L’exode urbain, un mythe
Depuis le déclenchement de la crise sanitaire, il ne s’écoule pas un jour dans l’actualité sans qu’il ne soit fait mention des nouvelles aspirations résidentielles des Français en faveur du rural. On observerait ainsi, sous l’effet des confinements répétés, un profond désir de campagne, avec plus de 80 % de la population souhaitant quitter la ville et les trois quarts des Français aspirant au pavillon individuel (CREDOC, 2004 & 2008 ; BVA/Foncia, 2018, IFOP, 2020).
On note également un volume de transactions en forte hausse dans les espaces ruraux depuis 2020. Les prix eux-mêmes – fait historique – seraient en stagnation dans les métropoles, alors qu’ils connaîtraient un envol dans les campagnes. On aurait ainsi l’amorce d’un véritable « exode urbain » et l’avènement d’un nouveau mode de vie, fondé sur le télétravail et la multirésidentialité, avec des logements semi-principaux, des pied-à-terre voire des temps de nomadisme travaillé.
Au-delà du fait qu’il est encore un peu tôt pour généraliser des signaux aussi récents, il s’agit aussi de prendre un peu de recul sur la situation et de s’interroger sur les effets de mode qu’exacerbe sans aucun doute la crise sanitaire.
Le rural est-il, à ce point, la solution aux maux du moment, voire l’alternative durable aux dysfonctionnements écologiques et sociaux de notre mode de vie actuel ? Rien n’est moins sûr. Il faut à la fois reconsidérer la situation dans le temps long et interroger ce que peuvent vraiment offrir les territoires ruraux aux urbains en perte de certitudes.
Le retour à la terre, une figure très ancienne
Avant toute chose, la tendance est-elle si nouvelle ? Bien sûr que non. Le mythe du retour à la terre est une figure constitutive de la construction urbaine, voire son nécessaire complément moral. En d’autres termes, plus les villes ont grandi, plus il a semblé nécessaire à ses habitants de se construire une alternative utopique portant des valeurs contraires à la ville et leur permettant, au moins en esprit, de garder une perspective de choix de vie différente.
Il s’agit d’ailleurs d’un modèle surtout intériorisé et peu réfléchi dans le détail, tant les urbains savent bien que leurs activités et contraintes professionnelles ne leur offrent guère d’autres perspectives crédibles à court terme : il ne faut pas mésestimer le coût du changement et le hiatus important entre les désirs et la réalité, comme le rappelle la sociologue Nadine Roudil (École supérieure d’architecture Paris-Val de Seine).
De fait, les caractéristiques intrinsèques du monde rural n’ont pas grand-chose à voir avec ce leitmotiv du départ – et ce n’est pas le problème, puisque l’opposition urbain/rural est ici, avant tout, une catégorisation récurrente qui sert à penser (voire à supporter) le monde contemporain.
Chaque époque a ainsi doté la vie rurale d’attributs répondant aux dysfonctionnements urbains du moment. Au plus fort du modernisme architectural, au cœur du XXe siècle, le débat a fait rage entre les tenants d’un ordre fonctionnel de l’urbain, organisé par zonage et de manière géométrique, et les naturalistes, défenseurs d’une vision plus organiciste et plus végétalisée de la ville, volontiers plus mixte et plus aléatoire, avec les campagnes pour référence.
Bien avant cela, et dès le milieu du XIXe siècle, les partisans d’un discours « anti-urbain » – selon le terme étudié par la philosophe Françoise Choay – agitaient les inconvénients sanitaires et sociaux de la ville. Que l’on se rappelle les écrits d’Ebenezer Howard (1898)[1], qui construisait ses cités-jardins loin des villes industrielles et par opposition à ces dernières. D’une taille réduite, organisées idéalement dans une étroite symbiose avec le végétal, elles jouxtaient des îlots de services de soins répartis dans la campagne : asiles pour soigner la folie urbaine, établissements de convalescence pour se remettre des pollutions et des maladies respiratoires, etc.
Le célèbre paysagiste américain Frederick Law Olmsted, lui aussi, s’est érigé en tête de file d’une conception thérapeutique de la nature, incarnant ainsi une posture sanitaire favorable aux campagnes.
