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Chili : écrire une Constitution sans contraintes

Juriste

Ce dimanche 21 novembre se tiendra au Chili le très attendu premier tour des élections présidentielles. Fruit de la mobilisation massive contre les inégalités de l’automne 2019, l’assemblée constituante élue au mois de mai serait bien en peine de rédiger une nouvelle Constitution d’ici le mois de juin si le ou la vainqueur(e) de la présidentielle ne créait par des conditions favorables à son aboutissement. Tous les espoirs sont placés dans cette innovation démocratique, qui marquerait une rupture avec des pratiques politiques héritées de Pinochet et pourrait servir de modèle à l’échelle mondiale.

Élue les 15 et 16 mai derniers, l’assemblée constituante chilienne a d’ores et déjà marqué l’Histoire. Celle de son propre pays avant tout, puisqu’il s’agit tout simplement de la première assemblée constituante de l’histoire du Chili. Mais elle a également fait une entrée fracassante dans l’histoire mondiale des processus constituants, en ce qu’elle est la première assemblée dans le monde à être totalement paritaire.

Preuve de son retentissement international, la présidente de cette assemblée, Elisa Loncón, a été désignée par le magazine Time comme une des cent personnalités les plus influentes dans le monde en 2021. Cette consécration médiatique peut étonner dans la mesure où pour le moment… aucune ligne de la nouvelle Constitution n’a été adoptée. Depuis son installation le 4 juillet 2021, l’assemblée, appelée « Convención constitucional », est uniquement parvenue à voter les textes organisant en détail son fonctionnement interne : le Règlement général, celui relatif à l’éthique, celui sur la participation et la consultation indigène, et enfin celui portant sur la participation populaire.

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Malgré son bilan quantitativement mince, cette assemblée suscite une grande espérance exprimée lors du mémorable mouvement social d’octobre 2019 : rédiger le texte qui remplacera la Constitution adoptée en 1980 sous la dictature de Pinochet et ainsi clôturer définitivement la longue transition démocratique débutée en 1989. Cette transition « pactée » avait certes permis d’éviter une effusion de sang, mais elle avait aussi conduit à maintenir une Constitution d’essence dictatoriale.

Avec le temps, d’importantes révisions avaient été opérées, en particulier celle de 2005 qui, sous l’autorité du Président socialiste Ricardo Lagos, avait éliminé les principales enclaves autoritaires. Cependant, le texte reste marqué par la philosophie autoritaire et néolibérale de ses rédacteurs, visible dans la formulation de certains droits, dont le droit de propriété ou la liberté de commerce, qui bloque l’adoption de toute législation visant à réguler en profondeur l’économie.

Mais au-delà du simple changement de texte, c’est un nouveau rapport au politique, au sens noble du terme, que la nouvelle assemblée doit instaurer. Cette rénovation est d’autant plus importante compte tenu du contexte actuel. Alors que l’élection présidentielle approche (le 1er tour est prévu pour le 21 novembre 2021), la classe politique est confrontée à une importante crise de confiance.

Secoué par les révélations des Pandora Papers, l’actuel Président du Chili, Sebastián Piñera, fait face à une mise en examen et à une procédure de destitution pour corruption. Afin de démontrer sa détermination, ce dernier a décrété, le 12 octobre dernier, l’état d’urgence dans quatre provinces du Sud afin, selon lui, de lutter contre le « terrorisme, le narcotrafic et le crime organisé ». Cette sur-réaction face à des actes commis par des membres des communautés mapuches montre l’incapacité du pouvoir politique en place à gérer pacifiquement les revendications des peuples originaires mais aussi le réflexe quasi pavlovien du recours aux régimes liberticides, tel que le facilite grandement la Constitution en vigueur.

À cette situation s’ajoute le retour des grandes manifestations organisées en hommage à la révolte sociale d’octobre 2019, qui rappellent l’urgence du changement pour une grande partie de la population chilienne. L’une des missions fondamentales de la nouvelle assemblée, par-delà l’adoption d’un nouveau texte constitutionnel, est bien d’instaurer ou de restaurer un rapport de confiance à l’égard du politique, si tant est qu’il n’ait jamais existé.

