Politique

Z. ou le spectre du passé

Historienne

L’ascension fulgurante du journaliste du Figaro auprès d’un électorat de bourgeois parvenus à une certaine aisance s’explique largement par la nostalgie de cette France irréelle ou mythique qui fait office de refuge à nombre de nos contemporains craignant de perdre leurs repères, leurs privilèges ou leur suprématie. Ne nous y trompons pas, Zemmour est très éloigné d’un public populaire dont une part non négligeable s’est réfugiée dans les bras du lepénisme. Le chemin emprunté par les adeptes du récit national zélateur du rejet de l’autre n’a jamais été refermé. Il demeure tapi dans l’ombre d’une République construite sur une série d’impensés.

L’État français s’est toujours caractérisé par son incapacité à faire face à son passé. Depuis les lendemains des guerre napoléoniennes, jusqu’aux dernières décennies de la décolonisation, la lenteur avec laquelle l’institution étatique fait retour sur les périodes de troubles, d’incertitudes ou de conflictualité est devenue une spécificité française. Le silence de l’histoire officielle sur les compromissions avec le fascisme ou durant les années d’exploitation de pays dominés, participe de la spécialité nationale.

Nombre de générations ont été élevées dans l’idée d’une France éternelle, exempte de tout excès et pays des droits de l’homme. Les valeurs universelles, dont la nation se réclame, amplement répandues à travers le monde, auraient érigé le pays en modèle. Longtemps cette représentation permit aux autorités de faire l’impasse sur plusieurs périodes de forfaitures : celle de l’antisémitisme massif des années 1930, par exemple.

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Hérité de l’affaire Dreyfus – dont le récit fut écrit au seul profit de la République, au mépris des dreyfusards des premiers jours –, la mise à l’écart des juifs se prolongea naturellement par la collaboration du régime de Vichy avec l’Allemagne nazie. L’après-guerre fut suivie d’un long silence sur les exactions de tous ordres qui furent pratiquées par les représentants français dans le long temps de la colonisation ; le tout accompagné du rejet massif des travailleurs étrangers à l’intérieur de nos frontières.

La nostalgie d’une France irréelle ou mythique fait office de refuge à nombre de nos contemporains qui craignent de perdre leurs repères, leurs privilèges ou leur suprématie ; le détour vers un passé improbable, fréquent dans les périodes d’incertitudes, est aujourd’hui manifeste d’autant que ces dernières décennies furent mises à nu les multiples formes de domination à l’encontre des catégories que le grand historien anglais E.P. Thomson qualifiait de subalternes : les pauvres, les femmes et bien sûr les anciens colonisés.

Jusqu’alors, brandis au gré des stratégies politiques, les droits de l’homme, aux yeux d’un public de plus en plus nombreux, ne sont plus admis comme simple déclaration de principe : les droits universels deviennent réalité et impliquent des obligations envers autrui, les étrangers et les migrants en particulier. C’est pourquoi ces mêmes droits sont jugés suspects aux yeux des conservateurs de tous bords, face à la brèche ouverte par une fraction de la population qui ne souscrit plus au point de vue des dominants.

Or, la perception du monde, à la tête duquel figuraient les catégories sociales méritantes et bien nées, fut partagée par nombre de faiseurs d’opinion, de droite comme de gauche. Longtemps, en effet, le silence régna dans le camp libéral comme dans les rangs de la social-démocratie sur la longue collaboration de leurs représentants respectifs aux méfaits de la colonisation. Dans leurs rangs, la hiérarchie sociale était acceptée comme constitutive de l’organisation des sociétés et la naturalisation des infériorités allait de soi.

Du côté de l’opposition communiste, après des années de propagande en faveur d’un socialisme mythique dit scientifique, sur l’autel duquel furent sacrifiés les opposants hostiles au marxisme d’État, lui-même, organisateur des camps d’internement, les expériences d’auto-organisation dites utopiques ont été écrasées pendant que les voix féministes étaient réduites au silence.

La société se réveille d’un long sommeil dans lequel l’avaient plongé les idéologues de toute espèce.

