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Brexit : un anniversaire sans tambour ni trompette

Juriste

Alors que ce début de semaine marque le deuxième anniversaire de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, Boris Johnson est appelé à la démission jusque dans son camp après la révélation des nombreuses fêtes qui se sont déroulées au printemps 2020, en plein confinement, dans ses appartements privés. L’occasion d’un bilan d’étape du Brexit.

Si la relation entre l’Union européenne et le Royaume-Uni post-Brexit devait inspirer un compositeur, nul doute qu’il trouverait un terrain plus fertile à l’expression de son sentiment en empruntant les chemins méandreux du dodécaphonisme plutôt qu’en le traduisant dans la clarté d’une partition au classicisme tonal.

Dès l’ouverture des négociations en 2017, le dialogue de sourds a d’abord dominé. Les Européens nourrissaient un ressentiment vif à l’égard de l’ingratitude de Britanniques qui avaient pourtant réussi à faire évoluer l’Union européenne en conformité avec leurs orientations économiques. De l’autre côté de la Manche, la conviction arrogante de dirigeants persuadés qu’ils parviendraient à mener à bien leur stratégie de cherry-picking a pollué les trois ans et demi de discussions nécessaires à la conclusion de quatre traités.

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Pour rappel, la première partie du processus du Brexit s’est étalée du référendum au 1er février 2020, date à laquelle un accord est entré en vigueur afin d’aménager, à titre principal, la transition vers une sortie ordonnée. La seconde partie a porté sur les relations futures entre les deux partenaires qui sont désormais encadrées par trois traités de droit international dont le plus important est l’Accord de commerce et de coopération. Après une application provisoire le 1er janvier 2021, les institutions européennes et britanniques les ont ratifiées au printemps pour une entrée en vigueur définitive le 1er mai.

Malgré les dissensions, le rigorisme européen et les calculs politiques des deux Premiers ministres britanniques qui ont géré les négociations (Theresa May, puis Boris Johnson), la conclusion de quatre accords inédits en moins de quatre années est une performance pleine de virtuosité diplomatique. Ce travail efficace répondait aux craintes économiques du hard Brexit, mais il laisse un goût d’inachevé. La première année d’application des traités a été percluse de discordances, tandis que l’actuel gouvernement conservateur au Royaume-Uni est encore loin d’apporter des preuves tangibles d’un Brexit harmonieux.

Une année percluse de discordances

Parmi les multiples couacs qui ont émaillé l’application des accords du Brexit, certains ont été exploités à des fins principalement politiques et exagérément dramatisés par les médias. Tel fut le cas des affrontements franco-britanniques réguliers dont celui sur la pêche est une conséquence directe du Brexit. Cependant, la mise en œuvre laborieuse du Protocole sur l’Irlande du Nord et la République d’Irlande (annexé à l’accord de retrait, mais dont la concrétisation attendait la conclusion de l’Accord de commerce et de coopération) fut un motif sérieux d’une forme de cacophonie entre les deux partenaires qui devrait perdurer bien au-delà de 2021.

À la décharge de l’Union européenne, Boris Johnson et David Frost (le ministre négociateur en chef de la task force Europe) ont régulièrement menacé de claquer la porte des discussions, suscitant les soupirs pleins d’impatience et de fatigue de Maros Sefcovic, le vice-président de la Commission chargé du dossier. Les errances d’Albion s’expliquent par quatre motifs principaux.

Le premier est historique et culturel : les dirigeants anglais ont rarement fait beaucoup de cas de la province irlandaise, y laissant pourrir les situations jusqu’à la tragédie. L’accord du Vendredi saint a mis fin en 1998 à la guerre civile sans parvenir à établir une stabilité politique que le Brexit rend encore moins plausible.

À l’automne 2019, lorsque Boris Johnson a en partie obtenu gain de cause sur le Protocole nord-irlandais, il a feint d’en ignorer la complexité tout en tardant à préparer l’administration britannique à l’application matérielle du texte. Le Premier ministre a préféré récolter prestement les fruits électoraux de sa victoire diplomatique en trompe-l’œil pour se désintéresser du Protocole dans les premiers mois de 2020 – bientôt éclipsés par la pandémie de Covid-19.