Mais cette Convention constitutionnelle est-elle en mesure d’assurer une telle mission ? La question n’est pas simplement rhétorique dans la mesure où avant même sa conception et son élection, elle était tiraillée par des vents contraires, qui font écho à des problématiques bien connues en droit constitutionnel et relatives à la souveraineté des assemblées constituantes.

En France, le pouvoir constituant est traditionnellement conçu comme le pouvoir souverain par excellence. Ceci signifie que l’élaboration d’une nouvelle Constitution est nécessairement un moment durant lequel un nouvel ordre juridique prend la place de l’ancien. C’est surtout une période où le pouvoir constituant n’est ni lié ni contraint par aucun autre pouvoir. Or, dans le cas du Chili, le débat sur la souveraineté de la Convention constitutionnelle fait rage : plusieurs limites, aussi bien juridiques, politiques, que financières, viennent contraindre son action, au point où l’on est en droit de se demander si elle est en mesure d’instaurer une véritable rupture avec les pratiques actuelles.

Pour le comprendre, un élément important doit être pris en compte : avant même que la Convention n’ait été élue, les grandes étapes du processus constituant avaient été fixées par le pouvoir en place, à travers trois révisions de la Constitution de 1980. Les révisions du 23 décembre 2019, des 20 mars et 21 décembre 2020 ont eu pour conséquence de fixer dans le marbre constitutionnel les majorités de vote et la composition de la Convention mais aussi le contenu de la future Constitution.

Ce choix de fixer en amont ces garde-fous avait pour objectif, initialement louable, de s’assurer qu’aucun parti politique ne fasse échouer le processus constituant ni se l’accapare. Cependant, ces règles se révèlent, à la pratique, être autant de limites au pouvoir transformateur de la Convention.

L’enjeu de la majorité des 2/3

L’une des principales contraintes, qui a phagocyté dernièrement le débat politique, porte sur les règles de vote au sein de la Convention. La première révision constitutionnelle de 2019 impose que la Convention approuve les normes et le règlement d’adoption de ces normes par une majorité des deux tiers de ses membres en exercice (donc 103 voix sur 155)[1].

Loin d’être anodine, cette règle est une des conditions qui a permis l’existence même du processus constituant, puisque sa création fut proposée par les partis les plus opposés à la nouvelle Constitution, qui pensaient alors disposer d’une minorité de blocage. Cependant, les résultats de l’élection constituante en mai dernier ont déjoué ce pronostic. Dans la mesure où la coalition des partis de droite n’est pas parvenue à obtenir un nombre de sièges suffisant pour constituer à elle seule une minorité de blocage, cette règle ne peut plus être vue comme un moyen pour la droite conservatrice d’entraver seule la rédaction de la nouvelle Constitution.

Pour autant, ces partis ont continué à rester très attachés à cette règle des deux tiers et l’ont élevée au rang de totem intouchable. Certains plaidaient même pour qu’elle soit appliquée de manière systématique pour tous les votes au sein de la Convention, y compris les plus anodins comme ceux portant sur l’adoption de rapports ou la signature d’accords avec des organes extérieurs.

Cette interprétation extrême de la révision constitutionnelle a toutefois été mise en minorité au sein de la Convention, puisqu’il a été décidé que la règle de la majorité qualifiée des deux tiers ne sera appliquée que pour le vote final en plénière des articles de la Constitution et le vote du Règlement lui-même.

Si cette position a finalement été acceptée par les partis de droite, une partie de l’opinion publique plus à gauche l’a critiquée en ce qu’elle constituait une preuve de la soumission de la Convention au pouvoir en place, et donc du renoncement à sa souveraineté. Si l’on souhaite dépasser cette querelle partisane, il est possible de voir une dimension positive à cette règle des deux tiers. Elle permet, pour la première fois depuis trente ans, d’établir un véritable accord et de s’assurer de la plus grande légitimité du texte, étant donné qu’aucun groupe ne dispose à lui seul d’un pouvoir de blocage. Au lieu de considérer cette règle comme une limitation externe, il est possible de la concevoir comme une auto-limitation démocratique salutaire.

