Bourdieu face aux quartiers populaires
En 1993, La misère du monde s’ouvre de manière marquante sur « les « cités » ou les « grands ensembles »[1], définis spontanément comme le lieu privilégié, pour le ou la sociologue, d’observation et de mise en lumière de « points de vue incompatibles parce que également fondées en raison sociale ». La description patiente et sans équivoque de la violence sociale qui vise les habitants des quartiers populaires occupe en réalité les quinze premiers chapitres de l’ouvrage[2] et pose en quelque sorte un cadre théorique en même temps qu’un décor scriptural, un « fond d’air » qui n’est plus le rouge de Chris Marker mais plutôt le gris des HLM, des « portes fracturées tant bien que mal rafistolées » où se déploient les nouveaux antagonismes sociaux.
Ce parti-pris attire d’autant plus l’attention que ces espaces font, à cette époque, comme irruption dans l’œuvre de Pierre Bourdieu : on constate en effet l’absence relative de cet objet en tant que tel au sein des nombreux développements de sa sociologie, qui s’est jusqu’alors attelée à « rompre le cercle enchanté[3] » des modes de domination en commençant ce dévoilement par le haut et leur reproduction naturelle par les classes dominantes.
La première partie de La misère du monde décrit sans aucun doute l’intention d’un renversement. Quelque chose change, même si on sait que ce changement sera sans grandes conséquences théoriques. Compte tenu de cette consolidation des quartiers dans l’espace social, il est assez notable que dans le récent Dictionnaire international Pierre Bourdieu (CNRS Éditions, 2020) ne figurent pas les mots banlieue, cité ou quartiers.
S’agit-il alors chez Bourdieu d’un renversement de perspective, ou l’expression d’une affinité assumée entre son œuvre et des quartiers populaires qui en sont pourtant relativement absents ?
Si le terme de quartiers populaires n’est pas encore, à ce moment, usé dans le sens commun, la banlieue a déjà été investie par les sciences sociales : en 1993, « Les années banlieues » décrites par Adil Jazouli dans un ouvrage important[4] ont bel et bien commencé à reconfigurer l’analyse des classes populaires. Sur le plan politique, en 1993, la Marche pour l’égalité et contre le racisme a déjà 10 ans : cette incursion éclatante des revendications des jeunes des quartiers et de l’immigration dans le champ politique a produit une réaction de ce dernier dont l’analyse socio-historique de l’événement a mesuré depuis lors la violence[5].
Les sciences sociales sont alors quant à elles en retard dans l’analyse (et la valorisation) de ces mobilisations issues des quartiers, et on peut tout simplement déplorer qu’à ce moment-là, Bourdieu ne soit pas en avance sur ce retard : l’autonomie des luttes des quartiers populaires par rapport au champ académique se traduit par une forme de silence général dans lequel résonnent les analyses déconflictualisées de la galère (on pense bien entendu à l’ouvrage de référence de François Dubet[6])[7] ; le paradigme de l’exclusion qui s’impose à l’époque, hérité des travaux d’Alain Touraine, a tendance à éloigner de la logique politique l’ensemble des résistances et engagements politiques qui ont marqué les quartiers populaires depuis les années 1970.
Heureusement un nouveau rapport de force émerge dans les années 1990, qui se manifeste clairement lors des émeutes de novembre 2005. Les outils théoriques bourdieusiens furent alors mobilisés – et combien salutaires – pour comprendre les mécanismes sociaux de la révolte, son inscription dans une régularité historique, sa portée politique. Le traitement politique et médiatique de la révolte a ainsi rencontré une opposition intellectuelle, imposant le thème de la violence symbolique comme une clé d’interprétation des processus en cours.
Le silence relatif de Pierre Bourdieu dans les années 1980 sur ce qu’il se passe politiquement dans les quartiers populaires est ainsi rattrapé par une génération de sociologues qui, avec les armes qu’il a « disséminées », ont rompu la solitude politique (au sens d’une absence de soutien) des habitant-e-s des quartiers. Alors que cette mobilisation sociale historique, par son contenu et son ampleur, était disqualifiée par l’immense majorité du champ politique et intellectuel, une part de la sociologie française a véritablement joué un rôle de contre-feux : en faisant le lien entre les violences urbaines et les violences sociales observées sur le terrain, en enquêtant, en livrant nombre d’interprétations cruciales sur ce qu’il se passait, en contrant dans le débat public l’unanimisme de la stigmatisation.
La notion de quartier populaire contient tous les risques de la dérive essentialiste qui frappe ces lieux dominés du monde social.
