Rediffusion

Afghanistan : la guerre par le droit des Taliban

Politiste

Si les Taliban ont gagné la guerre par les armes, ils se sont également imposés par l’établissement d’un système judiciaire qui leur a permis d’incarner l’État aux yeux de nombreux Afghans. Mais gouverner des territoires qui ont échappé au contrôle du gouvernement est assurément différent de tenir les rênes de l’État. Les conjectures restent donc nombreuses quant au régime qu’ils commencent à mettre en place. Rediffusion du 8 septembre 2021

lors que la victoire des Taliban en Afghanistan amène de nombreuses conjectures sur le régime qu’ils mettront en place, le peu de connaissances dont nous disposons sur les dirigeants incite à la prudence. La focalisation sur la potentielle scission du soi-disant réseau Haqqani a démontré notre degré d’ignorance sur les échelons supérieurs du mouvement armé dans les deux décennies de la guerre.

Plutôt que de discuter des positions des responsables Taliban et de leurs relations, le plus raisonnable pour penser le régime qu’ils s’apprêtent à établir est de se pencher sur leur administration des régions rurales alors qu’ils étaient une insurrection. Or, si les Taliban ont gagné la guerre par les armes, ils se sont également imposés par l’établissement d’un système judiciaire qui leur a permis d’incarner l’État aux yeux de nombreux Afghans.

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Le succès des tribunaux Taliban renvoie d’abord aux conséquences sur le droit et la justice de l’intervention occidentale dans un contexte d’incertitude juridique radicale pour les Afghans. Lorsque les États-Unis interviennent en Afghanistan en 2001, la société afghane a déjà traversé vingt-trois ans de guerres civiles qui se sont traduits par une multiplication des litiges. Le soulèvement suscité par le coup d’État communiste de 1978 a entraîné, en parallèle des affrontements armés, une révolution dans le champ juridique. De manière sous-jacente à la lutte armée, le droit et la justice sont devenus un enjeu de la confrontation entre le gouvernement communiste et l’insurrection, mais également de la compétition entre élites (notables, diplômés de l’Université et personnel religieux) pour réguler les rapports sociaux.

Alors que, durant le XXe siècle, l’État afghan avait progressivement sécularisé le système judiciaire, la victoire des moudjahidin contre l’Union soviétique à la fin des années 1980 avait donné aux oulémas un monopole sur la légitimité à dire le droit. Après la chute du régime communiste en 1992, les factions armées qui toutes prétendaient faire respecter le droit islamique se sont affrontées pour le pouvoir. Cette configuration a favorisé les Taliban, un mouvement clérical né en réaction à ces affrontements fratricides et qui s’est appuyé sur le droit islamique et la légitimité religieuse pour s’imposer.

Ces décennies de guerres civiles ont affecté en profondeur les structures sociales, remettant en jeu les hiérarchies ethniques, la propriété et les rapports familiaux, d’autant que les acteurs armés les instrumentalisaient. Ces transformations ont entraîné une multiplication des litiges, alimentée par la succession d’autorités politiques concurrentes, et donc l’imposition de verdicts contradictoires.

L’intervention occidentale de 2001 a relancé la lutte autour du droit et de la justice entre le régime qu’elle installe et le mouvement taliban chassé du pouvoir. D’une part, en raison du système juridique que les pays occidentaux ont instauré, ils ont accru l’incertitude juridique qui affectait la population afghane. Un droit inadapté, largement dicté par les priorités conjoncturelles des différents bailleurs de fonds, ainsi que le népotisme qui minait la police et la justice ont abouti à un système judiciaire déséquilibré en faveur des dominants et hors d’accès pour la majorité de la population.

Juristes, experts, humanitaires, militaires et diplomates occidentaux ont fait promulguer des lois en contradiction avec le reste de la législation afghane, ont influé sur les nominations dans les institutions clés, ont inventé de toutes pièces des comités et se sont immiscés dans les cas jugés par les tribunaux. De plus, l’absence d’indépendance des juges a favorisé les hommes forts du régime, les anciens commandants des années 1990 qui se sont emparé de pans entiers de l’appareil d’État. Ces entrepreneurs de violence ont profité d’un système d’appropriation des ressources par la force, dans lequel les tribunaux apportaient un vernis légal à des situations de fait souvent violentes, apparaissant ainsi comme une chambre d’enregistrement des rapports de forces.