Mais même entendue de la sorte, certains membres de la Convention persistaient à vouloir écarter cette règle. Afin d’en contourner les effets, la proposition intéressante du « plebiscito intermedio dirimente » a été proposée. On peut la traduire par « référendum intermédiaire dirimant »[2].

Le principe est le suivant : lors du vote de la Constitution par l’Assemblée, si une ou plusieurs dispositions ne parviennent pas à recueillir la majorité des deux tiers exigée, un second vote est organisé sur ces dispositions. Si, lors de ce second vote, la majorité des deux tiers n’est toujours pas obtenue mais que l’on parvient à recueillir les 3/5e des votes (93 votes sur 155), un référendum est organisé visant à demander au peuple chilien s’il valide ces dispositions.

Après d’importants débats, cette proposition fut retenue. Elle offre une solution terriblement efficace pour contourner la règle des deux tiers, et atteste des velléités d’indépendance de l’assemblée.

Le débat de la « hoja en blanco »

À côté de cette règle de majorité, une autre limitation plus redoutable encore a été posée à l’assemblée constituante : celle fixée par la révision de décembre 2019.  Elle précise que le texte de la nouvelle Constitution doit respecter « le caractère républicain de l’État chilien, son régime démocratique, les décisions judiciaires définitives et exécutoires, et les traités internationaux en vigueur ratifiés par le Chili ».

Par cette incise, l’objectif était de s’assurer que le processus constituant ne soit pas une occasion pour les plus conservateurs des membres de l’assemblée de réinstaurer une Constitution dictatoriale, et surtout que les constituants s’obligent à atteindre les standards internationaux en matière de protection des droits de l’Homme.

A priori, rien d’alarmant dans cette limitation. Pourtant, à nouveau, elle atteste de la volonté d’astreindre les pouvoirs de l’assemblée. Dans le cas d’une assemblée véritablement souveraine, le pouvoir de délimitation du contenu de la future Constitution est en théorie illimité. Toute assemblée souveraine est face à une page vierge (une « hoja en blanco ») qu’il lui revient seule de remplir. Or, ici, on fixe déjà des limites à ce pouvoir en s’assurant de garder certains acquis.

À cet égard, la précision du caractère démocratique du régime est intéressante, car initialement le texte indiquait que la Convention devait respecter le régime démocratique représentatif. Finalement, cet adjectif fut retiré afin de laisser un peu plus de liberté à la Convention. Concernant le respect des traités, la question est en revanche plus complexe. Lors des discussions sur cet article, il était établi qu’elle ne pourrait pas, par exemple, délibérer sur les traités délimitant le territoire chilien, ni revenir sur des stipulations spécifiques d’un traité commercial.

En revanche, la Convention devrait pouvoir se prononcer sur les procédures d’adhésion et de retrait des traités internationaux. En outre, il ne semble pas que le respect de ces traités de libre-commerce implique une limitation de son autonomie sur les questions relatives au droit fiscal ou budgétaire, ce qui devrait donc lui permettre de garder une assez grande liberté. Concernant le respect des traités des droits de l’Homme, il apparaît encore difficile de voir dans quelle mesure cette soumission limitera les capacités d’innovation juridique de la Convention.

Lors des derniers débats sur le Règlement, on a déjà senti poindre des divergences sur ce point, et pas nécessairement entre membres conservateurs et libéraux. Par exemple, il a été proposé que soit inscrite dans le Règlement général de la Convention, l’obligation de respecter le principe « pro persona » ou « pro homine ». Ce principe vise à privilégier de manière systématique l’interprétation la plus large possible au moment de protéger les droits fondamentaux des individus.