Peut-on dès lors parler d’une affinité élective entre le cadre théorique de Pierre Bourdieu et les mobilisations issues des quartiers populaires ?
On sait que Bourdieu émettait d’importantes réserves sur l’usage du mot « populaire », dans son articulation à d’autres termes dans le langage courant et particulièrement celui de la politique : « épithète magique » au même titre que les autres, la notion de quartier populaire contient tous les risques de la dérive essentialiste qui frappe ces lieux dominés du monde social qui « sont parlés bien plus qu’ils ne parlent ».
La difficulté se ressent dans les premières pages de La misère du monde évoquées plus haut : Bourdieu semble peu à l’aise à l’écrit pour désigner les quartiers. Les guillemets qui encadrent les « cités » disparaissent d’une page à l’autre, l’évocation des lieux force parfois le trait des descriptions, rompant avec la précision ethnographique de ses retours d’enquête sur les champs de la culture ou de l’éducation. On est surpris de lire Bourdieu « bénir le hasard » de rencontrer « ensemble » les deux jeunes interrogés dans le (par ailleurs magnifique) chapitre L’ordre des choses, oubliant soudain l’altération de l’objet dont la pleine mesure par le chercheur est si chère à sa pratique sociologique. Le volontarisme dans la défense des quartiers populaires et de leurs habitant-e-s prend ici parfois la forme de la « bonne volonté » dont pourtant nous connaissons bien, grâce aux analyses de Pierre Bourdieu justement, l’ambivalence.
On retrouve cet inconfort dans les fameuses images de Bourdieu mis en difficultés lors d’un débat organisé à Mantes-la-Jolie dans le quartier du Val Fourré[8]. Piqué par plusieurs interventions le visant, il rétorque avec les codes de la fierté qu’il avait si bien décrits dans son ethnologie kabyle : « Vous m’avez rien appris je suis désolé… J’ai lu Sayad… Je pourrais vous en dire qui vous apprendrait sur vous-mêmes (…) C’est pas une maladie d’être intellectuel ! ». Plus tôt dans la journée, il avait été l’invité d’une émission sur une radio locale pour présenter ses travaux sur les inégalités dans l’éducation. Ces images, les seules à ma connaissance de Pierre Bourdieu dans ce type d’interaction « en mode quartiers », ont été largement commentées comme le symbole de la réception contradictoire de la « sociologie critique » « sur le terrain »[9], voire de la difficile connexion du sociologue « sacré » avec la réalité des opprimés qu’il défendait.
Cette interaction, dont les logiques de mise au défi de Bourdieu (« qui n’est pas Dieu ») par les personnes présentes sont facilement compréhensibles, fut vite récupérée par ceux que Daniel Bensaid avait appelés avec ironie les « anti-Bourdieu », ces « intelligences serviles » de l’ordre néo-libéral sautant alors sur l’occasion de faire payer à l’intellectuel la trahison qui consistait à user de son statut et de son autorité pour intervenir dans le débat public.
De cet étrange (ou plutôt fictif) face à face entre Bourdieu et les quartiers populaires, ressort plutôt une position de doute finalement très en phase avec les interrogations et méditations qui jalonnent son rapport à la politique à partir des années 1990. Bourdieu a abordé cette question, directement dans ses Propos sur le champ politique[10], sous l’angle du doute réflexif dans les Méditations Pascaliennes, et en réalité bien plus tôt dans l’élaboration d’une théorie de la pratique surgie de l’expérience algérienne, qui n’oublie jamais les tensions de la position politique du sociologue et les contours paradoxaux de son engagement dans le monde social. Il (se) posait finalement la même question que le groupe Ärsenik, mais dans son champ : « qui prétend faire [du rap] de la sociologie sans prendre position ? »
Face aux contradictions de sa position d’autorité, Bourdieu exprimait une « hésitation permanente entre le rôle de l’intellectuel compassionnel, au service du peuple, et celui de l’intellectuel sacerdotal (chef d’orchestre ou guide du troupeau). Les deux figures finissent ainsi par se brouiller sans que le dilemme soit pour autant résolu[11] ». Dans ce malaise, le conflit se manifeste parfois violemment, apparaissant soudain comme seul accès aux « possibles latéraux[12] » qui par leur dévoilement et leur exploration remettent en cause l’ordre social. Pour Bourdieu comme pour d’autres, la solidarité avec l’opprimé passait inévitablement par l’hystérésis et la socio-analyse qu’imposaient les conditions asymétriques du dialogue entre « le savant et le populaire », et leur expression forcément dérangeante par les concernés.
