Le tournant personnel du capitalisme : la leçon du coaching
La crise sanitaire, économique et sociale liée à la pandémie de Covid-19 a relancé les débats sur l’avenir du travail, déroulant le mantra du Future of work en lieu et place des discours qui, vingt ans auparavant, en annonçaient la fin. Le bien-être au travail est devenu une revendication d’autant plus légitime dans ce contexte, allant de pair avec les appels à devenir acteur de sa propre vie professionnelle.
Porteur de ces orientations depuis une vingtaine d’années, le coaching, dispositif d’« accompagnement de personnes visant le développement de leurs potentiels dans le cadre d’objectifs professionnels », est devenu incontournable, en témoigne sa présence significative au salon dédié à la santé, à la sécurité et à la qualité de vie au travail, à celui consacré au travail et à la mobilité professionnelle, ou encore au salon des masters et mastères spécialisés, qui se sont tenus à Paris ces derniers mois. Que nous apprennent cette pratique et sa relative institutionnalisation sur les transformations et l’avenir du travail ? Le coaching est-il le signe d’une humanisation du capitalisme comme l’affirment ses promoteurs ou bien le vecteur d’une instrumentalisation de la subjectivité comme le dénoncent ses contempteurs ?
À distance des postures tant laudatives que dénonciatrices, la vaste enquête ethnographique que j’ai menée auprès de coachs, de DRH et de cadres coachés a permis d’éclairer les conditions d’exercice du coaching et de ses usages au sein des organisations, dégageant plus largement le phénomène social dont il est à la fois un révélateur et un vecteur.
Les transformations du travail et des modes de mobilisation de la main-d’œuvre dessinent en effet les contours d’un tournant personnel du capitalisme qui place au centre la personne de celles et ceux qui travaillent, érigeant leur personnalité en compétence de savoir-être – les fameuses soft skills – et affirmant contribuer à leur bien-être et à leur réalisation de soi. L’analyse systématique, tant des coachs que de leur pratique, est l’occasion de saisir ce tournant sur les deux scènes où il se joue, à l’intérieur comme à l’extérieur des organisations, à travers l’examen des deux figures emblématiques du manager-coach et de l’entrepreneur de soi.
Mobilisant des techniques de développement personnel inspirées de la contre-culture des années 1960 et de ses conceptions antihiérarchiques initialement contestataires du capitalisme, le coaching prend son essor en entreprise dans les années 1990, à un moment où l’entreprise connaît de profondes mutations. Les évolutions technologiques ont rendu le travail plus relationnel. L’introduction d’organisations du travail flexibles et de la production en flux dans les années 1980 a en effet rendu cruciale la circulation de l’information, instituant la réactivité, la prise d’initiative et la coopération en compétences clés. Les modes d’encadrement de la main-d’œuvre doivent préserver ces compétences : il ne s’agit plus de diriger par le statut (« je suis le chef donc tu m’obéis »), ce qui briderait l’initiative et la créativité, mais de mobiliser par le sens et la relation (« tu me suis car tu es inspiré par la direction que je propose »). Les directions des entreprises exhortent alors leurs cadres à devenir des managers-coachs.
Ces attentes productives n’ont fait que s’accroître avec les organisations collaboratives du travail impulsées par la digitalisation des années 2000-2010. Ce discours peut également séduire des salariés qui aspirent à l’autonomie, désamorçant une critique du capitalisme. La figure de l’entrepreneur de soi, qui puise aussi ses sources dans le développement personnel, a été portée par les restructurations des grandes entreprises et le chômage de masse, nourrissant et enchantant un certain renouveau de l’indépendance.
Les coachs incarnent de fait, par leurs statuts d’emploi et leur revendication de l’entrepreneuriat, une nouvelle figure de travail en plein essor : celle des professionnels indépendants de services experts. Leurs conditions d’exercice mettent ainsi à l’épreuve la figure d’emploi, valorisée par ces professionnels, du contributeur intermittent, évoquant le portrait de l’artiste en travailleur « nomade », connexionniste, qui va de projet en projet au nom de la réalisation de soi.
