Habiter une ville « datafiée »
Singapour est une « smart city », une ville intelligente et connectée. Les données sur les passagers sont utilisées pour désengorger les bus, de nouveaux projets de logements publics sont conçus avec des capteurs afin d’assister les personnes âgées, et de nombreux services publics sont désormais en ligne. L’épidémie de Covid-19 n’a fait qu’accélérer le déploiement et l’adoption des technologies numériques. En 2020, l’Institute for Management Development (IMD) a désigné Singapour comme « la ville la plus intelligente au monde ».
Singapour n’est évidemment pas la seule ville à vouloir transformer son espace urbain en un hub de détection, de surveillance et de numérisation. Les smart cities sont un phénomène mondial. Si Zurich et Helsinki figurent sur la liste dressée par l’IMD, ce top 50 comprend également des villes au Moyen-Orient, aux États-Unis, en Australie et en Europe. On estime que la « smartification » de ces métropoles va enrichir et dynamiser leurs habitants, tout en rendant le commerce plus efficace et le gouvernement plus réactif.
Mais Singapour offre la possibilité d’observer une smart city en pleine action. En effet, la cité-État figure parmi les villes qui se sont engagées le plus loin dans cette voie – au point d’être considérée comme un « laboratoire vivant » pour l’expérimentation des technologies et des politiques propres au concept de la ville intelligente. Et sur cette île urbaine, nous pouvons en effet commencer à discerner certains des effets que la smart city peut avoir sur les individus et les communautés.
Bien entendu, Singapour présente des caractéristiques propres. Sa petite taille et son organisation politique la rendent assurément singulière. Depuis son indépendance en 1965, Singapour a fait le pari des industries de haute technologie, construit un système de transport moderne, bâti des immeubles de grande hauteur pour ses citoyens, développé des installations portuaires et aéroportuaires ultramodernes et investi massivement dans la transition numérique. Cela a généré une formidable richesse et offert des avantages importants à la plupart des citoyens de l’État insulaire.
L’annonce officielle en 2014 selon laquelle Singapour deviendrait une « Smart Nation » n’était que la dernière itération en date de ce grand projet pour transformer et « mettre à niveau », grâce à la technologie, le pays et sa population. L’initiative Smart Nation promettait d’apporter une efficacité accrue aux citoyens, tant dans leurs interactions avec le gouvernement que dans le domaine privé. Elle a été imaginée et promue de manière globale : création de nouveaux emplois, requalification, consolidation du développement durable, augmentation de la mobilité, transparence et cyber-sécurité accrues.
Ce vaste projet de Smart Nation commence à porter ses fruits. En effet, diverses technologies « intelligentes » ont été déployées pour lutter contre la pandémie, rationaliser la prestation des services publics et protéger les identités. Mais il rencontre également d’importants défis. La question de la violation des données, le manque d’enthousiasme vis-à-vis de certaines technologies et les inquiétudes croissantes concernant la protection de la vie privée donnent à penser que les Singapouriens ne sont peut-être pas prêts à adhérer pleinement à ce projet de ville intelligente. Récemment, la mise en place de certaines technologies intelligentes a révélé à quel point les smart cities contraignent et entravent de plus en plus la vie privée des individus et leur participation à la société, et ce sans véritable contrepartie ou accountability[1].
La ville sous surveillance
Très rapidement, Singapour a commencé à analyser ses eaux usées à la recherche de traces du coronavirus, une surveillance qui a d’abord été mise en œuvre dans certains foyers de travailleurs migrants (où des flambées épidémiques graves et généralisées avaient eu lieu) et sur un campus universitaire. Les fondements de cette technologie de surveillance sanitaire sont antérieurs à la pandémie, mais, comme cela a été le cas pour d’autres technologies, la pandémie a fourni l’opportunité de l’étendre et de tester de nouveaux protocoles. Aujourd’hui, les eaux usées de toute l’île font l’objet d’une surveillance régulière pour détecter des traces d’infection. Lorsque des particules virales sont détectées, le ministère de la santé mène des investigations plus poussées, allant jusqu’à tester tous les résidents d’un pâté de maisons.