L’aspiration politique des quartiers populaires et de l’immigration constitue une manifestation singulière de ce conflit. La question qu’elle pose au champ politique se déplace comme en translation sur le champ scientifique : le double procès en légitimisme et en misérabilisme que les habitant-e-s et militant-e-s des quartiers ont formulé en direction de la gauche concerne aussi, dans un ricochet structural, la sociologie de la domination.
En décrivant le déterminisme des inégalités, cette dernière produirait des « psychiatres de la banlieue » (c’est l’expression corrosive utilisée par un habitant du Val Fourré lors de l’échange avec Bourdieu précédemment cité) dont l’intérêt objectif serait la persistance des phénomènes qu’ils analysent.
Ces mots rappellent ceux entendus et recueillis récemment[13] sur le rapport conflictuel entre la gauche et les quartiers populaires : « Si tu regardes bien, beaucoup de villes ont basculé le jour où ces gens-là, “le peuple de gauche” dont parlaient les cocos, ont décidé de plus être à gauche justement. Moi je dirais même qu’ils ont décidé de plus être le peuple, carrément, d’être eux-mêmes et d’exister par eux-mêmes ». On retrouve ici clairement une analogie entre le procès en hypocrisie et en misérabilisme visant la gauche, et le reproche récurrent fait à la sociologie de Pierre Bourdieu, déjà très discuté : celui de l’absence de liberté laissée aux individus par le déterminisme social, cantonnant les dominés au registre du négatif et des nécessités faites vertus.
Ces critiques sont difficiles à appréhender car elles s’inscrivent dans une rhétorique qui est aussi celle d’un certain discours néolibéral et réactionnaire autour de l’excuse sociologique ; toutefois, il s’agit de ne pas passer à côté de leur portée réflexive et dialectique lorsqu’elles sont formulées par les concernés. En somme, même si cela est difficile à entendre, nos enquêtes de terrain[14] montrent que la sociologie de la reproduction (en tant que critique de l’ordre établi) a paradoxalement intégré l’ordre du fatalisme venu entériner les modes de domination et les positions qu’ils confèrent.
En rentrant dans les schèmes d’interprétation du sens commun, ou plutôt du sens pratique des dominés, les thèses de la reproduction sont devenues une capacité de discernement politique très largement partagée : cette clairvoyance sur la consolidation active des rapports de domination rebat nécessairement les cartes de l’autorité à énoncer la remise en cause de l’ordre social. C’est le coût d’entrée dans le club de la culture populaire. L’enquête politique à mener est donc celle d’une redécouverte de la critique sociale dans sa propre critique en tant que fatalisme.
Il est assez passionnant d’observer la surreprésentation, dans les textes de rap, de la critique bourdieusienne de l’inégalité face à l’institution scolaire.
Ainsi la phrase culte de Kery James, « On est pas condamnés à l’échec » (Banlieusards, 2013) serait-elle « anti-Bourdieu » ? Elle pourrait dans un premier temps être interprétée par exemple comme un pied-de-nez à la sociologie déterministe. Mais lorsqu’on retrace l’histoire de cette formule qui ne tombe pas du ciel, on comprend en réalité l’impossibilité de sa récupération par le camp dominant et la vulgate néo-libérale du quand on veut on peut : elle s’inscrit dans la continuité d’une œuvre marquée par la description et la dénonciation des conditions de vie en banlieue, mais aussi par le constat et l’analyse d’une absence de changement, « la même merde derrière la dernière couche de peinture » (IAM, Demain c’est loin, 1997).
De la même manière, il est assez passionnant d’observer la surreprésentation, dans les textes de rap, de la critique bourdieusienne de l’inégalité face à l’institution scolaire ; ce que le rappeur Skalpel a appelé le « parcours s’colère » (2021). Les exemples sont innombrables (on ne compte plus les références aux conseiller-e-s d’orientation), mais nous pouvons nous en tenir encore à Kery James époque Ideal J, dans le morceau Le Ghetto français écrit en 1996 et dont le puissant texte été réinterprété en 2012, pour signaler l’inertie de la situation énoncée : « Si la plupart des jeunes tournent mal, c’est qu’ils ne savent plus la différence entre le bien et le mal. Principale cause, s’impose la misère, suivie de près sinon devancée par le poids d’un échec scolaire ».
