Commission sur les abus sexuels dans l’Église : une justice transitionnelle à la française ?
Mardi 5 octobre 2021, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) rendait son rapport après 32 mois d’activité. Présenté par son Président, Jean-Marc Sauvé, ce texte de plus de 480 pages et de 2000 pages d’annexes rendait compte des témoignages et auditions des victimes de violences sexuelles, des autorités de l’Église mais également de certains clercs agresseurs.
La gravité et la solennité de la séance de remise de ce rapport en disent long sur l’empreinte qu’une telle expérience a laissé sur les membres de cette commission, qui ont dû affronter l’insoutenable récit des victimes mais également réfléchir sur les qualifications de ces actes, leurs origines et leurs conséquences. Les recommandations formulées par le rapport, au nombre d’une quarantaine, démontrent à la fois le cheminement du travail accompli mais également la force de proposition qu’une telle commission peut produire.
Une nouvelle forme de justice en dehors de la justice ?
L’objet de ce propos ne vise pas tant à analyser le contenu du travail effectué par la CIASE qu’à réfléchir à la forme de justice qu’elle a inauguré en France, démontrant que la recherche de la vérité, l’identification des responsabilités et la reconstruction d’une institution peuvent s’opérer en dehors des institutions judiciaires.
La CIASE est une création d’initiative privée : elle repose sur la volonté de l’Église catholique de missionner une enquête indépendante en matière de violences sexuelles commises sur des mineurs au sein de l’Église et de ses institutions. Jean-Marc Sauvé en a accepté la présidence et s’est entouré de personnes de différents horizons, formations, cultures et croyances pour mener à bien cette tâche. Quoi que l’on puisse penser du résultat, le travail accompli mérite d’être salué tant par la méthode que par les propositions qui ressortent du rapport.
En réalité, la forme de justice que la CIASE a exercée n’est pas nouvelle et correspond en de nombreux points à la justice transitionnelle mise en place dans les situations post-conflictuelles à travers les commissions « vérité et réconciliation ». Les techniques sont les mêmes, les mots sont les mêmes et il s’agit avant tout d’offrir des réponses là où le droit seul ne peut plus – ou très imparfaitement – apporter de réponses.
Privilégier l’écoute de la victime ou punir l’agresseur ?
Cette forme de justice repose sur une idée simple qui prend le contrepied de la justice judiciaire dans la mesure où elle place la victime au centre du processus : il s’agit de lui offrir un forum pour lui permettre de raconter la vérité qu’elle n’a jamais pu livrer auparavant et de lui accorder écoute et compréhension, tout en recueillant les informations nécessaires à l’appréhension d’un phénomène de violence beaucoup plus profond et institutionnalisé.
En se concentrant sur la victime et non sur l’auteur des violences, la perspective devient différente ; elle permet de transformer « les histoires » individuelles en Histoire collective et de comprendre le rôle que les institutions ont permis de jouer dans ce processus voué à une volonté d’oubli.
Une justice transitionnelle reconstructive moins orthodoxe mais plus efficace ?
La justice transitionnelle repose sur cinq grands piliers que sont la recherche de la vérité, les réparations dues aux victimes, l’identification des responsabilités, la garantie de non-répétition et la réconciliation reconstructive. Ces piliers se retrouvent aisément dans le fonctionnement de la CIASE.
L’établissement de la vérité doit répondre à un double défi : celui de permettre aux victimes de témoigner, d’une part, et celui de mesurer l’ampleur de la violence au sein d’une institution en reconstituant le panorama le plus complet de cette violence.
Telle a bien été la mission que s’était donnée et a rempli la CIASE en auditionnant et recueillant le témoignage des victimes, puis en rédigeant un rapport utilisant l’ensemble des ressources disponibles pour identifier, analyser, qualifier ces violences sexuelles. Cette narration de la vérité – aussi dure et bouleversante soit-elle – mais également sa communication au public, remplissent une fonction unique : la vérité de la CIASE n’est pas la vérité judiciaire mais celle de la justice transitionnelle. Elle permet de comprendre et de mettre en relation des violences systémiques rendues possibles par une institution qui n’a pas pris la mesure de la situation.