Notre hygiénisme post-Covid ne fait donc que revenir à ces valeurs anciennes. Et – toujours – les vertus du végétal et la simplicité supposée des relations sociales rustiques ont fait pencher les jugements en faveur de ce mode d’habiter, dans un besoin quasi compulsif de régression vers un espace clos, maîtrisé, ainsi que nous l’enseigne la psychologie sociale.
Soyons clair : nous sommes toujours les héritiers des romantiques du XIXe siècle, voire des philosophes des Lumières, et portons en nous l’opposition idéalisée construite par ces courants de pensée occidentaux entre l’urbain et le rural – soit, en réalité, entre deux modèles de société. Les campagnes sont ainsi, encore et toujours, l’instrument naturalisé d’une critique sociale.
L’exode urbain, un processus socialement sélectif
De même, « l’exode urbain » que l’on observerait aujourd’hui en faveur des campagnes, par opposition à l’exode rural de la fin du XIXe siècle, est une vision bien raccourcie des choses. La reprise migratoire des campagnes n’est pas du tout nouvelle.
Dès les années 1970 déjà, et sans même s’arrêter à la seule image militante des bergers du Larzac, en rupture volontaire avec leur époque, on a constaté un renversement des tendances migratoires en faveur du rural, nommé « renaissance rurale » par le sociologue Bernard Kayser (1989)[2].
La reprise s’est d’abord fait sentir dans les couronnes rurales les plus proches des villes – bien improprement nommées périurbaines – grâce à la voiture et aux aides à la pierre, favorisant l’achat de maisons en lotissements. La croissance s’est ensuite étendue aux campagnes plus éloignées, support de « migrations d’agrément » pour des ménages retraités et des professions libérales.
Fait notoire : dans cette renaissance rurale généralisée, qui a culminé au début des années 2000, le lien est maintenu avec l’urbain car bien peu de néo-ruraux ont coupé tout lien avec les cœurs de ville. La ruralité n’est permise que parce que la mobilité vers l’urbain est facilitée, et les actifs ruraux restent en majorité des « pendulaires », avec des navettes quotidiennes vers l’emploi métropolitain.
Et, pour le reste, ce n’est pas parce que le rural a connu une renaissance sous l’effet de cette reprise migratoire que l’urbain s’est vidé : les métropoles ont continué leur croissance également, tandis que leurs couronnes immédiates ont été les territoires en plus forte croissance, dans une logique de desserrement des centres urbains permise par les transports. Le tiers de la population nationale vit ainsi aujourd’hui dans les couronnes périurbaines, qui constituent simplement une transformation métabolique des organismes urbains.
De fait – et c’est une dimension essentielle du processus en cours – le désir de campagne n’est pas non plus un processus accessible socialement à tous, comme le rappelle Éric Charmes dans La revanche des villages (2019)[3].
Si la multirésidentialité et le télétravail sont facilités pour des populations aisées, travaillant dans des professions surtout intellectuelles, il n’en va pas de même pour les actifs des secteurs manuels (industrie, manutention, commerce et services à la personne) qui restent physiquement attachés à l’espace urbain et qui n’ont guère les moyens d’un double logement, ni d’un voyage quotidien en voiture vers la ville. Comme souvent, les réponses aux crises sociales sont plus aisément surmontées par ceux qui en ont les moyens.
Trois grandes limites matérielles à l’accueil des néo-ruraux
Supposons toutefois qu’une redistribution plus massive des populations favorise tout de même une reprise résidentielle des campagnes, voire une relocalisation relative des emplois vers ces espaces : le rural pourra-t-il, dans ce cas, répondre à toutes les attentes ? Il faut ici émettre trois grandes réserves face à l’effet de mode actuellement observé.
La première porte sur les capacités matérielles et foncières des campagnes à accueillir de nouvelles populations. La reprise démographique du rural s’est accompagnée, depuis un demi-siècle, d’un processus d’étalement marqué par la construction de lotissements, de nombreuses infrastructures et de zones d’activité pour répondre à la demande.