Mais en dépit de la survivance de ces opinions parallèlement à la perpétuation de l’économie capitaliste, c’est un autre monde possible qui aujourd’hui se dessine après la faillite de la plupart des idéologies ; les horreurs coloniales sont mises au jour et les multiples formes de domination masculine sont aujourd’hui contestées. Partout, la lutte contre le racisme est ouverte, les résurgences d’antisémitisme ne peuvent plus être déniées et les féminicides ne sont plus officiellement tolérés. Les illusions tombent et les mensonges d’hier se révèlent.

Une certitude cependant, le triomphe du néolibéralisme dont la suprématie mondiale se déploie avec la participation active de l’ensemble des partis de gouvernements. En même temps le capitalisme dévoile son vrai visage devant les échéances climatiques jugées incontournables par le plus lucides. Les dirigeants de la plupart des grands groupes, industriels ou financiers, détournent le regard ou tout simplement refusent d’examiner la réduction drastique des énergies comme une option possible. Le fétichisme de la marchandise se donne à voir désormais sans fard.

Toute une frange de la population, sans réelle concertation, aspire à une démocratie vraie ou pour le moins à une participation plus grande aux décisions collectives. Des expériences voient le jour un peu partout après la faille creusée par les Gilets Jaunes en France, le Hirak en Algérie, et par les différents soulèvements du Soudan jusqu’au Chili.

Malgré les répressions dont ces mouvements firent l’objet, avec le risque de pouvoirs autoritaires en cours d’ascension, ces insurrections populaires ont durablement déstabilisé un système représentatif fatigué, si peu conforme aux déclarations de principe, qui sont à l’origine des illusions propagées pour faire croire à l’exercice souverain des pouvoirs par les populations.

La société se réveille d’un long sommeil dans lequel l’avaient plongé les idéologues de toute espèce. Le réchauffement climatique n’est plus contesté et l’ampleur de la disparition de la biodiversité est déplorée par un grand nombre d’entre nous, tandis que les laissés pour compte des sociétés inégales se soulèvent.

On comprend alors que l’électorat qui a le plus à perdre dans les contestations actuelles se tournent vers ses traditions et ravivent ses références nationales engrangées dans le fond du nationalisme français, et dont les références sont aisément accessibles dans les manuels scolaires. Le récit national, avec ses héros, de Jeanne d’Arc à Napoléon Ier, est là, présent dans les mémoires.

Les dénonciations des inégalités, le respect de l’autre avec ses singularités, le besoin de faire entendre raison aux anciens dominants, ne peuvent être acceptées par les nostalgiques de la nation française, laquelle aurait été empêchée de garder son Empire, au nom de l’autodétermination des pays colonisés, tout en étant contrainte d’accueillir, à l’intérieur de ses frontières, une population autrefois à son service.

Car si l’universalité des droits se concrétisait, tout le système social fondé sur les capacités des meilleurs, selon l’appellation consacrée du libéralisme au profit d’une minorité, s’effondrerait. Or, si l’aboutissement de ces espoirs n’est pas encore inscrit dans le programme des réformateurs autorisés, les ouvertures vers un autre monde possible ne sont plus cantonnées dans les laboratoires des universités ; tout un public d’ignorants s’est emparé de ces réflexions critiques et contribue, en y participant, à la relecture du passé.

Là, à mon sens, se trouve l’explication de l’ascension fulgurante du journaliste du Figaro auprès d’un électorat de bourgeois parvenus à une certaine aisance qui n’attendait qu’une voix pour faire entendre la sienne. Ne nous y trompons pas, Zemmour est très éloigné d’un public populaire dont une part non négligeable s’est réfugiée dans les bras du lepénisme. Le chemin emprunté par les adeptes du récit national zélateur du rejet de l’autre n’a jamais été refermé. Il demeure tapi dans l’ombre d’une République construite sur une série d’impensés. Parmi lesquels : la liberté de tous, l’égalité réelle entre les individus, le respect de l’autre, quelles que soient ses origines.

Combien de temps a-t-il fallu pour inscrire les lois du gouvernement de Vichy d’interdiction faite aux juifs de travailler dans la fonction publique dans les manuels scolaires, au même titre que les hauts faits de la résistance ? 1985 ? Soit dix ans après la publication de l’ouvrage de l’historien américain Robert Paxton, La France de Vichy, en 1972 ? Paxton ! Un auteur étranger dont les analyses sont contestées par le héraut de la France pétainiste ?

Qu’on ne s’étonne pas qu’Éric Zemmour, favori des médias, protégé de Bolloré, reprenne le flambeau de la France éternelle chère à Drumont, Barrès et autre Maurras.

