Société

Gender backlash

Historienne

Ces dernières années, la condamnation violente des études féministes et de genre s’est fait sentir aussi bien de la part de dirigeants autoritaires que dans des pays en apparence plus progressistes. Ce retour de bâton a de quoi inquiéter, mais il témoigne aussi du fait que le travail de dénaturalisation des normes de genre opéré par ces études est perçu comme une véritable menace par les ennemis du changement social.

Ces dernières années, nous avons assisté à une montée en puissance d’un backlash, d’un retour de bâton international contre les études féministes, de genre et de sexualité, non seulement dans des pays dirigés par des gouvernants autoritaires (Hongrie, Turquie, Brésil, Pologne, Russie, Inde), mais aussi dans des nations apparemment progressistes et laïques telles que l’Équateur, où le président Rafael Correa a évoqué les « atrocités » de la « dangereuse idéologie du genre » en 2014 (« la famille naturelle n’est pas une question de droite ou de gauche », a-t-il déclaré, « mais de sens commun ») (Vega 2017), et, plus récemment, la France, où le gouvernement Macron, cherchant à saper le pouvoir électoral croissant de la droite, a condamné les études sur les discriminations, le genre et l’intersectionnalité en les qualifiant d’importations étrangères et en les considérant comme en contradiction avec les principes politiques universalistes de la République.

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Aux États-Unis, partout où les Républicains contrôlent les instances législatives des États, des lois interdisent désormais tout enseignement ayant un rapport avec la « justice sociale », à savoir l’histoire de l’esclavage et les analyses portant sur les politiques raciales contemporaines, mais aussi les études sur l’évolution des normes en matière de genre et de sexualité. Dans tous ces cas, un réquisitoire hystérique a été lancé contre le mot « genre », une notion considérée comme satanique, dégénérée, contraire aux fondements mêmes de l’État et de la société humaine.

Pourquoi l’enseignement du genre et de la sexualité est-t-il devenu un sujet aussi brûlant ? Comment se fait-il que Victor Orban, en Hongrie, ait lié l’abolition des programmes d’études de genre à sa « démocratie illibérale » ? Pourquoi Jair Bolsonaro, au Brésil, veut-il interdire toute référence au féminisme, à l’homosexualité et aux enseignements de l’éducateur démocratique Paulo Freire dans les manuels scolaires ?

Pourquoi, tandis qu’il démantèle la constitution russe, Vladimir Poutine a-t-il fait en sorte que son gouvernement dépénalise la violence domestique et commence à poursuivre les militantes féministes en tant qu’« extrémistes » qui menaceraient les valeurs traditionnelles et la sécurité nationale ? Pourquoi Recep Erdogan, en Turquie, a-t-il insisté sur le fait que les femmes ne pourront jamais être les égales des hommes parce que la maternité est leur vocation exclusive et prédestinée ?

Pourquoi le gouvernement de Narendra Modi, l’hyper-nationaliste Premier ministre de l’Inde, a-t-il supprimé le financement et redéfini la mission des centres universitaires d’études féministes et d’étude de l’exclusion sociale ? Qu’est-ce qui, en plus de son catholicisme ardent, se cache derrière la guerre, déclarée par l’homme de droite italien Matteo Salvini, contre « l’endoctrinement de genre » dans les salles de classe ?

Comment expliquer que la base blanche et suprématiste de Trump, femmes comprises, soit confortée par la misogynie manifeste de ce dernier ? Et pourquoi les partis de droite du monde entier ont-ils monté des campagnes contre « l’idéologie du genre » tandis qu’ils cherchent à renverser les institutions démocratiques dans leurs pays ?

La répudiation de ce que le sociologue Éric Fassin appelle la « démocratie sexuelle » figure en bonne place dans les programmes de ces dirigeants autoritaires. Quel est le fondement idéologique de cette réaction contre le genre ? Quels sont les ressorts psychiques et politiques de ce backlash ?

Cet article se compose de trois parties. Dans la première partie, je situe l’attaque contre les études de genre dans le contexte d’un effort plus large visant non seulement à orienter l’enseignement supérieur public vers des fins utilitaires (formation professionnelle, développement économique, innovation technique), mais aussi à l’éloigner de la production de connaissances critiques qui était autrefois (du moins idéalement) au cœur de sa mission.

Dans la deuxième partie, j’explore les bases idéologiques de ce retour de bâton, en particulier son invocation de la famille nucléaire patriarcale en tant que base « naturelle » de l’organisation sociale et politique.