Récemment, un autre type d’analyse de données sanitaires a été mis en place : un appareil respiratoire capable d’analyser l’haleine. L’appareil peut détecter la signature particulière des composés organiques volatils présents dans l’haleine des personnes positives au Covid. Ce dispositif a d’abord été utilisé dans l’aéroport international de Changi, mais il est vraisemblable qu’il sera déployé dans des lieux ou lors d’événements à forte fréquentation tels des concerts ou dans les centres commerciaux.
La mise en œuvre de ces deux systèmes de surveillance et d’analyse – eaux usées et haleine – reflète à quel point les villes intelligentes cherchent à tout transformer en données. Nos excréments deviennent une ressource pour la ville, voire une source possible de valeur. Les produits de notre corps deviennent des données utilisables à des fins de santé publique, voire, à plus long terme, pour affiner, calibrer et vendre de nouvelles technologies intelligentes.
Il est fort probable que ces technologies survivront à la pandémie et deviendront des outils de surveillance parmi d’autres auxquels il sera impossible d’échapper. Ces systèmes seront-ils utilisés pour la détection d’autres maladies ? Perfectionnés pour détecter des stupéfiants, des hormones ou même des traces de notre alimentation ? Qu’adviendra-t-il lorsque la ville intelligente saura détecter une grossesse à distance ou surveiller la consommation d’alcool dans un quartier donné ? À qui seront destinées ces donnés, à quel prix ?
Le risque que ces technologies étendent et approfondissent la biosurveillance et voient se déployer une police biométrique est grand. Il est à craindre que les habitants d’une ville « datafiée » doivent, dans le futur, faire preuve d’une sorte de « pureté » corporelle, en veillant à ce qu’excrétions et entrailles soient conformes aux normes de santé publique, de bien-être ou autres normes de gestion personnelle.
Au-delà de la simple collecte de données, Singapour cherche également des moyens nouveaux d’en extraire de la valeur. L’un de ces efforts porte sur la création d’une nouvelle « identité numérique universelle » appelée sg.ID.
Sg.ID est un produit du département Open Government Products de GovTech, une branche du service public chargée de la mise en œuvre de la technologie numérique. Singapour dispose déjà d’un système d’identité numérique appelé Singpass, qui permet aux résidents de se connecter aux services publics numériques en utilisant leur numéro d’identité national comme nom d’utilisateur.
Sg.ID vise à étendre ce dispositif en créant un système commun aux secteurs public et privé. En d’autres termes, sg.ID peut être utilisé non seulement pour certains services publics mais aussi comme identité numérique pour faire ses courses au supermarché local, acheter un repas chez McDonald ou passer des commandes en ligne. Mais la nouveauté du système réside dans le fait qu’au lieu de lier votre identité à un numéro unique, sg.ID fournit à chaque entreprise ou agence un numéro distinct, chacun associé à votre identité. L’avantage de cette méthode est le suivant : si, par exemple, McDonald subit une violation de données, les seules données vulnérables seront celles appartenant à McDonald ; le hacker n’aura aucun moyen de relier ces données à toutes celles rattachées à votre identité.
Plus précisément, seul un fichier centralisé géré par le gouvernement rassemblera toutes les différentes parties de votre identité. Le gouvernement devient alors le courtier central des données, publiques comme privées. Lors d’une présentation de sg.ID, Li Hongyi, directeur de Open Government Products, a indiqué que la forme la plus courante de cette « vérification d’identité numérique » est actuellement effectuée par des géants de la technologie tels que Facebook ou Google. Chaque fois que vous voyez un site Web qui vous donne la possibilité de vous « connecter avec Google » ou de vous « connecter en utilisant Facebook », cela revient à permettre à ces entreprises d’agir en tant que courtier qui authentifie votre identité.
