Politique

Gilets Jaunes : quels enseignements pour la compréhension de la société ?

Sociologue

À quelques semaines de l’élection présidentielle, la mobilisation des Gilets Jaunes démarrée fin 2018 pèse forcément sur les débats en cours et à venir. Questionnant la politisation des classes populaires, cette « révolte des budgets contraints » oblige les politiques et les chercheurs à un déplacement par rapport aux cadres d’analyse habituels. Par son caractère inédit, le mouvement reste une formidable porte d’entrée dans la sociologie des franges les plus invisibilisées de la société française.

Ce qui était sans doute le plus étonnant en réalisant une enquête de sciences sociales sur les ronds-points des Gilets Jaunes, c’était la manière dont leur engagement et cette mobilisation semblaient aller de soi pour eux, comme si elle était évidente, comme s’il n’y avait pas trop de question à se poser. D’ailleurs, quand nous les interrogions, ils répondaient, mais posaient peu de questions en retour.

La parole publique semblait elle aussi complètement absente : ni banderole, ni tract, ni assemblée générale, ni représentant, ni liste de revendications. On comprend que cette révolte ait pu désarçonner gouvernants, spécialistes des mouvements sociaux, et journalistes. Parmi ceux couvrant les actualités locales, quelle ne fut pas leur surprise de constater qu’ils ne connaissaient aucun des protagonistes des ronds-points et qu’ils avaient affaire à des personnes qui se déclaraient sans appartenance partisane, syndicale, ou associative. Et de se voir répondre, quand ils demandaient « qui est responsable du rond-point ? », une pirouette humoristique : « C’est Emmanuel Macron ».

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Cette mobilisation est donc surprenante et passionnante parce qu’elle questionne l’état de la société française et sa représentation dans le débat public, et invite à rouvrir des chantiers de recherche qu’on pensait clos, notamment sur la politisation des classes populaires dont toutes les enquêtes montrent qu’elles y étaient surreprésentées. Comment donc expliquer une telle mobilisation de la part de milieux sociaux dont toute une tradition de science politique a souligné la distance au politique, leur sentiment d’incompétence en la matière, et la faiblesse de leurs engagements citoyens ?

Des modes de vie en commun

Dans une récente publication[1], nous proposons modestement quelques jalons pour tenter de répondre à cette interrogation, en nous appuyant sur une ethnographie menée in situ sur les ronds-points depuis le 17 novembre 2018 jusqu’à l’expulsion de la plupart d’entre eux mi-janvier 2019. Cela nous a permis de rencontrer localement près de 350 personnes, et a débouché sur la poursuite d’une enquête plus approfondie auprès de certains participants. La thèse que nous en retirons est que cette mobilisation était profondément ancrée dans des modes de vie partagés par de larges franges de la population française, mais qui sont aujourd’hui remis en cause de manière tout à la fois écologique, économique, et politique.

Au fond, ces manières de vivre des Gilets Jaunes sont l’objet d’un certain mépris de la part d’autres milieux sociaux tels que les mondes enseignants, de la culture, ou de la réussite mondialisée. Cet ancrage dans des modes de vie est fondamental parce qu’il explique d’une part la perplexité qu’ils ont pu susciter, et d’autre part le fait qu’ils n’ont pas été rejoints par ces franges de la société.

Pour comprendre comment une telle révolte a pu s’échafauder, il faut donc partir de ces formes de mobilisation très particulières que sont l’occupation de ronds-points et le « filtrage » (sic) du trafic routier, et comment elles ont pu être mises en œuvre des jours puis semaines durant.

Celles-ci rendaient d’abord visibles la grande familiarité des présents avec la circulation routière, vis-à-vis de laquelle ils se sentent très à l’aise. D’ailleurs, sur les conseils d’ouvriers de la logistique, tout un dispositif matériel a été mis en place : tous sont vêtus d’un gilet jaune les rendant bien visibles et qui est pour beaucoup une tenue de travail, et des obstacles composés de matériel logistique (palette) et routier (plots, glissières de sécurité en plastique, pneus) ont été disposés sur la chaussée pour faire ralentir les automobilistes. Cette aptitude à réguler le trafic s’accompagne de toute une gestuelle (claquer dans ses mains, tourner les bras, lever le pouce), mais aussi de commentaires incessants sur les styles de véhicules et leur état (« aïe aïe ça ne va pas passer le contrôle technique », « magnifique », etc).

Les milieux de la route

Toutes ces observations de visu font écho à la composition sociologique des présent-e-s et à l’omniprésence des « milieux de la route » : des chauffeurs et des mécaniciens du côté des hommes, des professions de la santé et des services à la personne du côté des femmes.