D’autre part, les troupes occidentales, à commencer par l’armée américaine, ont systématiquement contourné le droit afghan. Pour mener leurs opérations contre Al-Qaïda et les Taliban, elles se sont extraites du cadre légal afghan, menant une campagne d’éliminations ciblées qui aggravait les rivalités locales. Par ailleurs, les militaires occidentaux ont mis en place des instances prétendument « coutumières » ou « traditionnelles » qui multipliaient les verdicts contradictoires. De statut légal incertain, elles ont ainsi fini de miner l’institution judiciaire. Enfin, ils ont formé leurs propres milices, donnant à divers potentats les moyens de s’opposer à l’État central et d’éliminer leurs rivaux locaux.

L’incompatibilité supposée de l’Afghanistan et de l’État a constitué une prophétie autoréalisatrice.

Par la vision tribale et ethnique qu’elle appliquait en Afghanistan, l’armée américaine a contribué à la polarisation des conflits privés sur des lignes identitaires, rendant plus inextricable leur traitement. Les interprétations primordialistes des soldats américains favorisaient les stratégies d’instrumentalisation ethniques ou tribales. Ils ont permis à des entrepreneurs de violence se présentant comme représentant d’une communauté d’obtenir des armes et des positions de pouvoir et de s’imposer comme intermédiaires incontournables.

L’incompatibilité supposée de l’Afghanistan et de l’État a constitué une prophétie autoréalisatrice, amenant les militaires américains à renforcer des acteurs qu’ils considèrent comme locaux alors même que leur pouvoir dépend en fait largement des ressources fournies par l’international, un renforcement qui s’est joué aux dépens des institutions officielles.

Chassé du pouvoir en 2001, le mouvement taliban s’est progressivement réimplanté dans les campagnes, village par village. Bien que le mouvement présentait lui aussi un caractère transnational, il revendiquait de représenter un État légitime contraint à l’exil par une invasion étrangère et mobilisait la population contre les troupes occidentales, présentées comme des forces d’occupation.

En dépit de leurs ressources limitées et des contraintes de la clandestinité, les Taliban ont installé des tribunaux dans la majeure partie du pays. Ils ont mis en place des dispositifs qui visaient à extraire les juges et leurs verdicts de la guerre et de ses conséquences à l’échelle locale. Plusieurs dynamiques entravaient ce travail de reconnaissance des juges taliban comme juges : les opérations militaires, la dépendance des juges vis-à-vis des combattants et la contradiction entre, d’une part, les impératifs militaires du mouvement et, d’autre part, les apparences d’objectivité que devaient maintenir les juges pour rester crédibles.

Pour autant, l’intégration des juges dans un système bureaucratique, le recrutement d’un personnel clérical, rompu à un fonctionnement hiérarchique, et l’établissement de procédures régulières ont permis aux Taliban de produire, dans les conditions de la guerre, un système juridique relativement prévisible. Le mouvement a intégré les juges dans une organisation juridictionnelle centralisée, inspirée de l’architecture institutionnelle du régime Taliban des années 1990. Un système de rotation et de surveillance visait à assurer le respect des procédures chez les juges et leur détachement vis-à-vis des enjeux locaux liés aux conflits qu’ils tranchaient.

Le recrutement des juges dans les madrasas deobandies au Pakistan et en Afghanistan a permis l’établissement d’un système judiciaire particulièrement économique, qui ne nécessitait ni formation d’un personnel spécialisé ni rédaction d’un code de lois. Ainsi, le mouvement bénéficiait de l’éducation et du travail de cadrage idéologique réalisés par les madrasas auprès de jeunes afghans issus des régions rurales et des camps de réfugiés. Après une dizaine d’années dans les écoles religieuses, loin de leur famille et de leur village, les oulémas partageaient un éventail de compétences théologico-juridiques, un habitus bureaucratique et une vision du monde qui les distinguaient de leur milieu d’origine.