Avec le projet sg.ID, le gouvernement remet en question le rôle de Google ou de Facebook en tant que courtier principal des identités numériques. De plus, cela rendra plus difficile pour ces entreprises de collecter des données personnelles via les sites web et les plateformes. Lorsque nous utilisons Google ou Facebook pour nous connecter à des services en ligne, les données relatives à nos activités leur reviennent, ce qui leur permet de dresser un profil de plus en plus détaillé des individus. Ces profils sont précieux pour cibler la publicité, entre autres. Sg.ID interviendrait directement dans ce processus. En divisant notre identité en éléments distincts que seul le gouvernement est en mesure de reconstituer, il empêchera les entreprises d’agréger les données nous concernant.
Peut-être est-ce une bonne chose, pour peu que nous fassions davantage confiance au gouvernement qu’à Google. Mais cela soulève des questions sur les intentions à plus long terme d’un tel outil : le gouvernement va-t-il agréger des données et établir des profils comme le font jusqu’à maintenant les géants de la technologie ? Si oui, à quoi serviront ces profils ? Seront-ils vendus, ou échangés ? Il ne fait aucun doute que des systèmes tels que sg.ID apportent des améliorations pour ce qui est de la vie privée et de la sécurité, mais ils font du gouvernement lui-même le point de jonction de toutes les activités numériques, lesquelles vont aller croissantes – l’État se retrouvant ainsi au centre même du réseau d’activité en ligne et hors ligne.
Si la ville intelligente n’est plus qu’un simple outil pour la centralisation et l’agrégation croissantes de données personnelles – désormais du fait des gouvernements et non plus des entreprises –, que devient le résident de la ville « datafiée » ?
La ville qui exclut
Cela fait longtemps que Singapour a pour projet d’évoluer vers une économie et une société sans argent liquide. Dès 1985, le gouvernement lançait une campagne nationale visant à réduire au minimum les transactions en espèces. Elle n’a eu qu’un succès limité et l’argent liquide est resté roi à Singapour. En effet, les chiffres de 2021 montrent deux choses : la monnaie en circulation a augmenté malgré la baisse des opérations aux guichets automatiques ; les marchands ambulants continuent de rechigner à adopter le paiement dématérialisé.
Néanmoins, tant les projets de smart cities que la pandémie de Covid ont redynamisé les tentatives de mise en place du paiement dématérialisé. Déjà en 2017, par exemple, le Premier ministre Lee a évoqué la question de l’adoption des paiements électroniques lors du discours annuel du rassemblement de la fête nationale, affirmant que Singapour devait rattraper son retard sur la Chine. Le gouvernement a enchaîné avec des initiatives telles qu’un service de transfert de fonds numérique de pair à pair, un code QR de paiement unifié ainsi qu’un système de paiement unifié à destination des marchands ambulants, cantines et débits de boisson.
Plus récemment, la pandémie a contraint de nombreuses entreprises et consommateurs à se passer d’argent liquide en raison du risque accru associé au contact physique. Le gouvernement n’a pas hésité à profiter de la situation pour faire de nouvelles percées là où il n’avait pas remporté de succès auparavant, par exemple avec le programme lancé en juin 2020 « Hawkers Go Digital », qui, comme son nom l’indique, s’adresse aux marchands ambulants.
Cependant, les « hawkers » ne sont pas les seuls à résister aux paiements uniquement numériques. Les étudiants de l’Université nationale de Singapour ont critiqué un projet de l’administration de l’université visant à faire du campus un environnement entièrement sans espèces en 2018. Dans le même temps, la pandémie a également mis en lumière la question de la « fracture numérique » dans la cité-État ; la députée Anthea Ong a parlé de la montée des « parias numériques », et le gouvernement devait insister sur ce point au moment de l’ouverture du Parlement en 2020.