L’inscription de ce principe dans le Règlement semble parfaitement répondre à cette exigence du respect du système international des droits de l’Homme, puisqu’il s’agit d’un principe constamment utilisé par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme. Pourtant, Fernando Atria, un constitutionnaliste membre de la Convention, a tenu à prendre la parole pour demander le retrait de ce principe, dans la mesure où, au Chili, il a toujours été entendu et appliqué différemment.

Lorsque les juges l’ont appliqué, il a surtout servi comme un moyen de protéger avant tout les droits économiques. C’est en se fondant sur ce principe que le juge constitutionnel chilien a censuré des lois visant à imposer de nouvelles régulations économiques aux entreprises, à augmenter les impôts des plus hauts revenus ou celles qui prévoyaient des sanctions administratives contre des pratiques économiques abusives. Il a donc été conçu non pas comme un principe en faveur des droits individuels et sociaux mais davantage comme un instrument de limitation du pouvoir régulateur de l’État dans l’économie.

Rappelant que les « droits et concepts juridiques ne sont pas une simple théorie ni une philosophie d’application universelle », le constitutionnaliste a plaidé pour une meilleure prise en compte de l’histoire, du contexte et de la culture du pays au moment d’intégrer ces droits internationaux. Contrairement à ce que l’on pourrait penser aux premiers abords, une soumission irréfléchie aux traités internationaux des droits de l’Homme pourrait avoir des effets contre-productifs, voire favoriser un certain conservatisme.

Surtout, le principal problème que pose cette limitation matérielle du pouvoir constituant réside dans le fait qu’elle est utilisée comme argument par les opposants à la nouvelle Constitution. Un désaccord de plus en plus fort oppose ceux qui affirment que la Convention est un pouvoir constitué, et donc soumise aux institutions déjà existantes, et ceux qui défendent l’idée que la Convention est un véritable pouvoir constituant, donc détachée du pouvoir en place.

On a pu voir ces tensions au moment où plusieurs membres de la coalition présidentielle ont soutenu que la Convention n’était pas habilitée à revoir l’organisation des corps constitués, considérant qu’elle leur était soumise. Ici, était notamment visée sa supposée incompétence dans une éventuelle réorganisation du corps des Carabineros, qui sont le corps de police au Chili et dont l’organisation et les pouvoirs sont fortement contestés notamment depuis le mouvement social d’octobre 2019.

Lors d’une prise de parole importante, la présidente et le vice-président de la Convention ont tenu à préciser qu’il appartient à l’assemblée, et à elle seule, de prendre la décision de réorganiser ou non les Carabineros. Si cette mise au point était nécessaire du point de vue politique, les opposants à la nouvelle Constitution ont poursuivi les attaques en recourant à l’arme du juge.

Le recours au juge

Ce débat sur la feuille blanche peut a priori apparaître bien théorique et surtout bien inutile en absence de juge chargé de vérifier si la Convention respecte les limites fixées par les différentes révisions constitutionnelles. Elles ne seraient que des barrières de papier face à une assemblée qui souhaiterait s’extirper de ce carcan constitutionnel.

Toutefois, il existe bien une forme de contrôle du respect de certaines de ces limites. La révision constitutionnelle de 2019 prévoit un recours ad hoc[3], qui permet à un quart des membres de la Convention de saisir cinq ministres de la Cour suprême tirés au sort afin qu’ils contrôlent le respect par la Convention des règles procédurales.  Le 22 mars 2021, la Cour suprême du Chili a promulgué un acte interne pour encadrer ces éventuelles saisines. Ce texte précise qu’en cas de constat d’une violation, la décision de la Cour suprême aura pour effet d’abroger l’acte contesté et sa décision sera sans recours.

La Convention semble ainsi soumise au contrôle de la Cour suprême. Néanmoins, ce même texte indique, conformément à ce qui est prévu dans la révision constitutionnelle, que cette voie de recours ne pourra jamais porter sur le respect des limites matérielles, c’est-à-dire celles relatives au contenu de la future Constitution. La Cour suprême n’aura donc jamais à connaître le contenu des textes élaborés, mais uniquement la procédure suivie pour les adopter.