L’éducation acquise dans les madrasas deobandies a sous-tendu la cohérence des verdicts, leur caractère islamique reposant essentiellement sur le recours aux ouvrages de jurisprudence hanafite qui avaient été enseignés aux juges durant leur formation. Cette socialisation a également engendré des dispositions individuelles qui renforçaient l’efficacité des dispositifs institutionnels dans lequel le mouvement insérait les juges. L’idéologie deobandie, associant un rôle de régulation sociale des clercs à un déni du caractère politique de leur action, a nourri une revendication d’objectivité particulièrement efficace dans le champ juridique.

Les Talibans ont repris des dispositifs et des rituels de la vie sociale rurale leur permettant de se fondre dans la population tout en restant accessibles à leurs usagers.

Le système judiciaire taliban s’est appuyé sur la double appartenance de ses juges : comme magistrats, au champ juridique et, comme oulémas, au champ religieux. L’attribution du statut d’ouléma par des madrasas formellement indépendantes du mouvement armé a favorisé la reconnaissance sociale de la compétence juridique des juges Taliban, par-delà leur nomination par le mouvement.

Alors même que le problème essentiel de la reconnaissance d’un statut juridique dans un contexte de guerre civile découle du caractère à la fois partisan et juridique du juge (qui est Taliban autant que juge), l’emploi d’une institution extérieure de certification a permis aux Taliban de contourner cette difficulté. Les juges ont socialement été reconnus comme compétents pour trancher des litiges et infliger des peines à la fois en raison de leur nomination dans un système judiciaire et du fait de l’attestation de leurs connaissances en droit islamique par une institution indépendante. Ainsi, en tant qu’oulémas, ils étaient légitimes pour décider des cas qui leur sont soumis, et en tant que juges taliban, ils avaient les moyens de faire respecter leur verdict par la contrainte physique.

Contrairement à la plupart des mouvements armés contemporains, les Taliban ne se sont pas appuyés sur les modes classiques de formalisation du système judiciaire par les lieux (bâtiments, configuration de la salle d’audience) ou les attributs (tenue spécifique, symboles, objets), qui auraient accru les risques encourus par les juges d’être repérés par les troupes occidentales. Ils ont repris des dispositifs et des rituels de la vie sociale rurale leur permettant de se fondre dans la population tout en restant accessibles à leurs usagers.

La formalisation du système judiciaire taliban est passée par des procédures rudimentaires, mais régulières et donc prévisibles, et contraste avec un régime qui mobilisait manifestement les attributs de la justice étatique et alimentait pourtant l’incertitude juridique en contournant fréquemment ses propres règles. Dans le contexte de la guerre et alors que le mouvement disposait de ressources limitées, le suivi d’une organisation procédurale – de la saisie au verdict et à l’infliction des peines – a conditionné la production des paroles des juges Taliban comme des actes juridiques.

Le système juridique taliban a participé à la production d’un ordre social dans la structuration des autres branches du mouvement, dans la légitimation du droit et dans l’imposition d’un projet de société.

En premier lieu, le système judiciaire taliban a constitué un des éléments d’une administration plus large, qui reprenait les principes formels du fonctionnement étatique. Au sein de ce gouvernement clandestin, les juges taliban ont participé d’un système de reconnaissance et de légitimation croisée qui reposait sur une différenciation entre fonctions politique, militaire et judiciaire. Les dirigeants taliban ont employé les juges pour faire respecter la hiérarchie à l’intérieur du mouvement et maintenir ainsi une autorité centralisée.

Cependant, les juges dépendaient des combattants pour exercer leurs activités dans leur juridiction, ce qui reportait sur la relation entre dirigeants et commandants le respect par ces derniers de la compétence des juges. Si les commandants de second ordre ont été forcés de rentrer dans le rang, les chefs les plus importants ont eu les moyens de résister, obligeant les hauts responsables à négocier des arrangements.

En deuxième lieu, le système judiciaire a constitué un élément essentiel de la revendication des Taliban d’incarner l’État en Afghanistan. En pratique, l’efficacité politique et stratégique des tribunaux est difficile à apprécier, même si de nombreux indices montrent qu’ils facilitaient l’implantation du mouvement dans des régions auparavant hostiles. Les juges taliban ont exercé dans un champ juridique polarisé par la transposition de l’affrontement politique dans le droit et la justice. Dès lors, les évaluations de ces systèmes judiciaires par les usagers étaient inséparables de la lutte en cours pour la reconnaissance d’un monopole de l’application du droit.

