International

De la résistance citoyenne en Ukraine

Politiste

Face à l’invasion de leur pays par les troupes russes, la résistance citoyenne des Ukrainiens impressionne. Mais cette mobilisation n’a pas émergé ex nihilo, elle résulte d’un long processus de routinisation de la guerre enclenché lors de la révolution de Maïdan (2013-2014).

Depuis la nouvelle agression russe contre l’Ukraine qui a débuté le 24 février 2022, de nombreuses images de mobilisation citoyenne nous parviennent depuis ce pays. Des hommes et des femmes rejoignent des bataillons civils de défense territoriale pour freiner l’avancée des troupes russes, ce qui rappelle l’engagement dans des bataillons de volontaires des débuts de la guerre du Donbass huit ans plus tôt. De longues files d’attente se forment, comme à Kyiv, devant des points de distribution d’armes. Dans des zones encore épargnées par les combats, des groupes d’autodéfense citoyenne s’auto-organisent pour patrouiller leurs quartiers, surveiller les déplacements, traquer le moindre signe suspect. À l’appel du gouvernement, ils enlèvent les panneaux de signalisation routière pour désorienter les soldats russes.

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Des hommes et des femmes apportent aussi leur soutien à l’armée : provisions, eau, médicaments déposés en grande quantité dans des points de collecte dédiés et des hôpitaux militaires, dons d’argent par virement bancaire à destination du ministère de la Défense ou des associations spécialisées telles que Povernys Zhyvym (Revient vivant). Le courage et la détermination à résister des Ukrainiens forcent l’admiration et prennent appui sur des expériences antérieures d’action en commun à partir de 2014.

Le mouvement protestataire de l’hiver 2013-2014, appelé Maïdan en référence à la place centrale occupée dans le centre de Kyiv, marque les débuts de cette mobilisation. Attirés par le modèle européen, des Ukrainiens se soulèvent alors contre la décision de leur président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, de suspendre l’accord d’association entre l’Union Européenne et l’Ukraine. Ces citoyens ordinaires – 92% affirment n’avoir aucune affiliation partisane, syndicale – s’impliquent bénévolement dans la vie quotidienne de la place occupée, développant des routines révolutionnaires : déneigement et entretien du site, préparation de repas, assistance médicale, construction de barricades, patrouille, autodéfense.

Face à la réponse violente du régime, qui fait ses premiers trois morts parmi les manifestants le 22 janvier, la révolte citoyenne prend des aspects insurrectionnels. On voit alors des protestataires jusque-là pacifiques s’affronter aux policiers, intégrer des groupes d’autodéfense, s’entraîner au combat au cours des exercices de simulation. Ces manifestants se retrouvent aussi en première ligne lors de l’assaut final donné les 18-20 février par le régime contre la place assiégée et qui se solde par un bilan lourd de quatre-vingts morts du côté du Maïdan et vingt parmi les policiers. Au terme des trois mois d’action protestataire, ces protestataires ordinaires se révèlent ainsi par l’action et s’affirment en protagonistes engagés, concernés par le bien commun et surtout dotés d’un sentiment de capacité d’action.

À la fin du Maïdan, suite à l’annexion de la Crimée en mars 2014 et les débuts de la guerre dans le Donbass ukrainien, à l’est de l’Ukraine, le phénomène de protagonisme s’élargit à de nouvelles personnes, qui se découvrent à leur tour des vocations bénévoles. De puissants réseaux citoyens se mettent alors en place et prennent en charge, bénévolement, au front ou à l’arrière, les conséquences du conflit armé entre les forces armées ukrainiennes et celles des deux républiques sécessionnistes pro-russes. À partir de dons collectés, ils agissent dans les interstices de l’État ukrainien lui-même en plein redéploiement dans ces séquences critiques. Ces réseaux s’organisent autour de deux grands pôles : solidarité avec les militaires déployés au front, malades ou blessés, voire même tombés au combat, et aides variées aux civiles victimes des hostilités.

Il existe une division genrée du travail, fondée sur les représentations dominantes du masculin et du féminin et s’inscrivant dans la continuité de la répartition des tâches dans le secteur associatif ukrainien.