La deuxième raison découle de la remarque précédente. Le gouvernement britannique n’a pas bien anticipé les nouvelles contraintes d’un Brexit synonyme de procédures plus astreignantes afin de certifier l’origine et la qualité de marchandises susceptibles de passer du Royaume-Uni à l’UE via l’Irlande du Nord. En effet, comme les biens circulent librement entre les deux parties de l’Irlande en vertu du Protocole et de l’Accord de commerce et de coopération, les contrôles doivent être opérés en amont de l’expédition des denrées vers l’île d’Irlande, c’est-à-dire aux frontières du marché intérieur britannique. Rapidement, des pénuries en ont résulté, y compris pour des produits de première nécessité ou essentiels à la gestion de l’épidémie.

En troisième lieu, le régime juridique de l’Irlande du Nord crée une scission au sein du marché britannique qui est vilipendée à double titre par les unionistes irlandais (le DUP) et une partie des conservateurs.

Pour les tenants du maintien strict de l’Irlande du Nord dans le giron du Royaume-Uni, le Protocole favoriserait les velléités de ceux qui soutiennent la réunification de l’île. Le Brexit exercerait en somme une attractivité inéluctable du nord vers le sud.

Pour les tories les plus hostiles à l’UE, la soumission de l’Irlande du Nord aux règles commerciales européennes (qui implique la compétence résiduelle de la Cour de Justice) afin d’éviter le rétablissement de contrôles douaniers sur l’île est inacceptable. Lord Frost, lui-même hard brexiter et appuyé pendant de longs mois par le Premier ministre, a donc essayé de détricoter le Protocole, voire de soutenir son abrogation au profit d’un texte moins contraignant. Il a également tenté d’obtenir une nouvelle gouvernance qui devait évincer la juridiction de la Cour de justice. Mi-décembre, constatant l’échec de sa stratégie et le commencement d’un recul de son gouvernement, Lord Frost a démissionné. Il est le troisième membre de l’Exécutif chargé du dossier du Brexit à jeter l’éponge après David Davis et Dominic Raab.

En dernier lieu, le gouvernement britannique a fait preuve de mauvaise foi en laissant accroire qu’il découvrait les conséquences négatives de l’application du Protocole, devenu en quelques semaines un véritable « accord du diable » pour les hard brexiters. Une rapide lecture de la littérature académique sur cet aspect, datant même du début des négociations de l’accord de retrait, suffisait à comprendre que les deux parties ne disposaient que d’une alternative pour éviter le rétablissement d’une frontière dure entre les deux Irlande : soit le maintien de tout le Royaume-Uni dans le marché unique européen en suivant l’exemple de la Norvège ; soit le soutien à un régime spécifique pour l’Irlande du Nord. La seconde proposition a été choisie.

Il convient de l’assumer jusqu’au bout, quitte à accepter une phase d’adaptation plus longue que Boris Johnson a pourtant écartée tout au long de l’année 2020. À la fin de 2021, c’est une transition de fait qui s’impose, l’Union européenne ayant concédé dès l’été une suspension des contrôles sur les marchandises circulant entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord. 2022 sera donc encore une année de négociations sur ce sujet avec des élections à l’Assemblée d’Irlande du Nord au printemps qui seront scrutées avec grand intérêt.

Les calculs et l’hypocrisie anglaise (plus que britannique) dans le dossier nord-irlandais sont moins prégnants dans les oppositions avec la France qui sait également manier la mauvaise foi avec une certaine maestria. Sans revenir sur deux dossiers qui ne concernent pas directement le Brexit (à savoir les passes d’armes bien peu humanistes à propos des migrants ou les échanges au vitriol à propos de l’affaire des sous-marins australiens plutôt humiliante pour la France), le sujet des licences de pêche a focalisé l’attention dès la fin de l’hiver 2021.

Sans entrer dans le détail des dispositions complexes de l’Accord de commerce et de coopération (ACC), le gouvernement français a retenu une approche logiquement favorable à ses pêcheurs en considérant que l’octroi des licences de pêche, en particulier dans les eaux de Jersey et Guernesey, devait conduire au statu quo quantitatif par rapport aux années antérieures au Brexit.