La légitimation des tribunaux taliban pendant la guerre n’était concevable que relativement à celle des cours du régime et aux qualifications apposées aux pratiques juridiques des acteurs de l’intervention. Ainsi, la plus grande efficacité des jugements taliban, le fait qu’ils aient été mieux respectés localement que ceux du gouvernement, et donc source de prévisibilité dans la vie quotidienne, a consacré la nature juridique de leurs verdicts, et donc le caractère légal de leur emprise. Cependant, la reconnaissance internationale dont bénéficiait le régime de Kaboul donnait à ses tribunaux un caractère officiel, et donc plus pérenne, qui faisait défaut au système judiciaire taliban dont l’autorité restait dès lors fragile.

Enfin, le système juridique Taliban a participé à la production d’un ordre social alternatif à celui du régime, caractérisé par le conservatisme social et la rigueur morale. Pris dans leur ensemble, les verdicts donnaient à voir le projet du mouvement de préserver – c’est-à-dire de reproduire – les structures de propriété et les hiérarchies sociales d’avant-guerre. Ainsi les juges imposaient-ils un régime identitaire qui reprenait les grandes lignes de celui d’avant-guerre, favorisant les Pashtounes, niant la question ethnique et reléguant les chiites dans une position subalterne. De plus, ils garantissaient la propriété privée en combattant l’accaparement violent des commandants des années 1990 et des potentats du régime, mais en assurant la reproduction des inégalités économiques autour de la terre.

Gouverner des territoires hors de contrôle d’un gouvernement est assurément différent de tenir les rênes de l’État.

Si les Taliban apparaissaient plus souples que dans les années 1990 vis-à-vis de certaines pratiques, cette ouverture ne concernait pas les questions matrimoniales. À ce sujet, les juges faisaient preuve d’une sévérité particulière, garantissant ainsi un système de domination patriarcale fondé sur une répression de la déviance dans la sphère publique et sur la délégation aux chefs de famille de la violence dans l’espace domestique. Ce programme conservateur a légitimé l’ascension sociale des élites religieuses.

En effet, l’attention au bien public des juges dissimulait un travail d’universalisation des intérêts particuliers des oulémas. En refondant l’État et la société par l’application du droit islamique, les juges promouvaient un ordre dans lequel la formation religieuse déterminerait l’accès aux positions de pouvoir. Le système juridique taliban a ainsi assis l’ascension sociale des clercs qui, dans les zones tenues par l’insurrection, cherchaient à prendre le pas sur les élites non religieuses.

Gouverner des territoires hors de contrôle d’un gouvernement est assurément différent de tenir les rênes de l’État. Les Taliban pouvaient se prévaloir de faire fonctionner des écoles et des cliniques à moindres frais, alors que désormais ils doivent au contraire assurer les salaires de l’ensemble des fonctionnaires. Ils pouvaient se consacrer aux services publics qu’ils remplissaient mieux que le gouvernement et, à l’inverse, ne pas se charger du développement économique, une activité où les Taliban se sont avérés par le passé particulièrement incompétents.

Par ailleurs, leur manière de gouverner aura des conséquences bien différentes maintenant qu’ils sont au pouvoir. Si leur gestion des questions foncières pourrait leur offrir une certaine popularité dans les villes qui ont particulièrement été affectées par l’accaparement foncier des élites du régime précédent, le caractère brutalement patriarcal de l’ordre moral qu’ils imposent pourrait les mettre dans une situation délicate alors qu’ils insistent sur leur respect des normes internationales concernant les questions de genre pour obtenir une reconnaissance internationale.

Les Taliban ont gagné la guerre dans un pays exsangue après 43 ans de guerres civiles, qui risque la mise au ban internationale et la famine après des années de sécheresse historique. Si la manière dont les Taliban ont gouverné dans la clandestinité influencera certainement leurs pratiques futures, la manière dont ils gèreront la situation critique que l’Afghanistan traverse jouera un rôle non moins déterminant dans la définition de leur gouvernement.

NDLR : Adam Baczko a fait paraître le en septembre 2021 La guerre par le droit. Les tribunaux Taliban en Afghanistan (CNRS Éditions).

Cet article a été publié pour la première fois dans le quotidien AOC le 8 septembre 2021. 


Adam Baczko

Politiste, Chargé de recherche au CNRS