Ce que l’Amérique latine fait aux sciences sociales
Il fut un temps où l’Amérique latine avait une rubrique dans les pages des quotidiens français ; où une revue aussi sérieuse et consacrée que les Annales pouvait dédier un numéro double à « l’anthropologie historique et sociale des Andes » (1978) ; où elle incarnait l’avant-garde des luttes sociales, et des révolutions. Las, il faut bien constater qu’elle est devenue le continent négligé par les médias, et que les expéditions aux confins de l’Amazonie ou de l’Altiplano ne font plus vraiment rêver les ethnologues du quotidien.
Il faut dire que, dans la recherche française, l’Amérique latine n’est plus tout à fait à la mode. Quelques revues occupent le terrain, de l’anthropologie à la sociologie ou la géographie, mais l’exigence de focalisation sur « l’actualité politique », qui a donné un semblant de renouveau avec les analyses du « retour des gauches » dans les années 2000 autour du Venezuela, du Brésil, de la Bolivie et de l’Équateur, a semble-t-il fait long feu, et le mouvement de balancier qui fait osciller le champ des spécialistes entre l’enchantement des débuts et la désillusion face aux difficultés rencontrées, suscite désormais plus de constats hâtifs sur la fin des gouvernements progressistes, voire leur condamnation sans appel, que d’analyses un tant soit peu objectives.
L’Amérique latine n’incarne-t-elle plus que les illusions perdues ? Ses promesses d’exemplarité des transformations globales et de nouvelles causes politiques ont-elles si rapidement disparu ?
On voudrait pourtant ici suggérer que les recherches sur la région ont encore des choses à dire sur les transformations globales des sociétés contemporaines, sur les cadres d’analyse au travers desquels elles sont saisies, et plus précisément sur les alternatives politiques qui s’y produisent. Ce que l’Amérique latine fait aux sciences sociales, c’est non seulement ce que les chercheurs du continent apportent au progrès des connaissances, mais aussi ce que les chercheurs en sciences sociales travaillant sur l’Amérique latine y trouvent, ou pensent y trouver.
Ne pouvant prétendre parler à la place des penseurs dits « locaux », on développera ici surtout le second point, ce qui nécessite de revenir quelque peu sur les spécificités, présentes et passées, des recherches en Amérique latine[1]. À titre d’exemple, on analysera ensuite un débat relatif aux régimes politiques et aux modèles de développement, de façon à illustrer les déplacements, scientifiques et politiques, que les travaux de sciences sociales sur les Amériques sont susceptibles de produire.
Vu du Nord
On peut commencer par reconnaître que les sciences sociales en Amérique latine, au-delà de leurs particularités nationales, sont très souvent connectées aux mouvements politiques de la région. Les exemples ne manquent pas, qu’il s’agisse des théories de la dépendance dans les années 1960 (en particulier au Brésil) lors des luttes pour un développement propre des pays pauvres du continent, du renouveau de la pensée de gauche autour du Chili d’Allende dans les années 1970, des perspectives analytiques développées dans le prolongement de la théologie de la libération contre les dictatures des années 1970-1980 (Salvador, Argentine, etc.), ou encore des tentatives de synthèse entre marxisme et indianisme dans la même période (Fausto Reinaga, etc.) en liaison avec l’entrée en politique des mouvements indigènes.
On peut citer, aussi, la fécondité des approches postcoloniales dans les années 1990 (Aníbal Quijano, Arturo Escobar, etc.), qui ne peuvent se réduire à une simple importation des théories subalternistes venues d’Inde : non seulement parce que la circulation des idées est rarement directe (S-S : du Sud au Sud) et qu’elle est souvent médiatisée par les universités étasuniennes (S-N-S : Sud-Nord-Sud), mais parce que d’autres façons de se réapproprier l’histoire nationale y ont été inventées – on citera ici le THOA (Taller de Historia Oral Andina), dans la Bolivie des années 1980-1990, pour souligner à quel point le déluge de critiques, souvent rapides, sur ce courant de pensée (au-delà des effets de mode qui en font le succès), fait fi de ses contributions à l’analyse des rapports de domination.