Dans la troisième partie, j’examine comment les conceptions féministes de la mutabilité et de la variabilité du genre menacent les constructions de la masculinité, dont la défense, au nom de Dieu, de la nature ou du simple « sens commun », devient alors un élément clé pour mobiliser les électeurs de dirigeants autoritaires.

Interdisciplinarité et justice sociale

L’historien indien Debaditya Bhattacharya soutient de manière convaincante que les programmes interdisciplinaires, tels que les études de genre, ont joué un rôle essentiel dans la production de connaissances en contradiction avec les priorités plus traditionnelles des disciplines.

La création de ces programmes – aux États-Unis à la fin des années 1960 et tout au long des années 1970 – s’inscrivait dans le cadre d’un effort visant à répondre à la demande d’un corps étudiant de plus en plus diversifié, qui appelait de ses vœux des cours « pertinents » à l’égard des histoires et des expériences vécues en tant que femmes et/ou membres de minorités qu’elles soient raciales, sexuelles et/ou religieuses.

La volonté de produire de nouvelles connaissances exigeait de dépasser une série de problématiques disciplinaires et comportait une fonction critique qui a eu pour effet non seulement de souligner les limites de chaque discipline, mais aussi de repousser les limites de ce qui pouvait être considéré comme une recherche légitime. Malgré les accommodements et les cooptations, ces programmes ont, pour la plupart, conservé leur fonction critique, qui consiste à explorer les « épistémologies alternatives », c’est-à-dire les domaines de recherche qui ne relèvent pas des savoirs spécialisés des disciplines.

Par exemple, les féministes et leurs alliés ont remis en question la prétendue objectivité scientifique, substituant une « épistémologie du point de vue » à la position universaliste des producteurs de connaissances. Il s’agissait, pour reprendre les termes de Bhattacharya, « d’imaginer l’“extérieur” des relations sociales [dominantes] », de remettre en question ce que l’on considérait comme des certitudes du savoir telles qu’elles étaient contrôlées par l’autorité disciplinaire – une autorité qui, faut-il le préciser, était jusque dans les années 1970, presque entièrement du fait des hommes (blancs et chrétiens aux États-Unis).

Bhattacharya écrit : « L’interdiscipline, en insistant sur un principe de non-appartenance à l’ordre législatif des vérités déplacées, peut devenir singulièrement le lieu de l’émergence de la justice sociale. » Bien sûr, tous les programmes interdisciplinaires n’ont pas servi cet objectif, et certains des programmes radicaux avaient même plus à voir avec des explorations philosophiques de la différence qu’avec l’égalitarisme.

Certains ont été cooptés par l’université néolibérale pour stimuler l’innovation afin de répondre aux nouvelles demandes du marché. À une époque où la formation professionnelle est devenue la nouvelle raison d’être de l’enseignement supérieur, toutes sortes de programmes disciplinaires mixtes ont vu le jour pour servir ces objectifs. Mais certains programmes interdisciplinaires sont restés des centres de recherche critique ayant un lien avec ce qu’ils définissent comme la justice sociale.

Par justice sociale, Bhattacharya entend l’inclusion et l’équité pour ceux qui sont généralement considérés comme des étrangers ou des outsiders, et cela exige une relation critique vis-à-vis des modes dominants d’existence et de vérité. Leur remise en question du « sens commun » est considérée comme dangereuse, « une force insurrectionnelle à redouter ».

Écrivant en 1902 en défense de la liberté académique – à une époque différente de la nôtre – le philosophe américain John Dewey faisait remarquer que les chercheurs des domaines sociaux et humanistes émergents avaient davantage besoin de cette protection que les « scientifiques durs » du fait qu’ils traitaient de si près des « problèmes de la vie » et étaient donc confrontés à des préjugés et à des réactions émotionnelles intenses. « Ces [préjugés] existent en raison des habitudes et des modes de vie auxquels les gens se sont habitués. Attaquer [ces préjugés], c’est apparaître comme hostile aux institutions au sein desquelles la valeur de la vie est imbriquée. »

C’est certainement ainsi qu’ont été accueillies les revendications féministes visant à inclure les femmes dans les facultés et à intégrer la recherche sur les femmes dans les programmes d’études, au moment de l’émergence de la deuxième vague. Dans les dernières décennies du XXe siècle, le scepticisme et l’hostilité à l’égard des défis féministes étaient généralisés et punitifs.