Les Britanniques, pour leur part, n’ont cessé de rappeler que l’ACC prévoit un mécanisme administratif de confirmation des licences en fonction de preuves de la réalité de la pêche. La procédure est longue et doit répondre aux critères fixés par Londres et les îles anglo-normandes (en l’absence de quelconques précisions dans l’ACC sur ce point). Le processus retenu (auquel s’ajoutent les difficultés des petits exploitants de démontrer l’effectivité de leur activité) a entraîné une distribution au compte-gouttes des licences, voire à des refus. Si la grande majorité des pêcheurs français disposent, à la fin de l’année 2021, du précieux sésame maritime, leur gouvernement soutient toujours une satisfaction à hauteur de 100 % des demandes.

Au fil des mois, la ministre de la Mer et le secrétaire d’État aux Affaires européennes ont régulièrement joué le récital de la dramatisation et le couplet des sanctions emblématiques. Nombre d’entre elles étaient disproportionnées, comme celle d’une coupure de l’approvisionnement en électricité de Jersey ou Guernesey.

Quelques jours avant la fin du mois de décembre, et alors que l’administration britannique a continué d’attribuer des licences (en s’entendant, par ailleurs, avec la Commission sur les quotas de pêche pour l’année 2022), la France a officiellement saisi l’UE afin que soient actionnés les mécanismes de règlement des différends prévus par l’ACC. À l’heure où nous écrivons ces lignes, et à la lumière des enjeux limités du problème pour l’Union européenne, il n’est pas garanti que Bruxelles ouvre un nouveau front contentieux contre les Britanniques qui, en l’espèce, ne sont pas les plus en tort.

Bien que symbolique au regard de la part relative de la pêche dans les économies respectives de l’UE et du Royaume-Uni, l’imbroglio halieutique est symptomatique des tensions de l’année 2021. Il est une illustration concrète du fait que le Brexit n’est pas qu’un défi pour les seuls Britanniques. Tout comme le Protocole nord-irlandais, c’est également un exemple de la manipulation d’un accord qui n’est pas forcément aussi précis que sa longueur le laisse supposer. La qualité de sa mise en œuvre dépend largement de la bonne foi des interprètes de la partition diplomatique qu’ils ont écrite de concert en 2020.

L’Union européenne ne peut pas être mise en défaut à cet égard, contrairement au Royaume-Uni (ou, à titre plus accessoire d’un État membre de l’UE comme la France). Les crises successives auxquelles le gouvernement britannique doit faire face, mais aussi le dogmatisme et le dilettantisme de son Premier ministre, l’expliquent. Elles rendent bien lointaine une résolution harmonieuse du Brexit.

La résolution encore lointaine d’un Brexit harmonieux

La pandémie de Covid-19 et le Brexit contribuent à accentuer une situation de crise dans laquelle se retrouve le Royaume-Uni depuis quelques années, sans qu’il soit toujours possible d’identifier la cause fondamentale de tel ou tel problème. Le meilleur exemple fut l’épisode de la pénurie de main-d’œuvre dans le transport routier. Les confinements successifs et les restrictions à la libre circulation des chauffeurs de poids lourds du fait de la volonté des autorités publiques européennes de circonscrire la circulation du virus sont incontestablement un facteur majeur de cette raréfaction.

Cependant, il ne fait pas moins de doute que l’application des traités relatifs au Brexit a fortement contribué à limiter les échanges de biens et la circulation des personnes. L’éviction du Royaume-Uni du marché unique ne pouvait qu’entraîner ce type de conséquences. Les données d’ores et déjà acquises par l’Office for Budget Responsibility britannique confirment une diminution sensible des échanges UE/Royaume-Uni avec une chute inédite en janvier 2020 (premier mois d’application provisoire de l’ACC qui a imposé aux entreprises de prendre en compte de nouvelles obligations en un temps record). Il n’en demeure pas moins que le Brexit n’est pas le chaos annoncé lors de la campagne de 2016, mais apparaît plus comme une maladie chronique dont les effets économiques réels se feront ressentir sur le long terme.