Cette immersion politique des sciences sociales en Amérique latine, et dans les crises politiques qu’elle peut traverser[2], est sans doute ce qui en fait la fécondité : il n’y a qu’à mentionner, plus récemment la contribution des chercheurs latinos à la political ecology[3], dans un continent de longue date sinistré par le processus d’accumulation primitive de l’Occident ; de même, les travaux sur l’Amazonie, qui se sont multipliés ces dernières années, à l’image de ceux sur l’Asie du Sud-Est, ouvrent de nouvelles « frictions » dans la discipline anthropologique[4].
Sans s’attarder sur les intellectuels les plus cités au niveau international, l’Argentin Ernesto Laclau ou l’Équatoriano-mexicain Bolívar Etcheverría, il faudrait aussi entrer dans le détail des travaux menés dans les universités d’Amérique du Sud, les collaborations transatlantiques multiples qui se produisent depuis plusieurs décennies[5], mais de tels tableaux resteraient nécessairement partiaux et incomplets, pour prendre la mesure des déplacements thématiques et des nouvelles pratiques de recherche qui peuvent émerger.
Compte tenu du (trop) large spectre recouvert par la question des échanges scientifiques avec l’Amérique latine, on se limitera ici à ce qui, vu du Nord, permet d’étudier des processus sociaux qui prennent, sur ce continent, des formes spécifiques, pour de multiples raisons liées à l’héritage colonial, aux processus d’indépendance, aux inégalités structurelles propres aux sociétés considérées, aux particularités de leurs développements économiques, aux rapports entre États et mouvements sociaux, etc.
Les luttes politiques et environnementales, dont plusieurs pays d’Amérique latine constituent alors un point d’entrée privilégié, sont apparues, depuis une trentaine d’années, à l’avant-garde du mouvement anticapitaliste, et de l’émergence d’alternatives politiques émancipatrices[6]. Le « retour des gauches » au pouvoir à partir de la fin des années 1990 et dans le courant des années 2000 (Venezuela, 1998 ; Brésil, 2003 ; Argentine, 2003 ; Uruguay, 2005 ; Bolivie, 2006 ; Équateur, 2007) a constitué un espoir pour les gauches européennes, au point d’influencer encore aujourd’hui des mouvements comme Podemos en Espagne ou La France Insoumise en France.
Ce processus a suscité une volumineuse littérature académique et militante, avant que les sciences sociales ne se concentrent, dans les années 2010, sur la « fin de l’âge d’or », dont il faudrait discuter la portée (surtout après les victoires électorales de Fernández en Argentine, de Arce en Bolivie ou de Castillo au Pérou). Après des années d’enthousiasme très peu critique sur la « vague rose » en Amérique latine, les milieux académiques, au Sud comme au Nord, sont désormais très peu indulgents envers les « gouvernements progressistes[7] », dont les dérives autoritaristes suffiraient à expliquer les difficultés, souvent bien réelles, rencontrées dans la construction de structures étatiques dotées de fonctions régulatrices suffisamment fortes pour non seulement réduire les inégalités, mais aussi orienter les politiques publiques vers des formes de développement alternatif[8].
L’invisibilisation des alternatives politiques
C’est justement la question des alternatives politiques au capitalisme que nombre de pays d’Amérique latine, dans leurs différences, permettent de poser. Dans la période contemporaine, une partie des débats sur ces alternatives s’est concentrée sur la question de la reproduction d’un modèle extractiviste de développement. On tentera ici de mettre en évidence les enjeux scientifiques et politiques liés à la façon dont les sciences sociales s’emparent d’un certain nombre de thématiques « globales ».
La notion d’extractivisme est définie par l’intellectuel uruguayen Eduardo Gudynas comme « un mode d’extraction des ressources naturelles, à des volumes importants et à haute intensité, qui sont orientés essentiellement à l’exportation comme matières premières sans traitement ou avec un traitement minimal[9] ». Cette notion ne s’appliquerait pas seulement aux gouvernements conservateurs qui suivent des politiques néolibérales, mais aussi aux gouvernements progressistes qui sont arrivés successivement au pouvoir en Amérique latine dans les années 2000, et qui ont porté une volonté de transformation sociale avec « un rôle plus actif de l’État[10] », afin de réduire les inégalités.
Mais ces pays auraient, à l’encontre de leurs proclamations, développé un « néo-extractivisme progressiste », c’est-à-dire des politiques consistant à gérer les ressources « à travers la nationalisation des entreprises et des matières premières, la révision des contrats et l’augmentation des droits d’exportation et des taxes » et à utiliser « les revenus excédentaires pour […] sécuriser le développement national et la souveraineté, réduire la pauvreté, accroître la participation sociale, diversifier les économies locales et garantir la stabilité politique[11] ».