Cet urbanisme mal contrôlé, essentiellement géré à l’échelon local par les communes, est désormais critiqué d’un point de vue écologique pour ses impacts sur les écosystèmes. L’artificialisation des terres entraîne des ruptures de continuités écologiques, des problèmes de ruissellement avec l’imperméabilisation des sols et, d’une manière générale, une banalisation des paysages dans les campagnes.
La tendance va donc désormais à une forte contrainte foncière : c’est l’objectif « zéro artificialisation nette » que vise l’Union européenne à l’horizon 2050, et qu’a entamé la loi Climat et résilience adoptée cet été en France. Dans ce contexte, faute de foncier disponible, un accueil massif de nouvelles populations dans les campagnes apparaît illusoire, sauf à densifier et à verticaliser les bourgs ruraux – ce qui va précisément à l’encontre des attentes de ceux qui cherchent à quitter les villes.
On aura beau jeu de souligner, toutefois, que les campagnes connaissent aussi un taux de vacance des logements particulièrement élevé : la place ne manque donc pas. Inutile de construire du neuf lorsqu’on dénombre plus de 3 millions de logements vacants en France (INSEE, 2020), ce qui représente jusqu’à 25 % du parc de logements dans les zones rurales les plus détendues – c’est-à-dire celles où le parc existant excède largement la demande.
Pourtant, soyons clair, ces logements ne sont pas vacants par hasard, là est une seconde limite : pour l’essentiel, ils ne répondent pas du tout aux aspirations des urbains en mal de campagne. Ce sont généralement des bâtiments de piètre facture, aux pièces très petites et mal localisés – typiquement, la maison mitoyenne en bord de route nationale. Pas de garage, peu de lumière ou de vue, une grande promiscuité avec le voisinage et une faible performance énergétique en font des actifs très peu valorisables sur le marché. Quand bien même un acheteur se présenterait, les coûts de rénovation et de remise aux normes, dans de telles opérations, représentent au minimum le doublement des coûts d’acquisition, compte-tenu des prix très bas du mètre carré dans le rural. Autant se porter sur des opérations neuves, ou bien – pour ceux qui le peuvent – sur le haut du marché, quant à lui très convoité (manoirs ruraux, corps de ferme de caractère, granges et dépendances, etc.)
Enfin, troisième limite, il est dit que les rattrapages technologiques vont faciliter le départ, permettant à la fois le télétravail et l’accès aux services, souvent éloignés en milieu rural. Pourtant, là aussi, il faut prendre un peu de recul afin de constater que cette idée de rattrapage est une illusion.
Au XIXe siècle déjà, les élus ruraux se battaient pour combler leur retard dans l’accès à l’électricité ; puis ce fut le cas pour les lignes téléphoniques, comme c’est encore le cas aujourd’hui avec les accès au haut débit. Cependant, à chaque fois qu’un écart technologique est comblé, un nouveau se fait jour, tant dans les débits toujours plus gourmands des flux d’information que dans les innovations.
Aller vers le rural, c’est donc accepter le décalage et s’adapter à des pratiques différentes du quotidien, où le coût de la distance reste à intégrer dans ses habitudes de vie.
Le terme même de « rural », d’ailleurs, a été forgé dans les politiques d’aménagement du territoire des années soixante pour désigner un problème d’inégalités territoriales à résoudre[4]. On n’y importe donc pas sans frais ni sans heurts des modes de vie urbains.
De fait, plutôt qu’un véritable exode urbain, les logiques les plus probables iront plutôt à une redistribution des populations en faveur des villes moyennes et des centres de service, comme les gros bourgs ruraux les plus accessibles et connectés, ou situés sur des littoraux dynamiques. C’est d’ailleurs cette direction qu’explorent les récentes études de l’ANCT sur les petites centralités (2020) et de nombreuses politiques publiques en cours : Revitalisation des centre-bourgs (2014), Action cœur de ville (2017), Opérations de revitalisation de territoire (2018) et, depuis cette année, programme « Petites villes de demain ».
Il s’agit là, sans doute, du compromis le plus vraisemblable à moyen terme entre le désir de campagne actuel et les contraintes foncières et fonctionnelles qui s’imposent réellement aux territoires.