Un débat oppose depuis plus de vingt ans une littérature managériale qui promeut ces nouveaux professionnels et les présente comme des « agents libres » incarnant l’avenir du travail, et de nombreuses recherches de sciences sociales qui mettent en avant les nouvelles formes de subordination économique, voire la précarité « en col blanc » de cette condition. L’étude à la fois du marché du travail des coachs et du marché du service de coaching permet d’apporter sa contribution à ce débat en donnant à voir les nouvelles contraintes qui pèsent sur les professionnels, mais aussi les stratégies qui se mettent en place dans un monde caractérisé par sa grande hétérogénéité.
Les voies d’entrée dans le coaching, en particulier celle des anciens cadres reconvertis comme coachs après une rupture dans leur carrière – qui constituent le deuxième profil de coachs, en pleine expansion après la figure historique des consultants-psychothérapeutes – rappellent d’abord tout ce que l’essor du travail indépendant doit aux politiques d’externalisation des grandes entreprises, aux plafonnements internes (qui touchent particulièrement les femmes, les plus âgés et certaines catégories de cadres), au chômage de masse, mais aussi aux dispositifs publics de soutien de l’entrepreneuriat qui construisent une « indépendance protégée ».
La frange du travail indépendant qui a connu la croissance la plus forte est également liée à l’essor, depuis une vingtaine d’années, des activités managériales d’expertise – conseil, formation, technologies de l’information et de la communication, publicité – non réglementées et fortement externalisées. Cette indépendance est ainsi un effet d’une transformation structurelle du capitalisme, qui oriente une partie de ses cadres à l’extérieur des grandes entreprises.
La condition d’indépendant est caractérisée par une incertitude économique structurelle. Cette incertitude entraîne en retour un certain nombre de stratégies visant à sécuriser le plus possible l’activité, stratégies qui sont plus ou moins accessibles selon sa position socioéconomique et sa trajectoire professionnelle antérieure. Elle conduit notamment les coachs à une pluriactivité que l’on retrouve plus largement chez d’autres professionnels indépendants et chez les professions artistiques. Leur marché du travail est ainsi structuré par la nécessité d’entretenir un portefeuille de clients dont il faut satisfaire les demandes fluctuantes et spécifiques davantage que par l’offre d’une prestation particulière, fût-elle de luxe comme le coaching.
De ce point de vue, les coachs sont beaucoup plus proches des consultants que des psychothérapeutes. C’est ce qui explique que la pratique du coaching individuel ne représente finalement qu’une part de leur activité, loin d’être toujours majoritaire, bien qu’elle définisse leur identité professionnelle, ce qui les rapproche de nouveau des artistes. La condition d’indépendant nécessite ainsi tout un travail invisible, pour se faire connaître de sa clientèle et pour l’entretenir, qui rebat les cartes des frontières entre vie professionnelle et vie privée. Le travail marchand réalisé par les coachs, dont les DRH se plaignent régulièrement – car, en tant que prescripteurs, ils sont au cœur du réseau que ces professionnels doivent entretenir –, est rendu d’autant plus invisible dans le discours des coachs que le service commercialisé qu’ils proposent est singulier et touche à l’intime dans la sphère de l’entreprise, ce qui affleure dans l’adage selon lequel « le coaching ne se vend pas, il s’achète ».
Le développement du coaching comme prestation, mais aussi des coachs comme groupe social, contribue à la légitimation des formes lucratives de marchandisation du care.
Mais le coaching ne se résume pas à un marché. Les stratégies collectives déployées par les coachs relèvent de nouveaux modes de professionnalisation, qui ne viennent pas « de l’intérieur », mais répondent à l’« injonction au professionnalisme » des clients. Les clients veulent avoir affaire à des professionnels et les coachs ont intérêt à être considérés comme tels. Les nouveaux modes de légitimation, de différenciation, de définition de l’expertise, de régulation et de diffusion privilégiés par le coaching dessinent les contours d’un modèle de « professionnalisation par le client » qui octroie une place plus importante à ce dernier et au marché. Ce modèle dépasse le cas du coaching et partage plusieurs caractéristiques avec d’autres professions managériales, comme celles du conseil, de la chasse de tête ou des relations publiques.