Je ne pense pas avoir besoin de rappeler aux lecteurs combien nous avons travaillé dur et combien l’opposition que nous avons rencontrée a été féroce. Notre victoire tient à une question de timing – les années d’expansion économique de la seconde moitié du XXe siècle ; la nécessité d’augmenter le nombre d’enseignants à mesure que la population des colleges et des universités s’accroissait ; le contexte de la guerre froide dans lequel on cherchait à réfuter le communisme soviétique en associant le capitalisme et la démocratie à une plus grande égalité pour les femmes et les Africains-Américains ; le soutien financier de fondations philanthropiques progressistes (Ford, en particulier) pour la promotion de la justice entre les sexes dans le monde entier ; et la persévérance pure et simple des féministes à agir dans le contexte expansif dans lequel nous nous trouvions.

Il est certain que nous avons dû faire face à un retour de bâton, mais la différence entre alors et aujourd’hui tient au fait que, tandis qu’alors nous avions une économie politique en voie de libéralisation (tolérante, réformiste), aujourd’hui nous assistons à une crise du capitalisme néolibéral qui fait émerger des politiciens autoritaires (intolérants, réactionnaires, fascistes). Cependant, alors comme aujourd’hui, les féministes étaient accusées de vouloir détruire la famille, cette institution avec laquelle, plus que toute autre, « la valeur de la vie est imbriquée ».

De ce point de vue, des programmes tels que les études de genre, qui combinent pensée critique et engagements éthiques, sont parmi les derniers bastions de la pensée critique autrefois considérée comme étant au cœur de la mission de l’université. Faut-il s’étonner que les dirigeants politiques qui cherchent à implanter leur pouvoir veuillent éradiquer ceux qui, selon eux, remettent en cause les fondements mêmes de leur pouvoir ?

À mesure que les partis de droite gagnent en visibilité et en voix dans des régimes portant encore au moins le nom de démocraties, les centristes et les conservateurs se sont ralliés à l’assaut contre ces lieux qui, au sein des universités, produisent des savoirs en désaccord avec ce qui passe pour du sens commun. Les études de genre, avec leur critique de l’inégalité et leurs explorations des sexualités non-conformes et des alternatives aux familles normatives, sont devenues, pour cette raison, une cible privilégiée.

La famille et l’État

Au centre des campagnes de riposte : une famille fantasmée, idéalisée, qu’elle soit définie en des termes religieux par les évangéliques et les catholiques (une institution donnée par Dieu) ou laïques (un institution « naturelle » ou « culturelle »). La famille fantasmée reflète moins les réalités des relations sexuelles et intimes que l’aspiration à la certitude et à la stabilité dans ce domaine. Le discours autour de « la famille » a longtemps servi pour répondre aux appels au changement des féministes.

Un exemple parmi tant d’autres nous vient d’une audience tenue à la Chambre des représentants des États-Unis, à la veille de la quatrième conférence mondiale des Nations unies sur les femmes qui s’est tenue à Beijing, en Chine, en 1995. Un orateur insistant pour dire que la conférence avait été confisquée par « les féministes [s’inscrivant dans le courant des études de genre], qui croient que tout ce que nous considérons comme naturel, y compris le fait d’être homme ou femme, la masculinité et la féminité, la maternité et la paternité, l’hétérosexualité, le mariage et la famille, ne sont que des “solutions” culturellement créées par les hommes pour opprimer les femmes. Ces féministes affirment que ces rôles ont été socialement construits et sont donc susceptibles de changer. » Une résistance farouche au spectre du changement hante ces polémiques.

La situation n’a fait qu’empirer depuis 1995 et s’est intensifiée en réaction aux campagnes en faveur de la libération des femmes, du mariage homosexuel et des droits des personnes de ne se conformant pas aux normes de genre, qui exigent toutes la dénaturalisation du genre – le genre défini non pas comme le reflet des déterminations prévisibles de la biologie, mais comme un ensemble de règles normatives, un exercice du pouvoir.

Aujourd’hui, nous entendons régulièrement parler des dangers de l’« idéologie du genre », une expression probablement inventée par le cardinal Ratzinger (avant qu’il ne devienne le pape Benoît XVI) et qui s’est répandue dans le monde entier. Le terme « idéologie » était censé faire référence à quelque chose d’artificiel, par opposition à la différence naturelle et immuable des sexes incarnée par la famille nucléaire hétérosexuelle. Le pape François a comparé l’« idéologie du genre » à l’anéantissement nucléaire, tant elle est dangereuse pour l’ordre social ; tandis que d’autres l’assimilent volontiers au communisme, à la perte de l’autorité parentale, à la subversion des « valeurs familiales », à la pédophilie et à la sexualisation des jeunes dans les écoles publiques.