C’est avec ce sens pratique constitué et verbalisé que les habitant-e-s des quartiers populaires ont fait irruption dans le champ politique en revendiquant leur origine du point de vue de la banlieue et de l’immigration. Ces mêmes habitant-e-s, et leurs porte- voix politiques et culturels, se sont réappropriés positivement un marqueur spatial : « l’effet de lieu » évoqué par Bourdieu dans La misère du monde sous l’angle de « l’entrainement vers le bas » a été dépossession mais il a été aussi repossession. L’essentiel réside dans la précision de l’espace des possibles de cette repossession et du conflit autour de celui-ci. La critique du déterminisme entre précisément par la fenêtre laissée ouverte dans la théorie de la pratique bourdieusienne. « La banlieue n’existe pas » mais pourtant, « la banlieue influence Paname, Paname influence le monde » (Médine, Grand Paris, 2017).
Ici, la culture populaire a fait son travail politique, un « travail de rupture » dirait Abdelmalek Sayad, de l’expression subjective des déchirements collectifs à la constitution nécessaire d’une « existence politique ». On sait l’importance qu’a eue Sayad (au côté d’auteurs comme Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri) tout au long du parcours de Pierre Bourdieu : dans son travail en Algérie bien sûr, mais aussi dans son interprétation de ce qui se passait en France. Ce parcours et ces liens se retrouvent clairement dans de nombreuses prises de position que nous pourrions qualifier d’antiracistes de Bourdieu, qui résonnent avec une force singulière aujourd’hui[15].
Dans ce mouvement sur elle-même de l’analyse réflexive de la violence subie, la liberté revendiquée est portée par la connaissance des mécanismes sociaux de domination et la violence de leur reproduction. Mais quel regard portons-nous sur cette connaissance ? Sommes-nous au plus haut de l’attention que nous pouvons porter aux mots de la rue comme « ressource théorique »[16] et politique ? Comment est accueillie la reformulation de l’aspiration à l’égalité, lorsqu’elle critique les contours mêmes de la critique des inégalités ? Quelles « visions et divisions » subissent les stratégies d’esquive et de confrontation qui accompagnent cette aspiration forcément conflictuelle avec les paroles politiques autorisées ?
S’inscrire dans ce tracé comporte une forme de lucidité à l’égard de ce que cela coûte, pour reprendre le titre de l’ouvrage de W.C. Heinz sur la boxe. Mais la métaphore du combat ou du face-à-face, souvent usée par le commentaire sociologique, récupère sans doute un peu rapidement les codes de l’art pugilistique en isolant le savant ou la savante dans son opposition au monde social : les dispositifs d’enquête qui assument le repérage collectif des inégalités laissent entrevoir un conflit moins idéalisé. Attention à « l’excès de confiance », nous disait Bourdieu depuis le coin du ring[17].
Dans son dernier film[18], très beau, Alice Diop interroge le « Nous » en longeant la ligne du RER B, du Nord au Sud. Pour illustrer en mots la présence synchronique de microcosmes sociaux aux apparences autonomes, elle choisit les carnets de l’écrivain Pierre Bergougnoux, venus faire écho à sa parole à elle, son « obsession » de rendre leur noblesse à des existences maintenues dans l’ombre. Ce discours ne se revendique pas sociologique : pourtant, en regardant on reconnaît si bien « l’illusion du provisoire » chez ce réparateur de voiture malien au téléphone avec sa mère restée au bled, le « choix du nécessaire » dans les divagations artistiques de jeunes garçons contemplant les avions dans le ciel du Blanc Mesnil, la consolidation active des divisions du monde social dans la reproduction des pratiques et des styles de vie… C’est la puissance politique indéniable de la sociologie de la domination que d’être ainsi entrée dans les grilles d’interprétation et d’expression ordinaires : le réel est bien devant nous, au sens d’une avance sur l’observation et l’analyse, avance rendue possible par l’appropriation tumultueuse de cette méthode. Reste peut-être une action politique déjà déclenchée, à re-connaître.
Les modes hérétiques d’interpellation des autorités notamment intellectuelles et politiques, comme les formes inédites d’engagement politique qui émergent dans les classes populaires, sont à appréhender comme des « dispositions à la reconnaissance » formées en quelque sorte grâce à la violence (et donc au rejet) du « monopole de la production et de l’imposition des intérêts politiques institués »[19]. C’est autour de cette équation reconnaissance / méconnaissance que « la force du social[20] » peut être élucidée : entre ce qui est méconnu et ce qui est reconnu se trouve un reste, qui contient sans doute la justification permanente de la sociologie critique et sa relation à la politique, son désir contradictoire et nécessaire d’y intervenir.