Qu’est-ce qu’un peuple ?
Un préalable s’impose : puisque certains souverainistes, en France, placent leurs revendications sous la bannière du rousseauisme, il importe de montrer que leur concept de « peuple » est souvent réducteur. Le demos ne préexiste pas, comme sa condition, à la démocratie : il en surgit, comme son effet[10]. Sans doute ne peut-on résorber les ambiguïtés ni se défaire de la polysémie des concepts. Le peuple n’est pas seulement une réalité sociologique ; c’est aussi un concept et une idéalité politique qui a connu une histoire complexe dans la constitution de la modernité.
Dans Le Citoyen, Hobbes distingue le peuple unifié par l’autorité du souverain et de ses magistrats et l’« hydre à cent têtes » de la multitude, « qui ne doit prétendre dans la république qu’à la gloire de l’obéissance[11] ». Tout régime politique suppose la conversion de la multitude anarchique en un peuple doté d’une volonté unifiée. L’agrégat d’individus dotés de leur propre volonté doit se transformer en « corps politique » doté d’une seule volonté.
Contre Hobbes, Rousseau substitue aux sujets assujettis les « citoyens sujets ». Par le contrat social, la multitude devient peuple, association et non agrégation d’individus atomisés laissant subsister entre eux l’état de nature sous la férule d’un maître décrété souverain[12]. Loin de vouloir sacrifier la liberté à la sécurité sous l’égide de la souveraineté absolue, l’auteur du Contrat social conçoit « l’acte par lequel un peuple est un peuple » comme celui qui permet aux associés de faire valoir leur liberté.
En instituant la souveraineté populaire au fondement de toute République et en faisant de la « volonté générale » la source de toute justice, Rousseau pose ainsi une exigence inouïe : dorénavant, le peuple est à la fois sujet et objet des lois ; il détermine ses conditions d’existence légitimes sans support externe à sa volonté – droit divin ou naturel. Le peuple n’est plus, comme chez Montesquieu, l’effet d’une pluralité de facteurs géographiques et historiques, politiques, économiques et religieux[13].
Par l’aliénation totale du contrat, les individus renoncent à leur liberté naturelle et gagnent une liberté politique dont ils jouissent sous la loi comme membres de la communauté ; c’est alors le droit politique qui garantit au peuple, dans la société civile, la liberté et l’égalité que la nature leur avait conférée. Mais le droit politique lui-même ne suffit pas à constituer un peuple : certaines conditions matérielles et culturelles doivent étayer les conditions institutionnelles afin d’éviter sa corruption ou sa dissolution.
Tout autant que Montesquieu, Rousseau est convaincu que la vertu civique exige une abnégation inaccessible, pour l’essentiel, aux peuples modernes. La république et a fortiori la démocratie exigent des circonstances propices pour instituer un peuple libre : un petit État égalitaire aux mœurs homogènes où le peuple puisse s’assembler « en personne » (III, 15), où « chaque membre peut être connu de tous » (II, 10).
Récuser l’ambition supranationale en valorisant le peuple national revient donc à négliger les mises en garde de Rousseau : ce qui permet au peuple d’être un demos homogène dépend de conditions si exigeantes qu’aucun État-nation moderne ne peut s’en prévaloir[14]. Dans des sociétés inégalitaires et multiculturelles, il serait vain de croire que le peuple pourrait être pourvu d’aspirations convergentes ou qu’une harmonie spontanée des intérêts pourrait s’instaurer. Non seulement les conditions matérielles de l’égalité des conditions ne sont pas remplies au sein des États membres, mais les conditions culturelles ne le sont pas davantage ; l’unité des aspirations n’existe pas.
Il faut donc distinguer la vision naïve de l’argument souverainiste de la version fonctionnaliste mise en exergue par Dieter Grimm : celle-ci s’énonce au nom du fonctionnement même de la démocratie, qui suppose que les citoyens communiquent et délibèrent sur les règles qu’ils se donnent en commun. C’est cette version de la critique du déficit démocratique européen qui mérite un traitement privilégié. À cet égard, il faut répondre aux doutes relatifs aux conditions pré-politiques de la démocratie et montrer que le demos européen peut se former pour peu que les canaux de communication informels qui permettent la formation de l’opinion et de la volonté politiques s’actualisent ou se mettent en place. Si Rome ne s’est pas faite en un jour, Bruxelles ne peut se créer en un demi-siècle.
Le demos européen
Il n’y a donc pas lieu de sonner le glas de la démocratie européenne. Plusieurs éléments conduisent à réfuter le discours souverainiste. D’une part, comme le suggère le politiste Andrew Moravcsik, le déficit démocratique européen est pour une part un mythe[15]. Du moins l’Union n’est-elle pas moins démocratique que les États-nations qui la composent. Dans le Traité de Lisbonne, les modifications vont toutes dans le sens d’une « parlementarisation » accrue de l’Union, qui met fin au monopole de la décision par la Commission et le Conseil.
En Europe, la séparation horizontale et verticale des pouvoirs existe ; les États-nations conservent le monopole législatif dans plusieurs domaines décisifs, ont la responsabilité de l’implémentation, des droits de véto pour les questions essentielles, un contrôle sur la législation fédérale votée au sein de l’UE et le pouvoir de bloquer toute modification de la Constitution. Le système est tout aussi décentralisé, voire davantage, que le système américain qui assume la dualité de l’ordre juridique fédéral et local.
Plus encore, la thèse du « no demos » pâtit d’une vision réifiée du « peuple souverain ». La démocratie suppose, plutôt qu’une conception monolithique du demos unifié et homogène, l’association entre personnes juridiques libres et égales au sein d’un espace public qui – grâce aux nouvelles spécificités de la sphère médiatique – n’exclut plus la délibération à grande échelle[16]. Le demos européen n’est pas une entité mystérieuse ou transcendante : il se définit par construction comme l’association des demoï ayant souscrit une forme de contrat social européen visant à préserver la sécurité et la liberté.
À ce titre, l’Union européenne peut permettre un mieux-disant démocratique, à plusieurs conditions. D’abord, des conditions institutionnelles : accroître encore le pouvoir du Parlement européen en lui conférant l’initiative législative, afin de le mettre à parité avec le Conseil européen ; rendre la Commission responsable devant le Parlement européen pour ses choix politiques ; organiser, sans doute, l’élection démocratique des juges de la Cour. Mais les conditions institutionnelles demeurent insuffisantes : la démocratisation de l’Union européenne suppose aussi des conditions culturelles. Il convient d’appliquer à l’Europe la logique circulaire qui a prévalu dans le cas de l’État-nation entre l’État et la société. Ce mécanisme en vertu duquel la société et l’État-nation se sont co-construits mutuellement peut être répliqué à l’échelon supérieur, grâce au renforcement de l’espace public et de la culture politique européenne[17].
Enfin, l’Europe a désormais besoin d’une finalité nouvelle : faire de la solidarité le nouveau telos de l’Union européenne, c’est nourrir l’espoir qu’un modèle plus exigeant d’application des droits sociaux et environnementaux pourrait se diffuser en Europe. Plus qu’une restauration abstraite de la souveraineté populaire, c’est ce New Deal européen que nous appelons de nos vœux.
NDLR : Céline Spector vient de publier No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe aux éditions du Seuil, dans la collection « L’ordre philosophique ».