Toutes ces catégories ont en commun un usage intensif de la voiture, et sont donc directement concernées par au moins deux décennies de réformes : les taxes sur les carburants et les fluctuations de leurs prix, mais aussi la multiplication des contrôles (excès de vitesse, alcoolémie) et des sanctions routières (amendes, retrait de points puis suspension du permis de conduire, voire emprisonnement en cas de récidives), la mise en place du contrôle technique (1992) puis son durcissement (annoncé en 2018, suspendu puis finalement entré en vigueur en 2019), et quelques mois avant les Gilets Jaunes, le passage de la limite de vitesse sur les routes secondaires de 90km/h à 80km/h (juin 2018).

Cette accumulation est vraiment centrale pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, car elle contrecarre des formes d’ethos populaire liées à la conduite automobile (prestance, adresse, séduction) et plusieurs décennies de représentations positives de la voiture (cinéma, publicité, réussite sociale).

Toutes ces mesures ont pu donner l’impression de « tomber toujours sur les mêmes », et notamment sur les ménages populaires périurbains dont beaucoup sont dépendants de leur véhicule pour aller quotidiennement faire leurs courses ou aller au travail : « c’est pas normal de payer pour aller travailler » nous a-t-il été dit au sujet de contraventions pour quelques kilomètres heures au-dessus de la vitesse autorisée. C’est ce dont les Gilets Jaunes essayent de convaincre les automobilistes avec qui ils engagent autant que possible une mini-conversation ajustée pour les rallier à leur cause : manifestation de déférence pour les plus âgés, propos flatteurs à l’égard de certaines conductrices, interactions avec d’éventuels enfants qui se trouvent à l’arrière de la voiture ou bien avec les deux membres d’un couple (le plus souvent l’homme conduit et sa femme est à ses côtés), ou évocation du chien qui s’agite à l’arrière.

Il s’agit au fond de ce que nous avons appelé un travail de politisation in situ, en pratique, qui a lieu dans un environnement que les protagonistes fréquentent quotidiennement, et qui s’appuie à la fois sur la relative proximité d’autres ronds-points occupés et sur un soutien de l’opinion publique objectivé par les sondages. C’est dans ces conditions bien particulières que peut avoir lieu cette expérimentation quotidienne très forte d’une véritable épreuve de légitimité, en éprouvant ce pouvoir régalien par excellence qu’est la liberté de circulation, mais aussi la capacité de vivre ensemble et de se coordonner à l’échelle même des ronds-points.

Des socialisations partagées

En effet, ceux-ci ont formé comme un réceptacle d’un ensemble de registres populaires, parmi lesquels nous avons pu relever : l’organisation de mariages ou de soirées (barnum, musique), la culture sportive qui alimentait les conversations, la convivialité autour d’un barbecue, une bonne connaissance des entreprises locales et de leurs conditions de travail et d’emploi, la culture de l’animal domestique et en particulier des chiens (visibles sur les ronds-points), la culture du bois (découpage de palettes à la tronçonneuse, gestion de feux, construction de cabanes).

En outre, les ronds-points étaient accueillants à la fois vis-à-vis de tout un dégradé de soutiens (depuis le coup de klaxon en passant jusqu’à s’arrêter pour déposer de l’argent ou de la nourriture), mais aussi vis-à-vis des contraintes temporelles des participant-e-s (enfants en bas âge, proches dépendants ou handicapés dont il faut s’occuper), et de leurs capacités physiques (retraité-e-s ne pouvant rester de longues heures debout). Les ronds-points sont devenus un lieu de sociabilité intergénérationnelle (à la différence des boîtes de nuit), mixte (à la différence du stade de foot), et où l’on peut rencontrer d’autres personnes sans avoir à payer pour le droit d’être là (à la différence des cafés, piscines, bowlings, parkings en centre-ville, etc).

Enfin, les ronds-points offraient de petites jubilations à travers des occasions de braver des interdits de la vie courante : garer son véhicule sur le terre-plein central, prendre le rond-point à contre-sens, et goûter à des formes d’arbitraire du pouvoir pour des personnes qui n’en ont pas l’habitude.

Tous ces éléments font système et signalent à quel point cette mobilisation a pu constituer pour certains milieux sociaux une sorte de réceptacle d’un ensemble de savoirs pratiques et de quelques mobilisations antérieures qui étaient passées « sous les radars » médiatiques et politiques (comme celle contre le 80km/h par exemple). Ce sont d’abord sur des expériences professionnelles, des organisations domestiques, et des socialisations partagées que se sont adossés les « barrages filtrants » tels que nous avons pu en donner ici quelques éléments de description.