En réalité, selon Gudynas, l’État compensateur mis en place par les politiques néo-extractives « accepte le capitalisme et considère que ses effets négatifs peuvent être rectifiés ou amortis[12] » en croyant profiter du boom du marché mondial des matières premières pour financer leurs idéaux de justice sociale et de redistribution. Les gouvernements progressistes auraient en fait retrouvé des formes de développement obsolètes, qui s’opposeraient à ce que le penseur vénézuélien Edgardo Lander désigne par « les notions de “bien vivre” (sumakqamaña, sumakawsay) issues des peuples indigènes andins et amazoniens », et qui ont été « incorporées aux luttes pour la défense des territoires, contre les monocultures, les transgéniques et les mines[13] ».
La notion de néo-extractivisme constitue désormais une sorte d’évidence permettant de disqualifier les gouvernements progressistes d’Amérique latine. Largement reprise par les activistes et les académiques du Nord au Sud, elle est aussi instrumentalisée par les oppositions de droite latino-américaine qui valorisent sans scrupule la cause écologique au sein des luttes politiques nationales[14].
Un bref retour sur cette thématique du néo-extractivisme en Amérique latine n’est pas sans intérêt pour comprendre comment les transformations globales du capitalisme et de la gestion des ressources naturelles sont analysées, du Sud au Nord.
La critique du néo-extractivisme a en effet émergé à la fin des années 2000 autour d’auteurs latino-américains, qui ont repris la dénonciation du pillage colonial du continent popularisée par Les Veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano, et qui se sont peu à peu éloignés du pouvoir d’État des régimes progressistes dont ils avaient été initialement proches (Acosta en Équateur, Svampa en Bolivie, etc.). Cette critique leur a permis de s’élever contre les « compromis » des gouvernements de gauche, tout en acquérant une audience internationale, par une étrange inversion des « ruses de la raison impérialiste[15] ».
Reprise largement dans les travaux académiques sur l’Amérique latine, cette critique fait désormais figure d’évidence et se trouve d’autant moins discutée que les travaux sur le sujet s’entre-citent à titre de preuve ; elle a cependant pour effet d’empêcher de saisir les alternatives politiques qui ont émergé sur le continent, et qui constituent un véritable enjeu pour l’analyse des sociétés de la région.
En effet, si dans de nombreux cas, les gouvernements progressistes n’ont pas respecté le droit des peuples de décider de l’implantation d’activités minières sur leurs territoires, la réduction des conflits à un antagonisme entre les communautés indigènes et l’État au service des multinationales, occulte la pluralité, et la complexité, des intérêts et des protagonistes en jeu.
Ainsi si le conflit qui s’est déroulé au début des années 2010 autour de la mine de Mallku Khota dans le Nord Potosí en Bolivie, s’enracine dans le rejet de l’entreprise canadienne South American Silver et l’absence de consultation des communautés indigènes, il présente une configuration beaucoup plus complexe[16] : la découverte d’importants gisements d’indium et d’argent a suscité le projet de création d’une entreprise communautaire, de la part des villages environnants, appuyés par la Fédération des ayllus originaires et indigènes du Nord Potosí (FAOINP), tandis que les organisations paysannes proches de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB) et du gouvernement ont soutenu le projet de nationalisation de l’entreprise ; puis les communautés indigènes ont fait alliance avec les coopératives minières locales pour favoriser un accès matériel au gisement qui profiterait à l’ensemble de la région, délaissant les revendications écologistes et indigénistes au profit de la construction d’une coalition plus large. L’exploitation a finalement été confiée à l’entreprise minière nationale (Comibol).
Plutôt que dresser une liste de tous les conflits qui n’entrent pas dans le cadre de la critique du néo-extractivisme (et de l’opposition binaire qu’elle établit entre communautés indigènes et entreprises étrangères soutenues par l’État), on peut noter les biais d’analyse qui en découlent : ainsi les mesures de redistribution sociale réalisées par les gouvernements progressistes sont réduites à des logiques clientélistes à visée électoraliste.