Enfin, les coachs contribuent à la pénétration des valeurs lucratives dans la société, révélant l’extension d’un nouveau pan des classes moyennes, proche de ce qui a été décrit par Lise Bernard comme les « cols blancs du commerce ». Ils vont même plus loin que les commerciaux dans la diffusion des logiques lucratives, dans la mesure où, s’ils placent l’humain au cœur de leurs pratiques, ils l’articulent avec la dimension commerciale et capitaliste de recherche du profit. Ils donnent ainsi à voir une autre facette des transformations de la société : la pénétration de la marchandisation de l’intime, non par le « bas » de salariées peu qualifiées de l’aide à domicile par exemple, mais par le « haut » de prestataires de luxe, experts et onéreux.
Le développement du coaching comme prestation, mais aussi des coachs comme groupe social, contribue à la légitimation des formes lucratives de marchandisation du care. Cette marchandisation du care s’exprime dans le genre ambivalent du coaching, qui mêle des valeurs réputées féminines comme l’accompagnement, la relation d’aide, l’écoute, à des valeurs réputées masculines de compétition, de sport, de proactivité et de réussite économique.
Que produit en pratique ce dispositif profondément ambivalent, signe des affinités électives entre développement personnel et capitalisme ? Au sein des grandes organisations, privées comme publiques, les recours au coaching sont largement prescrits, selon le terme usité, c’est-à-dire vivement recommandés aux cadres par leur supérieur hiérarchique ou par la direction des ressources humaines : le coaching est un dispositif de gestion.
Cela ne signifie pas pour autant que les cadres coachés n’y voient pas d’intérêt, ou qu’ils n’y recourent pas parfois de leur propre chef, souvent pour tenter de reprendre la main sur le cours de leur activité ou de leur existence. Les cadres sont en effet confrontés à des épreuves professionnelles de trois ordres, induites par des transformations du travail qui n’ont fait que s’accentuer avec la pandémie.
Tout d’abord, la nécessité d’articuler des temporalités de travail, dont l’hétérogénéité a été décuplée par les technologies numériques de l’information et de la communication, se manifeste par le caractère d’urgence que revêtent les sollicitations, par la multi-activité et par une porosité accrue des frontières entre vie professionnelle et vie privée, qu’a amplifiée le télétravail.
Ensuite, les relations interpersonnelles prennent toujours plus d’importance, dans un contexte de tertiarisation du travail et d’interdépendance renforcée par la généralisation du mode projet, au sein d’organisations traversées par de fortes contradictions. Le management fait l’objet d’attentes renouvelées, dans le sens d’une coordination qui préserve l’initiative des travailleurs, tout en s’accompagnant de la prégnance, voire d’un renforcement des enjeux de contrôle et hiérarchiques au plus haut niveau.
Enfin, les carrières des cadres supérieurs sont de moins en moins pilotées par une logique de contribution-rétribution et engendrent des frustrations d’autant plus mal vécues que leur investissement dans le travail est intensif et que le discours méritocratique de l’évaluation par les compétences continue de leur être tenu, même s’il s’associe toujours plus à celui de l’employabilité.
Mandaté pour développer les « compétences relationnelles » des managers, le coaching les invite à modifier leur communication et leur présentation de soi dans le sens d’une euphémisation des rapports statutaires de pouvoir. Il leur apprend, via des modèles de personnalité simplifiés, à se mettre à la place de leurs interlocuteurs afin d’apaiser les tensions nées du travail et de son organisation.
Le coaching peut aussi être amené à traiter d’enjeux relationnels qui sont liés, en dehors des fonctions de management, à des postes conflictuels, en raison de l’organisation des services par exemple. Il peut également, de manière a priori surprenante, à rebours de son mandat, jouer un rôle de rappel à l’ordre hiérarchique, quand la relation en jeu est celle entre le cadre et… sa hiérarchie. Il rappelle alors aux cadres qu’ils doivent rester à leur place dans des organisations qui demeurent hiérarchiques – ce qui pointe les contradictions entre les promesses d’autonomie du discours néo-managérial et le fonctionnement effectif des organisations.