Pouvaient alors s’y exprimer des préoccupations communes liées à l’automobile, mais aussi à des thèmes socio-économiques plus larges tels que l’organisation du territoire, la redistribution de la richesse, et le système socio-fiscal (augmentation de la CSG versus suppression de l’ISF). Sur tous ces enjeux complexes, on dispose de nombreuses et solides contributions, mais qui les abordent souvent de manière séparée, alors que du point de vue des intéressés, ils sont intrinsèquement reliés dans leurs budgets de famille, entendus ici comme l’ensemble des manières monétaires et non-monétaires, temporelles et spatiales, à la croisée de dimensions comme le travail, les transports, ou les goûts, permettant à des ménages comme ceux des Gilets Jaunes de « joindre les deux bouts ».

D’où notre expression de « budgets contraints », certes pour désigner des restrictions monétaires, mais aussi ouvrir l’analyse à des vies contraintes, par exemple, par le maillage du territoire (emplois, immobilier et réseau routier), la pénibilité physique du travail, la prise en charge de parents dépendants, ou encore l’électronisation des véhicules qui les rend de plus en plus difficile à réparer par soi-même.

Tous ces éléments de description brièvement énoncés ici pourraient paraître bien anodins, mais si on les prend au sérieux ils sont pourtant porteurs d’une leçon politique sur la nécessaire accointance entre des modes de mobilisation et les propriétés sociales des acteurs susceptibles d’y prendre part, et ici en l’occurrence les milieux populaires. En effet, si chaque rond-point avait probablement ses particularités, ils partageaient néanmoins ce trait commun de pouvoir être investis par des citoyens réputés éloignés des formes les plus institutionnalisées de la politique, que ce soit par choix ou par méconnaissance.

Du reste, les Gilets Jaunes faisaient preuve d’une plasticité idéologique à toute épreuve : « Ce qu’on craint le plus, c’est l’enfumage des politiciens » nous a-t-il été dit plusieurs fois. D’où une certaine perplexité pour les connaisseurs du champ politique au moment de décrypter un mouvement capable par exemple de juxtaposer dans une même manifestation les drapeaux français et communiste libertaire, comme nous avons pu l’observer.

Ainsi, les Gilets Jaunes n’avaient pas peur de tenir des positions qui d’un point de vue intellectuel apparaissent paradoxales, voire franchement contradictoires : beaucoup nous ont ainsi déclaré être d’extrême-gauche mais voter à l’extrême-droite, être favorables aux services publics et choqués par la désertification médicale mais hostiles aux fonctionnaires, ou être heurtés tout autant par la présumée délinquance des « banlieues d’immigrés » que par le traitement réservé aux migrants à Calais.

Autrement dit, ce sont des modes de raisonnement et d’évaluation qui chamboulent nos représentations intellectuelles de gauche comme de droite, attachées à une certaine cohérence du discours et de la prise de position politique. Or, sur les ronds-points, peu de place pour l’abnégation militante, et point de ligne doctrinale, de lecture incontournable, ou d’exclusions comme elles peuvent exister dans d’autres organisations et engagements.

Si les ronds-points de Gilets Jaunes ont conduit à une mobilisation d’une telle ampleur et réussi à faire reculer le gouvernement en une dizaine de jours, c’est parce qu’ils se sont appuyés sans le savoir sur une culture partagée de coutumes et plus prosaïquement de manières de faire, qui pour beaucoup allaient de soi.

Mais c’est sans doute aussi pour cela qu’ils n’ont pas été massivement ralliés par des milieux sociaux eux aussi confrontés à des difficultés budgétaires, tels que les agriculteurs ou le personnel de l’éducation nationale, mais qui ne partagent pas cette culture. Tout ceci en dit long sur la situation politique contemporaine, et nous oblige à un déplacement par rapport à nos cadres d’analyse habituels : outre la sociologie d’un mouvement social, les Gilets Jaunes constituent plus largement une formidable porte d’entrée dans la sociologie de franges considérables de la société française qui ont été trop longtemps invisibilisées, mises à distance, et considérées comme sans nuances alors qu’elles en fourmillent.

 

NDLR : Pierre Blavier a publié en octobre 2021 Gilets jaunes, la révolte des budgets contraints aux Presses universitaires de France.


[1] Pierre Blavier, Gilets jaunes, la révolte des budgets contraints, PUF, 2021.

Pierre Blavier

Sociologue, Chargé de recherche au CNRS

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

[1] Pierre Blavier, Gilets jaunes, la révolte des budgets contraints, PUF, 2021.