L’accent mis sur la redistribution serait selon Gudynas un « piège assistancialiste » qui aurait pour effet non seulement d’habituer les populations à des aides entravant leur autonomie, mais aussi de produire leur consentement envers des projets garants de l’augmentation des niveaux de vie. Seule la « pureté » des communautés indigènes leur permettrait d’échapper à une telle corruption : cette critique campe, pour reprendre les termes de Frédéric Lordon, une « nouvelle scène de l’histoire[17] », qui opposerait les méchants gouvernements progressistes et les bons défenseurs de la planète ou, en termes latouriens, les « Extracteurs » et les « Ravaudeurs » qui sont censés en « réparer » les dégâts – qui peut être contre de telles justes causes ?
L’élaboration d’une telle position morale présente un autre inconvénient : celui d’occulter les transformations contemporaines des modes d’exploitation des ressources naturelles. Ainsi une analyse des liens entre l’extraction des sources d’énergie et les régimes politiques permet de mettre en évidence l’enchâssement du politique dans les infrastructures techniques[18], et de complexifier des affirmations telles que : « les pays hyperextractivistes tendent à être hyperprésidentialistes[19] », ou « plus d’extractivisme, moins de démocratie[20] », qui servent à asséner que les gouvernements progressistes sont prêts à toute forme de « criminalisation » des leaders indigènes pour défendre leur principale source de financements[21].
Bien plus, la répression des « luttes éco-territoriales » serait la preuve du renoncement de ces gouvernements à la volonté de « sortir du capitalisme ». La prise en compte de l’importance des syndicats miniers dans la défense des régimes démocratiques, en Bolivie par exemple, ou inversement l’importance des économies familiales dans un monde rural dominé par l’agro-industrie et des élites régionales tournées vers l’exportation, aurait pourtant permis de sortir de ce genre de dualismes simplificateurs, et diabolisateurs.
Mais point n’est besoin pour la critique du néo-extractivisme d’affiner les analyses, puisqu’il suffit de dénoncer l’augmentation de la production minière liée à la demande internationale : or d’autres facteurs apparaissent nécessaires à prendre en compte dans l’analyse du modèle extractiviste et de ses transformations, tels que l’impact des transformations technologiques (robotisation, géo-exploration, etc.) qui affectent non seulement les modes d’extraction mais aussi la configuration des territoires de la production extractive, et en particulier les réseaux d’infrastructures relativement dispersées mais connectées (corridors transocéaniques, circuits financiers, réorganisation des relations de travail, etc.)[22].
Sans tomber dans un déterminisme technique reconfigurant l’économie globale, il devient de plus en plus difficile de faire des États sinon les seuls responsables, du moins les intermédiaires et les complices du grand capital – le secteurs des coopératives minières, on va le voir, savent bien s’en passer, contre les tentatives de régulation étatiques que les gouvernements progressistes ont notamment tenté de mettre en place.
De nouvelles régulations étatiques
Ce rôle régulateur des États, qui n’est jamais mentionné par les critiques du néo-extractivisme, si ce n’est pour dénoncer leurs interventions au service du grand capital, constitue pourtant l’un des principaux centres d’intérêt pour l’analyse des transformations du capitalisme global depuis l’Amérique latine. Par exemple en Équateur, suite à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi sur les hydrocarbures en juillet 2010, la renégociation des contrats avec les entreprises pétrolières transnationales, où celles-ci conservaient une partie du brut extrait (l’État percevait seulement 20 % de la production), permet de substituer des contrats de prestation de services, dans lesquels l’État détient 100 % du pétrole et paie aux compagnies un taux de redevance. L’État devient alors « l’interlocuteur entre les communautés et les entreprises pétrolières[23] » afin d’éviter les abus engendrés par des relations jusque-là asymétriques.
Dans un autre registre, en Bolivie, les lois minières de 2014 et 2016 promeuvent l’interdiction de contrats entre les coopératives et les firmes transnationales, et tentent de réglementer les conditions de travail dans les mines (syndicalisation, salaires, etc.). Alors que les coopératives minières y représentent 90 % des travailleurs (120 000 environ) mais seulement 17 % de la production du pays dans les années 2000-2020, les reprises de contrôle étatiques ont pour objectif de réglementer un secteur qui était devenu largement illégal, informel et clandestin depuis la privatisation des mines dans les années 1980. L’exploitation minière restait sous l’emprise d’un marché où les petits producteurs développaient une économie familiale qui reprenait les sites de trop faible dimension dont le secteur privé ne voulait pas s’occuper. D’autres institutions similaires encadrent par exemple l’achat de l’or, ou des noix amazoniennes, dont la Bolivie est le premier producteur mondial.