L’aide aux militaires concerne l’approvisionnement des lignes de front en eau, en nourriture, en treillis et chaussures, en produits d’hygiènes, en kits de premiers soins et aussi en équipements de guerre. Elle passe aussi par l’assistance (gestes d’aide variés, achat de médicaments, soins et équipements médicaux) aux soldats malades ou blessés dans des hôpitaux militaires de Dnipro, Kyiv ou Kharkiv qui s’inscrit, à bien des égards, dans la continuité du bénévolat hospitalier qui a vu le jour sur le Maïdan en janvier-février 2014.

L’aide aux victimes civiles de la guerre s’organise, elle, autour de plusieurs vecteurs : évacuation de la zone des combats, accueil des déplacés internes dans les gares comme à Kharkiv ou Kyiv, assistance logistique (service de repas chaud, distribution de nourriture, vêtements, chaussures, jouets, matelas, couvertures), juridique (accompagnement dans les démarches administratives) ou soutien psychologique. Certains groupes créés dans la spontanéité en 2014 se spécialisent dans l’assistance aux déplacés de régions particulières : Crimée SOS pour assister les Criméens, Vostok SOS ou Donbass SOS pour aider les déplacés de l’Est de l’Ukraine. Enfin, des groupes tels Proliska ou Vostok SOS s’occupent de la distribution de l’aide humanitaire (colis alimentaires, produits d’hygiène, médicaments, charbon, matériaux de construction) aux civils résidant dans la zone grise proche de la ligne de front avant d’être épaulés dans ce travail par les organisations humanitaires internationales.

Plusieurs enquêtes sociologiques mettent en exergue les principales caractéristiques de ce bénévolat : action en petits groupes constitués à partir des réseaux d’interconnaissance antérieure (familles, groupes d’amis) ou via les réseaux socio-numériques, mode de fonctionnement informel et non bureaucratisé, qui consiste en un bricolage quotidien avec les moyens du bord, principalement des dons collectés auprès de la population et, plus rarement, des réseaux diasporiques ukrainiens. Si cette façon de faire révèle l’importance de l’informalité dans la société ukrainienne, elle est aussi considérée comme la plus adaptée pour parer l’urgence et aider au concret. Certaines initiatives vont cependant s’institutionnaliser et se professionnaliser dans l’action humanitaire, grâce à des partenariats stables développés avec des agences onusiennes ou des organisations humanitaires internationales.

Au plan sociologique, les enquêtes disponibles esquissent le portrait type des citoyens bénévoles : femmes et hommes à part presque égale et représentant, en 2014-2016, 14% de la population, âgé.e.s. de 30-35 ans, diplômé.e.s du supérieur pour la plupart, appartenant à des couches supérieures ou inférieures de la classe moyenne[1]. Il existe une division genrée du travail, fondée sur les représentations dominantes du masculin et du féminin et s’inscrivant dans la continuité de la répartition des tâches dans le secteur associatif ukrainien : les femmes sont nombreuses dans l’assistance aux personnes déplacées internes, le soin des blessés militaires, les ateliers de préparation de repas pour les lignes de front ou de tressage des filets de camouflage[2].

Si les hommes ne sont pas exclus de ces groupes, ils interviennent de façon plus occasionnelle ou en position de bailleurs de fonds. L’approvisionnement des lignes de front concerne les représentants des deux sexes.  Une division régionale structure aussi ces réseaux : les initiatives de solidarité avec l’armée sont plus nombreuses à l’ouest et au centre du pays, alors que les groupes d’assistance aux déplacés internes sont plus développés dans le Donbass et les régions voisines situées à l’est et au sud. Plus généralement, les habitants des grandes villes sont plus impliqués que ceux des petites ou moyennes localités.

La situation de « ni guerre ni paix » observée jusqu’à récemment sur les lignes de front favorise l’inscription du conflit armé dans la quotidienneté des citoyens bénévoles.