Plus largement, le coaching conduit à une rationalisation de leur comportement, à une maîtrise accrue de leurs affects, qui passent par l’expression de leur vécu professionnel et par son traitement dans le huis clos du coaching. Le coaching apprend ainsi aux cadres à effectuer un travail d’hygiène psychique, destiné à développer leur réflexivité et leur autocontrôle dans les situations professionnelles. Cette hygiène psychique se décline en hygiène des territoires quand il s’agit de faire face aux difficultés temporelles de travail. Elle passe alors par une réflexion sur leur organisation personnelle : les coachs leur enseignent à planifier tout ce qui peut l’être, y compris les imprévus, à se recentrer sur leur cœur de métier et à cloisonner vie personnelle et vie professionnelle – des techniques de rationalisation qui sont, là encore, éloignées de l’idéal d’agilité et de créativité prôné par le discours du néo-management tenu par les coachs. Quels que soient les paradoxes de cette hygiène psychique, qui tend de surcroît à devenir un idéal à atteindre en tant que tel, une nouvelle norme à respecter au nom de la performance et du bien-être, il ne faut pas négliger le soutien qu’elle peut apporter aux cadres face à leurs épreuves professionnelles.
Si le coaching aide le cadre à se repositionner et à se sauver la face, il contribue également à sauver les apparences libérales du marché du travail.
Toutefois, tout en équipant les cadres concernés – qui figurent déjà parmi les mieux formés au sein des entreprises – en techniques d’hygiène psychique, le coaching tend à reporter sur eux, en tant que personne, la responsabilité des difficultés professionnelles et de leur bonne résolution. Les problèmes de travail, de relation d’encadrement, de temporalité ou encore de carrière sont imputés à la personnalité du cadre, qui manquerait de savoir-être, masquant leurs dimensions productives et organisationnelles.
Le coaching contribue alors à défausser les entreprises d’une réflexion proprement organisationnelle. Cette fonction palliative est encore plus patente en ce qui concerne les carrières. Les restructurations des grandes organisations engagées dans les années 1990 se sont accompagnées d’une rupture du pacte de confiance entre l’entreprise et les cadres, pacte qui leur promettait une carrière ascendante en échange d’un investissement intensif. Le discours de l’employabilité, leur enjoignant de prendre en charge eux-mêmes leur carrière, est allé de pair avec cette évolution. Une partie des coachings sont proposés à des cadres qui rencontrent des frustrations de carrière, à la suite d’un blocage de promotion par exemple.
Derrière le mandat du savoir-être, le coaching remplit donc une fonction palliative : le coach écoute le cadre exprimer son insatisfaction et l’aide à « rebondir », c’est-à-dire à trouver une issue, souvent temporaire, à une situation bloquée. Mais si le coaching aide le cadre à se repositionner et à se sauver la face, il contribue également à sauver les apparences libérales du marché du travail. Le coaching a ainsi des effets globalement conservateurs, notamment sur l’accès aux voies dirigeantes, tout en offrant une issue à l’individu, érigé en nouveau régulateur des tensions au travail. Avec le risque supplémentaire que, face à des difficultés structurelles persistantes, l’individu ne se considère pas à la hauteur de ces attentes, entretenant un phénomène qualifié de burnout.
L’examen du coaching permet d’interroger les évolutions contemporaines du travail et de ce que l’on peut appeler, en élargissant l’expression de la philosophe Fabienne Brugère, les politiques de l’individu. Le coaching s’inscrit en effet dans un ensemble plus large de discours et de pratiques qui instituent l’individu, dans différents champs de la vie sociale (travail et entreprise, mais aussi santé, État social, etc.), en régulateur des tensions et en acteur, voire en entrepreneur de sa propre existence.
L’appel à la réalisation de soi et de son projet personnel constitue à la fois une aspiration sociale forte et une nouvelle condition. Cette tendance renforce l’attente d’un travail visant un repositionnement personnel, une mise en cohérence de soi via une hygiène psychique, face à l’éclatement des engagements, aux activités multiples et potentiellement contradictoires. Les nouvelles modalités du travail (télétravail, flex office…), la diffraction induite par l’éclatement et la flexibilité des espaces ne font en effet qu’accroître la nécessité de ce travail constant de repositionnement et d’organisation personnels.
Les politiques de l’individu étant amenées à prendre encore plus d’ampleur avec l’expression des problèmes de travail dans les termes du mal-être et du bien-être, il importe de réfléchir à la forme de soutien qu’elles promeuvent, mais aussi au détournement du regard des déterminants organisationnels qu’elles risquent de renforcer.
NDLR : Scarlett Salman vient de publier Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise aux Presses de Sciences Po