Ce rôle régulateur de l’État en Bolivie est particulièrement mis en évidence par un autre exemple : le lithium, qu’un certain nombre de chercheurs latino-américains – qui ne sont pas les plus cités par les critiques du néo-extractivisme, évidemment – ont étudié de façon précise[24]. Son exploitation répond aux exigences de souveraineté nationale et d’industrialisation des ressources naturelles formulées dans « l’agenda d’octobre », qui est établi par les mouvements sociaux à la suite de la « guerre du gaz » de 2003[25], et qui est repris par le parti d’Evo Morales, le Movimiento al Socialismo (MAS), lors de son accès à la présidence en 2005.
Dès son arrivée au pouvoir, Evo Morales défend l’idée d’une extraction du lithium « 100 % nationale », le pays en possédant la plus grande réserve au monde. Son ambition est d’exporter le lithium, non à l’état brut, mais transformé en batteries produites sur place, à plus forte valeur ajoutée. Si elle y parvenait la Bolivie deviendrait alors l’un des rares pays du Sud à prendre en charge l’ensemble de la chaîne industrielle (exploration, extraction, élaboration des composants, fabrication des produits, etc.).
En 2008, le gouvernement bolivien impulse un plan national d’industrialisation des ressources dites « évaporitiques » (le lithium, surtout, mais également d’autres minéraux présents dans la saumure, comme le potassium, le bore, etc.) sous l’égide d’une entreprise nationale, Yacimientos de litio bolivianos (YLB), en développant une technologie propre, afin de ne pas dépendre de multinationales et de brevets étrangers. Pour y parvenir, l’État débourse près de 1 milliard de dollars (900 millions d’euros), soit l’un des investissements les plus importants de l’histoire du pays. YLB compte désormais plusieurs usines dans le Salar d’Uyuni : une usine de production de chlorure de potassium (un sous-produit du lithium), une autre de fabrication de carbonate de lithium (pour l’instant pilote et à l’échelle industrielle à la fin 2021) et un complexe de recherche et de pilotage sur l’étude des ressources évaporitiques, les matériaux cathodiques et les batteries, qui est à un stade avancé et qui est unique dans la région[26].
Dans cette condamnation sans appel, d’autres secteurs que les mines se trouvent totalement invisibilisés : ainsi une aide aux petits producteurs est-elle apportée par l’Entreprise d’aide à la production d’aliments (Emapa), une structure étatique créée en 2007 pour équilibrer la concurrence entre les secteurs très inégaux des petits agriculteurs et des gros agro-industriels de l’orient du pays, et destinée à stabiliser le marché intérieur des produits agricoles en achetant à des prix supérieurs à ceux du marché la production des petits et moyens agriculteurs (riz, blé, maïs, etc.), forçant ainsi les agro-industriels à leur offrir des rémunérations plus justes et à aligner leurs prix[27].
Les dispositifs étatiques ont eu pour effet de faciliter la commercialisation de la production des agriculteurs sur le marché intérieur. Ils n’ont sans doute pas suffi à sauver l’économie paysanne familiale (et donc à empêcher l’engagement de nombre de communautés rurales dans des activités minières ou du commerce informel, plus rentables), et la réforme agraire prévue par la constitution n’a pas eu lieu, mais cet inachèvement doit aussi prendre en compte un élément de contexte rarement mentionné : le pouvoir d’un secteur agro-industriel auquel il est sans doute beaucoup plus difficile de mettre fin, ou tout simplement de s’opposer, que ne le prétendent les contempteurs de la régulation étatique.
Mais qui, dans le confort moral des condamnations sans appel assénées par les critiques du néo-extractivisme, mentionnera de tels dispositifs alternatifs en matière agricole, ou encore la création du centre de recherche précédemment évoqué sur le lithium, ainsi que la volonté de préservation d’une souveraineté intellectuelle sur les innovations industrielles attentives à leurs effets sur leurs environnements immédiats ? Autant de pistes vers la construction d’alternatives politiques qui sont rarement mises en valeur dans les analyses du développement.