La France fut considérée comme un pays d’exception puisque le nombre de juifs victimes de la Shoah était moindre qu’ailleurs relativement à sa population, le gouvernement de Pétain devait bien avoir, à son niveau, contribué en partie au sauvetage ? Telles sont les rumeurs, tenaces. Qu’importe les preuves apportées par les historiens qui, nombreux, firent un sort à ces fadaises.

Les tenants de ces thèses passent volontiers outre la vérité historique, l’idée répandue auprès d’un public crédule importe davantage. Combien de fois n’a-t-on pas entendu évoquer les deux Frances complémentaires, celle de de Gaulle, le résistant, et celle de Pétain, le protecteur, vainqueur de 1914-1918, apôtre de la terre et de la famille. En ce sens il pouvait se réclamer de l’héritage de la République de 1848 dont le préambule de la constitution affirmait que la République « a pour principe la liberté, l’égalité et la fraternité et pour base, la famille, le travail, la propriété et l’ordre public ».

Qu’on ne s’étonne pas qu’Éric Zemmour, favori des médias, protégé de Bolloré, reprenne le flambeau de la France éternelle chère à Drumont, Barrès et autre Maurras. Le livre Les Déracinés de Maurice Barrès, paru en 1897, n’a cessé d’être réédité. Cet ouvrage n’a-t-il pas eu un des plus grands succès de librairie pendant de longues années ? Il a largement entretenu le nationalisme et l’attachement au sol français dont les étrangers devaient être exclus.

Charles Maurras, toujours aussi populaire auprès de l’intelligentsia, ne bénéficia-t-il pas du soutien de grands hommes d’affaires ? Son journal l’Action Française, reçut les subsides de riches industriels tel François Coty (1874-1934). Les Cercles Proudhon, crée en 1911 par Georges Valois (1878-1945), nationaliste et monarchiste dont l’ambition était de s’implanter dans les milieux syndicaux, tenta de concilier nationalisme et socialisme.

Pendant ce temps, la brochure de Bernard Lazare, La Vérité sur l’affaire Dreyfus, une erreur judiciaire, publiée en 1896 à Bruxelles est restée inconnue du public. Mort en 1903, Bernard Lazare resta un étranger pour l’école de la république qui oubliera de mentionner son nom. Drumont qui fut député de la région d’Alger, élu par les Français d’Algérie, tout comme Barrès et Maurras, ont fait la France telle qu’elle est devenue. Bernard Lazare, un des premiers Dreyfusards : Non.

Le film de Polanski, consacré à l’Affaire, le montre admirablement bien. Dreyfus est mort sans avoir été réellement réhabilité. Le colonel Picquart, antisémite, dont la ténacité au sein de l’armée a fini par l’emporter, devenu ministre des Affaires étrangères, refuse à Dreyfus de prendre en compte ses années de prison et d’internement à l’Île du diable dans la comptabilité de sa carrière.

Alors ne nous étonnons pas d’entendre dans la bouche de Zemmour que Dreyfus pourrait avoir été coupable. Dans l’esprit de nombre de Français dont l’antisémitisme est associé au racisme ordinaire, Dreyfus, malgré le courage incontestable d’un Zola et autre Jaurès, à qui on pardonna les écarts de langage légèrement antisémites, reste un étranger dans son propre pays.

Et que dire des mensonges puis du silence sans fin à propos des tueries du 17 octobre 1961 ? La nostalgie des années 1960, mise en musique par le lancement de campagne d’Éric Zemmour, en effet, parlons-en. C’était le temps de la police répressive, contre les manifestations en faveur de l’indépendance algérienne. Le vocabulaire courant entendu dans les commissariats, jusqu’aux hôpitaux, sur les crouilles, les troncs et autres racailles s’intégrait à la France, fière de ses états de service en Afrique comme en Indochine !

Considéré comme historien de seconde zone, Einaudi fut laissé à l’écart de la communauté jusqu’à ces dernières années.