Cette appréciation « sotto voce » sur le terrain économique s’explique notamment par des altérations en mode mineur entre la législation britannique et le droit de l’UE. Si plusieurs lois ont été votées ou sont en voie d’adoption dans des champs qui relevaient auparavant des compétences de l’Union (environnement, agriculture, bien-être animal, professions réglementées par exemple), elles ne révolutionnent pas l’état du droit antérieur. Tout au plus, le législateur britannique semble s’inscrire volontiers dans une divergence passive en ne tenant que partiellement compte des évolutions normatives européennes.

Il est tout de même intéressant de constater que le Royaume-Uni a pris des mesures beaucoup plus ambitieuses que l’Union européenne en matière environnementale. La loi sur l’agriculture a ainsi intégré au cœur de son dispositif d’octroi de subventions des critères liés à la durabilité des cultures et à une réduction des gaz à effet de serre. La dernière mouture de la politique agricole commune, si elle n’ignore pas ces dimensions, est loin de promouvoir cette logique qualitative au profit d’objectifs qui demeurent avant tout quantitatifs. Le Green Brexit doit se traduire dans les actes, mais le traditionnel British bashing a tendance à occulter de (rares) aspects positifs de l’ère post-Brexit.

Sur le terrain international, les ambitions de Boris Johnson peinent à se concrétiser sur deux points. Primo, le projet de Global Britain est encore dominé par une forme de sfumato géostratégique. Il n’est pas certain que les Britanniques puissent faire autre chose que de suivre le cousin américain, ce qu’ils faisaient déjà à l’époque où ils appartenaient à l’UE. Par ailleurs, le rapport publié au printemps 2021 sur le positionnement diplomatique et militaire du Royaume-Uni (l’Integrated Review) témoigne d’aspirations mesurées. Surtout, il dénote l’incapacité du gouvernement à expliciter l’avenir de la relation avec l’Union européenne. En revanche, le Royaume-Uni semble avoir parfaitement compris que les enjeux contemporains se situent désormais dans la zone indopacifique et que les liens étroits avec les États-Unis via l’AUKUS sont une condition sine qua non pour les maîtriser convenablement.

Secundo, la conclusion d’accords commerciaux avec des États tiers est loin de pallier les conséquences du retrait du marché unique. À la date du 1er janvier 2022, le Royaume-Uni a signé 67 accords de libre-échange avec des États tiers à l’UE. En dépit de ce chiffre significatif, une grande partie d’entre eux est une réplique des accords précédemment conclus par l’UE pour le compte du Royaume-Uni. Quant aux traités inédits avec le Japon et l’Australie, ils ont une portée encore circonscrite. Ils suscitent, de surcroît, des réactions négatives des agriculteurs qui craignent une nouvelle concurrence.

C’est finalement sur le front de la politique interne que le Brexit est le plus inquiétant. Le Royaume-Uni était déjà soumis à des forces centrifuges allant crescendo depuis plusieurs décennies. La sortie de l’UE n’a fait que les accélérer. Hormis la perspective d’une réunification de l’Irlande, l’indépendance écossaise continue de former une menace à l’unité du Royaume. Quand bien même ces hypothèses sont loin de se concrétiser et restent tributaires d’une entente politique exigée par les arrangements constitutionnels nationaux, elles sont une épée de Damoclès au-dessus de la tête du Premier ministre britannique.

La réalisation de la promesse de parvenir à faire le Brexit (To get Brexit done) n’a profité que peu de temps à Boris Johnson. Après avoir répondu à une partie de l’électorat (en particulier du nord de l’Angleterre) sur la question migratoire par des restrictions drastiques à la libre circulation (des travailleurs et des étudiants européens avec l’extinction des programmes Erasmus), puis par une réforme populiste du droit de la nationalité et de l’asile, le gouvernement actuel n’est désormais plus jugé que sur sa gestion erratique de la pandémie de Covid-19.

Finalement, si le Brexit reste d’abord un problème britannique, un tel constat ne saurait occulter un regret qui n’a rien d’accessoire : il n’a toujours pas suscité une réflexion critique sur l’avenir politique d’une Union européenne qui fait l’objet de contestations croissantes en son sein. Au chant du départ empreint de la résurgence d’un Rule Britania réactionnaire pourrait succéder une inquiétante pavane pour un processus intégrateur européen défunt.


Aurélien Antoine

Juriste, Professeur de droit public à l’Université de Saint-Étienne

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Brexit