Changer une matrice productive prend du temps, au moins une génération[28] : un temps que les échéances électorales ne laissent que rarement, en l’absence d’améliorations concrètes des niveaux de vie. Mais peu importe aux penseurs de la radicalité révolutionnaire ; quoi que fassent les gouvernements progressistes, revient la même accusation : c’est mal, parce que c’est l’État.
Communautés et certitudes morales
Dès lors, les accusations de répression violente qu’exerceraient les gouvernements socialistes, qualifiés d’autoritaires, de productivistes et d’insensibles aux considérations environnementales portées par les militants écologistes et les populations indigènes, constituent l’essentiel d’une argumentation qui s’en remet, finalement, à l’exaltation d’un idéal de vie au sein de petites communautés proches de la nature pour incarner d’autres alternatives au développement capitaliste. Jamais les capacités de ces communautés locales à vivre de façon autonome ne sont évaluées ni même évoquées : sont-elles auto-suffisantes et capables de produire suffisamment pour approvisionner les villes ? Sur quelles bases peuvent-elles dégager les ressources nécessaires à la construction de services publics de base (eau, école, électricité, santé, etc.) ?
Ce faisant, la critique du néo-extractivisme s’avère aussi incapable de rendre compte de l’acceptation de l’économie minière par de larges pans de la population, urbains en particulier. Pourtant, un spécialiste du sujet comme Frédéric Thomas note bien que « l’imaginaire développementaliste est fortement ancré au sein des organisations, y compris de gauche, et les travailleurs des grandes villes sont généralement moins directement affectés par l’impact environnemental des mines[29] ».
L’Amérique latine étant le continent le plus urbanisé, on peut alors comprendre dans quelle mesure les syndicats de travailleurs ont pu se montrer favorables à l’exploitation des ressources naturelles, en raison des emplois possibles, de la crainte de la crise et d’un recentrage de leur lutte sur la (seule) relation capital/travail, au détriment de la cause écologique.
L’enjeu n’est donc pas tant de prôner une rupture radicale (et surtout verbale) avec le développement extractiviste, mais d’inclure les aspirations et des intérêts des populations dans un projet politique cohérent, où il n’est pas demandé aux couches populaires et aux pays du Sud de financer, seules, la transition et la fin de la dépendance économique aux combustibles fossiles[30], en renonçant à toute amélioration de leurs conditions matérielles d’existence au nom d’un « environnementalisme des riches[31] ».
Les expériences menées par les gouvernements progressistes rompent ainsi avec une certaine défense de l’écologie qui se révèle finalement très compatible avec l’idéologie libérale, dans ses rejets de l’État (patriarcal, oppressif), qu’il s’agit d’affaiblir, de la redistribution (assimilée à du clientélisme ou de l’assistanat), qu’il s’agit de remplacer par des cures d’austérité et de la planification (synonyme de bureaucratie sclérosante et corrompue), qu’il s’agit d’abandonner à des communautés locales qui, quoiqu’ouvertes aux quatre vents de l’espace global et de la circulation des capitaux, sauraient pourtant s’autogouverner sans difficulté.
Le problème de ce discours écologiste n’est pas seulement son manque d’ancrage au sein des populations dont il est supposé véhiculer la parole, ou la façon dont il mobilise, pour l’essentiel, moins les gens concernés qu’un petit nombre d’intellectuel.le.s, leur lectorat et leurs relais militants qui, de colloques, en webinaires et en tribunes, proclament la nécessité de « revenir aux valeurs primitives » et à la Pachamama ; il est d’occulter les alternatives politiques que les gouvernements progressistes ont tenté, avec plus ou moins de succès, dans des contextes politiques et géopolitiques souvent très défavorables[32], de mettre en place.
Dans cette perspective, l’intérêt de l’Amérique latine est de permettre de sortir des solutions toutes faites incarnées par les communautés indigènes idéalisées au niveau « local », et de remettre la question des traductions concrètes de ces alternatives au niveau de l’action des États, ou des dispositifs inter-étatiques au niveau régional – comme le montrent les accords récents entre l’Argentine, la Bolivie et le Mexique sur le lithium. Les sciences sociales sauront-elles s’approprier les nouveaux enjeux dérivant de telles initiatives – et en rendre compte au-delà des certitudes morales attachées à la défense des « bonnes causes » ?