Cette limitation du contrôle de la Cour suprême sur la Convention a inquiété les députés du parti de la majorité présidentielle qui ont alors déposé un recours de protection. Ce mécanisme, prévu dans l’actuelle Constitution, permet de saisir directement une Cour d’appel afin qu’elle protège les droits fondamentaux. Le 27 septembre 2021, la Cour d’appel de Santiago a rendu une décision d’irrecevabilité, dans laquelle elle a clairement affirmé son incompétence pour effectuer un tel contrôle[4].

Ainsi, ni la Cour suprême, ni les Cours d’appel ne disposent de la compétence pour vérifier que la Convention respecte les limites portant sur le contenu de la future Constitution. En l’absence d’organe de contrôle, la Convention dispose dans les faits d’une réelle autonomie, ce dont elle prend conscience progressivement.

La course contre le temps et pour l’argent

S’il semble de plus en plus admis que la Convention dispose d’une réelle autonomie de décision sur le contenu de la future Constitution, une barrière d’autant plus impitoyable menace la Convention : le temps.

La révision constitutionnelle de 2019 a tenu à fixer un temps limité pour la rédaction de la nouvelle Constitution. La Convention dispose d’un délai de neuf mois, avec une seule extension possible de trois mois, pour rédiger le texte. Au terme de ce délai maximum, l’assemblée sera dissoute de plein droit. Si l’on comprend la volonté d’avoir le plus rapidement possible une Constitution, la fixation d’un délai aussi serré inquiète sur les chances de succès, d’autant plus que le Gouvernement actuel ne paraît pas particulièrement soucieux d’apporter tous les moyens matériels et financiers au bon fonctionnement de la Convention constitutionnelle.

La question budgétaire est de fait, depuis l’installation de la Convention, l’un des principaux sujets de préoccupation des constituants qui multiplient les appels au Gouvernement afin qu’il apporte les ressources financières et matérielles nécessaires[5].

Bien que la révision de 2019 ait aussi inscrit l’obligation pour le président de la République d’apporter tout l’appui technique, administratif et financier pour l’installation et le fonctionnement de la Convention[6], ce dernier demeure faiblement coopératif. Très soucieux de rappeler à la Convention les limites de son action, il l’est moins pour mettre en œuvre ses obligations.

Si à ces problèmes s’ajoutent les cas de Covid-19 positifs parmi les constituants, qui obligent à suspendre les travaux le temps d’opérer les tests, les chances de réussite de la mission confiée à la Convention dans le délai imparti s’amenuisent. Sachant que les débats de fond sur la nouvelle Constitution n’ont débuté que le 18 octobre, il ne lui reste au mieux que huit mois pour rédiger le texte.

Des constituants commencent timidement à tirer la sonnette d’alarme. Manuel Woldarsky a récemment proposé d’étendre le délai à deux ans. Le vice-président de la Convention, Jaime Bassa, n’a pas rejeté en bloc ce principe mais a indiqué que pour le moment il n’y avait pas de « bonnes raisons » pour faire une telle demande. Il est vrai que, malgré les mauvaises conditions de travail, la Convention a réussi jusqu’à présent à tenir un rythme intense de sessions, et les premiers textes adoptés permettent d’ores et déjà d’apercevoir un véritable renouveau par rapport aux pratiques politiques chiliennes.

Les perspectives de renouveau

Les sources d’espoir résident dans la composition même de cette Convention. Voulue comme une assemblée pluri-représentative, elle est composée de façon à ce que tous les groupes de la société chilienne soient représentés, rompant ainsi avec le visage très monochromatique et masculin des chambres parlementaires chiliennes.