Certains termes ont été réitérés voire actualisés par les chefs d’État comme Nicolas Sarkozy, pour qui, comme on le sait, l’Afrique n’avait pas d’histoire, comme d’ailleurs certains anthropologues ont pu le véhiculer. Combien de temps a-t-il fallu pour que les travaux de l’historien Jean-Luc Einaudi, sur les exactions de la police française, le 17 octobre 1961, sous les ordres de Maurice Papon, fait commandeur de la légion d’honneur par le Général de Gaulle, préfet de police, soient reconnus ? Considéré comme historien de seconde zone, Einaudi fut laissé à l’écart de la communauté jusqu’à ces dernières années.

Et que dire du traitement infligé au livre d’Henri Alleg, La Question, écrit en 1958 et qui dénonçait la torture en Algérie, livre interdit, son auteur condamné ! Mitterrand lui-même, ministre socialiste, garde des sceaux sous le gouvernement Guy Mollet, défenseur du projet de loi relatif aux pouvoirs spéciaux accordés à l’armée concernant la justice sur le territoire algérien, se tut évidemment sur les exécutions que lui-même avait approuvées lorsqu’il était ministre, pendant la guerre d’Algérie.

Devenu président, en 1981, avec la confiance enthousiaste de l’électorat de gauche, Mitterrand laissa s’installer un silence pesant, sur ce passé qui décidément ne passe pas. Que l’on ne s’étonne pas d’entendre à nouveau des propos racistes à l’encontre des étrangers ! Le candidat de l’extrême droite, en plein accord avec la fraction de l’opinion  hostile aux noms à consonance étrangère et admiratrice des romans français de Michel Houellebecq – auteur de Soumission –, prévoit de renvoyer une large part des immigrés hors de France. Tout ce monde a fait la France. Einaudi, Alleg et bien d’autres, comme Charlotte Delbos rescapée d’Auschwitz, dont on a oublié, les Belles lettres, recueil d’articles publié dès 1961, sur le manifeste des 121 et la résistance à la guerre d’Algérie : Non.

Qu’on ne s’étonne pas que les frileuses avancées du gouvernement actuel, reconnaissant la responsabilité de l’armée dans l’affaire Maurice Audin et celle de la police française, le 17 octobre, provoque le désaveu de la population nostalgique de l’Algérie française. Ils ont fait la France, les Algériens assassinés et jetés dans la Seine : Non ! Longtemps les photos prises par le photographe Elie Kagan sont restées cachées parce qu’interdites d’exposition ! Kagan non plus n’a pas fait la France telle qu’elle est aujourd’hui !

Et que dire du féminisme régulièrement mis en cause pour ses excès ? On oublie que les femmes n’ont cessé de lutter en faveur de l’égalité. De longues années, en vain. La France et ses institutions ont beaucoup tardé à leur donner le droit de vote (ordonnance d’octobre 1944), le Conseil de la résistance lui-même avait omis de penser à la question.

Les révolutionnaires français, jacobins et autres girondins, à l’origine du monde moderne, suivis par le premier Empereur, dont on vient de célébrer l’anniversaire de la mort, avec force publications d’ouvrages hagiographiques, ont été à l’initiative du Code civil dont le dernier article, entravant le droit des femmes, n’a été aboli qu’en 1965. Celui-ci donnait tardivement la possibilité aux femmes de travailler sans l’autorisation du mari. Ces lois et autres codes ont fait la France, les femmes : Non.

On comprend que le genre, parmi d’autres concepts utilisés pour aider à questionner les savoirs établis, soit rejeté. Sous la présidence Hollande elle-même, les tentatives de la ministre de la Recherche en vue d’inscrire l’enseignement du genre à tous les niveaux de l’école primaire à l’université, ont été balayés par la Manif pour tous, vent debout contre cette novation insupportable aux yeux des conservateurs catholiques et autres réactionnaires.

Qu’on ne s’étonne pas que toute une frange de la population de droite et d’extrême droite redresse la tête, heureuse d’avoir désormais un mentor à l’écoute de ses aspirations. Celui-ci, sans grand effort s’installe sur le fond des impensés d’une république édifiée au cours des ans dans le lit d’une histoire d’exclusion, celle des femmes, des étrangers, matinée de haine de l’autre, en dépit du courage de quelques-uns.

Plus que jamais, indépendamment du travail des historiens, les autorités se doivent de revisiter le passé qui décidemment ne passe pas. La clarté des engagements est à ce prix.


Michèle Riot-Sarcey

Historienne, Professeure émérite à Paris 8

Rayonnages

Société

Mots-clés

Mémoire