La justification du passage à une société sans argent liquide est généralement d’ordre économique (et sanitaire, depuis la pandémie) : la suppression de l’argent liquide permettra de gagner en efficacité d’une manière générale et, plus spécifiquement, pour les entreprises, de faire des économies, pour le consommateur, de gagner en rapidité, et pour l’économie, de gagner en fluidité. Or ce raisonnement ne tient absolument pas compte des conséquences sociales et psychologiques qu’une telle mesure est susceptible d’avoir.
La situation critique des marchands ambulants pendant la pandémie a montré que les petites entreprises ont de nombreuses raisons de ne pas adhérer aux plateformes numériques de distribution. Si certaines de ces raisons sont assez évidentes – manque d’accès à la technologie (pas de smartphones) ou manque de maîtrise des systèmes utilisés par certaines plateformes –, d’autres le sont moins – méconnaissance de l’anglais (la langue des principales plateformes), manque de clients techno-compétents, difficultés à se « vendre » ou à commercialiser leurs produits en ligne, inquiétudes quant aux frais élevés des plateformes. Même si le gouvernement a mis en œuvre divers programmes de soutien à la transformation numérique, il ne s’agit pas de problèmes facilement résolus : l’éducation et l’accès accru à la technologie ne suffisent pas. Il s’agit en réalité de problèmes qui découlent de pratiques et de préférences culturelles profondément ancrées.
La dématérialisation des paiements promet une plus grande efficacité économique grâce à la facilitation (smoothing) des transactions financières. Ce qui signifie une source supplémentaire de données, car une économie entièrement sans espèces est une économie entièrement traçable et localisable. En outre, la transition vers la dématérialisation des paiements risque également d’exclure encore plus certains individus, non seulement les personnes âgées, mais celles aussi dont le parcours, l’éducation ou le modèle d’entreprise ne leur permet pas de s’adapter facilement à l’absence d’argent liquide.
La ville qui prévoit
À Singapour, il semblerait que la ville intelligente favorise moins l’engagement civique avec le gouvernement ou la technologie qu’elle ne densifie et centralise les flux de données à des fins de création de valeur. Dans ces circonstances, il n’y a pas d’« extérieur » aux données. Ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas participer à ces flux de données risquent d’être complètement exclus, malgré les efforts du gouvernement pour s’assurer de leur participation. Les habitants de la ville intelligente deviennent, avant tout, une ressource – même leurs excréments peuvent être mobilisés pour l’extraction de valeur.
Nos achats en ligne et hors ligne, notre localisation, nos likes et préférences sur les médias sociaux sont désormais agrégés par les entreprises pour faire des prédictions sur nous – ce que nous achèterons, si nous réussirons à l’université, si nous pourrons rembourser un prêt. Au sein de la ville intelligente, nous courrons le risque de devenir plus transparents encore. Des capteurs pourraient détecter nos besoins et nos envies avant même que nous en ayons conscience. Dans ce type de régime de données, un gouvernement pourrait savoir certaines choses et réagir avant même que nous puissions nous exprimer – nos données nous ayant déjà révélés, ou « pré-représentés », d’une manière à laquelle il est impossible d’échapper.
Les villes intelligentes ont été critiquées pour la manière dont elles encouragent la corporatisation des villes et de leurs espaces via des solutions scientifiques et technologiques « planifiées », qui sont peu favorables au développement organique de la ville, et apportent peu de bénéfices aux habitants. Le cas de Singapour montre comment les smart cities peuvent – involontairement ou non – non seulement porter atteinte à la vie privée dès lors que chaque individu devient transparent, mais aussi aggraver l’exclusion et l’inégalité du fait de la « fracture numérique ». La question qui se pose aux décideurs politiques, mais aussi aux habitants des villes intelligentes, est de savoir comment trouver une solution raisonnable à ces problèmes majeurs tout en préservant les avantages que représentent la technologie et la numérisation.
Traduit de l’anglais par Hélène Borraz.