Le mode de scrutin a permis de s’assurer d’une représentation large des différents courants politiques. Loin d’être l’émanation d’une nation politiquement unie, l’assemblée constituante chilienne se présente comme un aréopage particulièrement hétéroclite du point de vue politique.

À cela s’ajoutent la répartition paritaire des sièges entre hommes et femmes, et la présence des peuples originaires (qui disposent de 17 sièges réservés). Vue de France, cette division par catégories ou communautés peut bien évidemment susciter l’étonnement, tant elle va à l’encontre de la conception unitaire de la nation. Toutefois, il faut réaliser qu’elle va également à l’encontre des traditions chiliennes elles-mêmes, car le Chili avait jusqu’alors toujours refusé de consacrer dans son droit toute distinction ethnique. On peut alors mesurer le changement radical qu’a pu constituer l’élection de cette assemblée constituante au Chili.

Des esprits chagrins pourraient venir tempérer la portée de ce changement, en arguant qu’il ne s’agit peut-être que d’évolutions de façade. Il est vrai que l’élection d’une assemblée ne va pas à elle seule supprimer des siècles d’oppressions et de discriminations. Toutefois, les premiers mois d’exercice de la Convention nous portent à croire que cette exigence en matière de représentativité aura une traduction concrète sur ses travaux.

Le premier acte, à haute portée symbolique, fut bien évidemment l’élection à sa tête d’une femme mapuche, Elisa Loncón (docteure en linguistique) ; élection qui aurait été inenvisageable il y a encore quelques années. En tant que représentante de sa communauté, elle a tenu à débuter et à clôturer son discours d’investiture dans sa langue natale, à savoir le mapudungun, ce qui constitue une grande première au Chili.

Cette diversité s’est aussi répercutée dans la composition du bureau de la Convention. Celui-ci comprend neuf personnes : cinq femmes pour quatre hommes et trois de ses membres sont des représentantes de peuples originaires.

Une fois installée, la Convention a eu pour seconde tâche l’adoption de son Règlement général. À cette fin, huit commissions provisoires ont été créées, dont les domaines de compétence montrent l’attachement à la pluri-représentativité. Par exemple, a été créée la commission d’éthique, chargée notamment de lutter contre la violence de genre, la commission de participation et de consultation indigène ou enfin la commission de décentralisation, justice et équité territoriale.

Mais en réalité, le véritable impact de cette représentativité s’est ressenti au moment de l’élaboration du Règlement général de la Convention. Ce texte, voté le 29 septembre 2021, énumère 27 principes directeurs. Y sont notamment mentionnés : la prééminence des droits de l’homme, l’interdiction des discriminations, la perspective féministe, la pluri-nationalité[7], l’interculturalité[8], le plurilinguisme, ou la participation populaire. Ce Règlement s’assure de répercuter cette diversité dans chacune des instances et actions de la Convention.

Par exemple, l’article 32 du Règlement impose le principe de parité dans tous les organes de la Convention. Plus précisément, il est indiqué qu’aucun organe ne pourra être composé de plus de 60 % de personnes appartenant au genre masculin. Cette règle n’est pas inversée concernant les femmes ou autres identités de genre puisque, d’après le Règlement, ces genres ont historiquement été dominés dans ce type d’instances.

Dans le même ordre d’idées, l’article 40 prévoit que les fonctions au sein du bureau seront tournantes et que la composition y sera renouvelée au bout de six mois, sachant que ne pourront être réélues à ces fonctions les personnes y ayant déjà participé.

Cette recherche d’une plus grande diversité va de pair avec une recherche de proximité avec le peuple. Ainsi, la Convention a fait le choix de multiplier les sessions délocalisées. Par exemple, la Commission des droits de l’Homme a déjà fait une session au centre pénitentiaire féminin de San Joaquín. Le Règlement général confirme cette volonté de délocalisation puisqu’il précise que toutes les commissions devront au moins une fois par mois siéger en dehors du siège de la Convention, et privilégier les territoires situés en dehors de la capitale[9]. Cette obligation concerne également l’assemblée plénière qui siègera au moins à deux occasions en dehors de Santiago.