L’octroi de réparations aux victimes représente le second pilier de la justice transitionnelle. Il ne s’agit cependant pas ici de réparations au sens civiliste du terme. Ce ne sont pas uniquement des chiffres qui sont attendus des victimes mais aussi des mots : la reconnaissance de leur statut. La réparation ramenée à une compensation financière n’est pas la seule réponse attendue. La justice transitionnelle emploie le terme de « programmes de réparations », ce qui permet de de comprendre qu’il s’agit d’apporter des réponses adaptées : reconnaître, répondre aux besoins de chaque victime de façon ciblée par toutes sortes de moyens, prendre en charge pour permettre une cicatrisation (et non un oubli) du passé. Perçues sous l’angle de la justice transitionnelle, les réparations doivent demeurer un accompagnement humain et non une tâche dont le responsable s’acquitte pour « solde de tous comptes ».
L’identification des responsabilités constitue le troisième pilier de cette justice transitionnelle. II ne s’agit pas uniquement de découvrir les responsables mais également de déterminer le rôle que les institutions et les mécanismes internes ont permis de jouer dans la réalisation de cette violence systémique. Le rapport de la CIASE insiste clairement sur cette responsabilité institutionnelle et sur les mécanismes et procédures ayant permis la réalisation de ces violences à grande échelle, souvent dans l’impunité la plus totale. Si, dans la plupart des cas, l’action judiciaire n’est plus possible en raison de la prescription, l’identification des responsables demeure possible. Le fait de « nommer et blâmer » (name and shame en anglais) peut aussi constituer une forme puissante d’identification des responsabilités.
La transparence prend ainsi le pas sur le secret : le regard porté sur les responsabilités doit engendrer un changement de discours et d’attitude de l’institution. Elle doit également permettre un effet cathartique qui semble avoir fait défaut à l’Église catholique dans cette prise de conscience du caractère endémique des violences sexuelles commises à l’égard des mineurs qu’elle était censée protéger.
La garantie de non-répétition constitue le quatrième pilier de cette forme de justice : elle est destinée à empêcher que la situation ne perdure ou ne se reproduise. Elle impose un examen de toutes les sources et causes ayant rendu possibles ces violences et se traduit par deux types de mesures : un processus d’épuration de toutes les causes ayant conduit à ces violences et l’adoption de réformes visant à empêcher que la situation antérieure ne se reproduise. Le rapport de la CIASE, dans ses recommandations, procède à de telles propositions (réforme des enseignements, assurance de l’engagement spirituel…) qui s’inscrivent dans la logique de la garantie de non-répétition.
Enfin, la réconciliation constitue le cinquième pilier par lequel la société doit se ré-harmoniser et se reconstruire. Il s’agit ici d’un aspect plus prospectif mais également plus innovant dans la mesure où il doit réinventer un futur pour passer d’une division passée à une nouvelle union. Il ne s’agit plus uniquement d’empêcher que le passé se reproduise mais de penser la construction d’un avenir nouveau. Le rapport de la CIASE fait appel à cette nécessaire réconciliation qui dépasse les seules victimes et leurs agresseurs pour inclure l’institution et la société. Cette réconciliation doit permettre le rétablissement d’un lien de confiance disparu. Le chemin est plus long, mais il impose de penser de nouvelles relations, de nouvelles institutions, de nouveaux garde-fous.
La justice transitionnelle reste une justice du possible, créée pour faire face à l’impossibilité de rendre une justice classique. Elle intervient habituellement à l’issue d’un conflit violent pour connaître des crimes « les plus graves » (guerre, crimes contre l’humanité, génocide). S’il est possible de trouver la comparaison avec le travail de la CIASE audacieuse, en examinant de plus près son rapport, en est-on réellement si éloigné ?