Le suivi longitudinal des trajectoires individuelles de bénévoles ukrainiens montre que, tout comme la participation au Maïdan, le bénévolat est synonyme d’une politisation intense de ses acteurs. Il les conduit à s’élever au quotidien de la contingence pour se préoccuper d’autrui (déplacés internes, soldats blessés ou (re)déployés au front) et du commun (action publique à destination des victimes, nouvelles explosions de violence). Il façonne aussi leurs cadres d’interprétation du conflit armé, où la Russie apparaît depuis longtemps comme le pays agresseur qui soutient de diverses façons les républiques séparatistes. Ceci conduit beaucoup à prendre leurs distances avec ce voisin, notamment en privilégiant la pratique de l’ukrainien au quotidien dans un pays qui reste marqué par un bilinguisme passif russe-ukrainien.

Cette reconfiguration de l’appartenance nationale fait écho aux processus de ré-identification qui travaillent en profondeur la société ukrainienne et dont la « dérussification » par le bas – réduction de 21% en 2014 à 13% en 2017 du nombre de personnes s’exprimant seulement en russe, préférence pour des livres, des chaînes de télévision ou des sites Internet dans la langue nationale – est l’une des manifestations les plus apparentes[3].

Les enquêtes longitudinales montrent également que la situation de « ni guerre ni paix » observée jusqu’à récemment sur les lignes de front favorise l’inscription du conflit armé dans la quotidienneté des citoyens bénévoles[4]. En interconnectant les différentes sphères (occupationnelle, amicale, affective et familiale) de leur vie, le bénévolat inscrit leur engagement au long cours et empêche même toute perspective de démobilisation définitive tant que leur pays vit un conflit armé non éteint.

Comme sur d’autres terrains, la prise en charge des conséquences de la guerre se trouve ainsi enchâssée dans des routines quotidiennes, d’autant plus ordinaires qu’un retour à la phase chaude du conflit armé n’a jamais été exclu des horizons de pensée. C’est donc la routinisation de la guerre au cours de ces huit dernières années et une importante logistique qui s’est développée autour d’elle qui aide aujourd’hui les citoyens ukrainiens à organiser leur résistance face à la nouvelle agression russe.


[1] Volonters’kyi rukh v Ukraini (Le mouvement de bénévolat en Ukraine) (2014). Growth from Knowledge (GfK) Ukraine. Sondage réalisé en septembre-octobre 2014 pour le compte de USAID Initiative PACT

[2] Shukan, I. (2018). Émotions, liens affectifs et pratiques de soin en contexte de conflit armé : Les ressorts de l’engagement des femmes bénévoles dans l’assistance aux blessés militaires du Donbass. Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2, 131-170.

[3] Kulyk, V. (2018). Shedding Russianness, recasting Ukrainianness: the post-Euromaidan dynamics of ethnonational identifications in Ukraine, Post-Soviet Affairs, 34:2-3, 119-138.

[4] Linhardt, D. & Moreau de Bellaing, C. (2013). Ni guerre, ni paix: Dislocations de l’ordre politique et décantonnements de la guerre. Politix, 104, 7-23

Ioulia Shukan

Politiste, Maîtresse de conférences

Quelles entre-deux-guerres ?

Par

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Notes

[1] Volonters’kyi rukh v Ukraini (Le mouvement de bénévolat en Ukraine) (2014). Growth from Knowledge (GfK) Ukraine. Sondage réalisé en septembre-octobre 2014 pour le compte de USAID Initiative PACT

[2] Shukan, I. (2018). Émotions, liens affectifs et pratiques de soin en contexte de conflit armé : Les ressorts de l’engagement des femmes bénévoles dans l’assistance aux blessés militaires du Donbass. Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2, 131-170.

[3] Kulyk, V. (2018). Shedding Russianness, recasting Ukrainianness: the post-Euromaidan dynamics of ethnonational identifications in Ukraine, Post-Soviet Affairs, 34:2-3, 119-138.

[4] Linhardt, D. & Moreau de Bellaing, C. (2013). Ni guerre, ni paix: Dislocations de l’ordre politique et décantonnements de la guerre. Politix, 104, 7-23