On sent ainsi, au sein de la Convention, une prise de conscience de la nécessité de rompre avec les pratiques habituelles du pouvoir politique chilien, jusque-là très marqué par une conception représentative de la démocratie et une forte centralisation.

Malgré les limites juridiques, politiques et financières posées à son action, tout laisse à penser que la Convention dispose malgré tout de l’autonomie suffisante pour procéder à la rédaction d’une Constitution de rupture.

Cette autonomie est certes contestée par un pan de la classe politique, mais il est certain que pour la Convention, son allégeance n’est portée qu’à une seule entité : le peuple chilien. À cet égard, l’article 1er de son Règlement est clair lorsqu’il indique que la Convention est « une assemblée représentative, paritaire et plurinationale, de caractère autonome, convoquée par le peuple du Chili pour exercer le pouvoir constituant originaire. La Convention reconnaît que la souveraineté réside dans les peuples, et qu’elle est mandatée pour rédiger une proposition de Constitution, qui sera soumise à référendum ».

Reste à savoir si la personne qui remportera la prochaine élection présidentielle respectera cette autonomie et surtout contribuera à créer un contexte favorable à la réussite de ces travaux. C’est tout le mal que l’on puisse souhaiter au Chili.


[1] Intégrée à l’article 133 de la Constitution.

[2] Régi par les articles 37 à 41 du Règlement de participation populaire.

[3] Intégré à l’article 136 de l’actuelle Constitution.

[4] Cour d’appel de Santiago, 27 septembre 2021, recours n°39161-2021.

[5] Ce point avait notamment évoqué par Pierre Dardot dans son article publié dans ce journal. Voir : Pierre Dardot, « La Constituante chilienne : une refondation en acte de la démocratie », AOC, 21 juillet 2021.

[6] Inscrite à l’article 133 de l’actuelle Constitution.

[7] Ce principe consiste en la reconnaissance de l’existence des peuples nationaux indigènes préexistant à l’État pour parvenir à une participation égale dans la distribution du pouvoir, dans le plein respect de leur libre détermination et autre droits collectifs ; en la reconnaissance du lien avec la terre et ses territoires, institutions et formes d’organisation.

[8] Ce principe reconnait que les cultures ne peuvent être réduites à une seule manière de voir et de concevoir le monde, impliquant des mesures de dialogue horizontal entre plusieurs acteurs, sur la base du principe d’égalité et de respect mutuel et reconnaissant la différence et les particularités des peuples présents au Chili.

[9] Article 5 du Règlement général.

Carolina Cerda-Guzman

Juriste, Maîtresse de conférences en droit public à l'Université de Bordeaux

Notes

[1] Intégrée à l’article 133 de la Constitution.

[2] Régi par les articles 37 à 41 du Règlement de participation populaire.

[3] Intégré à l’article 136 de l’actuelle Constitution.

[4] Cour d’appel de Santiago, 27 septembre 2021, recours n°39161-2021.

[5] Ce point avait notamment évoqué par Pierre Dardot dans son article publié dans ce journal. Voir : Pierre Dardot, « La Constituante chilienne : une refondation en acte de la démocratie », AOC, 21 juillet 2021.

[6] Inscrite à l’article 133 de l’actuelle Constitution.

[7] Ce principe consiste en la reconnaissance de l’existence des peuples nationaux indigènes préexistant à l’État pour parvenir à une participation égale dans la distribution du pouvoir, dans le plein respect de leur libre détermination et autre droits collectifs ; en la reconnaissance du lien avec la terre et ses territoires, institutions et formes d’organisation.

[8] Ce principe reconnait que les cultures ne peuvent être réduites à une seule manière de voir et de concevoir le monde, impliquant des mesures de dialogue horizontal entre plusieurs acteurs, sur la base du principe d’égalité et de respect mutuel et reconnaissant la différence et les particularités des peuples présents au Chili.

[9] Article 5 du Règlement général.