Malgré leurs différences théologiques, certains catholiques, protestants évangéliques et musulmans se sont unis dans des campagnes contre toute forme de tolérance vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme des sexualités déviantes ; au nom du respect de la soi-disant loi naturelle, ils insistent sur l’importance de la religion en tant que gardienne de la moralité dans la sphère publique. Leur influence n’a pas échappé aux politiciens par ailleurs laïques (Trump, Berlusconi, Bolsonaro), qui invoquent cyniquement la morale religieuse et la famille sacralisée dans leurs programmes de réforme.

Cette famille, considérée comme le creuset de la moralité, s’est épanouie en même temps que l’État moderne à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle. Cela n’a rien d’une coïncidence. La famille était considérée comme le fondement même de l’État, l’aboutissement de la civilisation, la manière naturelle d’ordonner les relations sociales dans l’intérêt de la reproduction de l’espèce, de la race et de la nation.

Michel Foucault parle, au sujet de la famille, de « biopouvoir » – la vie « comme objet politique », indispensable au développement du capitalisme et de l’État, impliquant « l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques ». Le sexe, nous dit Foucault, était le pivot de ces deux axes : la discipline des corps et la régulation de la population. L’instrument de cette régulation était la famille nucléaire, le produit, croyait-on, non pas d’une invention humaine mais de la nature.

L’Allemand Johann Fichte écrivait « la relation de mariage est le véritable mode d’existence des personnes adultes des deux sexes, exigé même par la nature ». Et le ministre français des cultes sous Napoléon, Portalis, estimait que le mariage « n’est ni un acte civil ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé l’attention des législateurs et que la religion a sanctifié ».

La concrétisation de cette institution naturelle aurait été l’accomplissement de la « civilisation ». L’anthropologue américain Lewis Henry Morgan a proposé un modèle universel : « Telle qu’elle est constituée aujourd’hui, la famille est fondée sur le mariage entre un homme et une femme. Une filiation certaine a été substituée à une filiation douteuse, et la famille a été organisée par des droits et des privilèges de propriété […]. C’est sur cette famille, telle qu’elle est constituée aujourd’hui, que repose la société civilisée moderne. »

Les puissances coloniales qui prétendaient incarner la civilisation cherchaient à imposer ce modèle à leurs sujets, ce qui constitue un aspect de ce que les Français appelaient leur « mission civilisatrice ». Cet « autre » racial dont la famille était organisée différemment était traité comme un « sauvage », un « barbare », représentation qui servait non seulement à marquer son infériorité, mais aussi à renforcer la représentation de la supériorité de la classe moyenne blanche.

Selon la conception de la famille naturelle, la division du travail entre le mari et la femme – lui, le soutien de famille et le « propriétaire » des biens du ménage, elle, la personne dépendante qui fournit le travail domestique non rémunéré ; lui (pour reprendre les mots de Jules Michelet), le cerveau, elle, la matrice – était un moyen pour le capitalisme de conférer la responsabilité économique de la reproduction en grande partie à la famille. Mais c’était aussi le modèle d’une série de relations hiérarchiques qui allaient bien au-delà du foyer et de l’économie, jusqu’à l’État lui-même.

Le sociologue Frédéric Le Play notait que « la vie privée imprime son caractère à la vie publique et […] la famille est le principe de l’État ». La théoricienne politique Robyn Marasco souligne que la structure autoritaire de la famille incarne des relations de domination (mari/femme, parents/enfants) qui produisent des sujets politiques qui comprennent leur place comme faisant partie d’un ordre naturel.

La dénaturalisation féministe du genre, notre insistance sur le fait que ce sont les relations de pouvoir, et non la biologie, qui donnent un sens à la différence sexuelle, est perçue à juste titre comme une remise en cause des structures mêmes de l’autorité politique, et ce par les dirigeants tout autant démocratiques qu’autoritaires.

La férocité de l’attaque contre l’« idéologie du genre » est révélatrice de l’importance des enjeux pour les politiciens qui mènent cette attaque. Les opposants aux théories féministes et queer prédisent, angoissés, le désastre, et affirment que l’historicisation des normes établies concernant les femmes et les hommes constitue une attaque contre les fondements mêmes de la vie civilisée.

Les défenseurs de l’Église et de l’État affirment que si l’égalité entre les femmes et les hommes – sans parler de la simple reconnaissance que les normes de genre ont une histoire – devait prévaloir, l’ordre social tout entier s’effondrerait. Et, en un sens, ils ont raison. Pour les féministes, le mot « genre » implique nécessairement une remise en cause critique du caractère certain de la biologie, ce qui, pour l’ordre établi, est source d’instabilité intolérable.

Cette remise en cause bouleverse l’idée communément acceptée selon laquelle non seulement les rôles attribués aux sexes ont été ordonnés par Dieu ou découlent de la nature, mais les hommes, dans la sphère politique comme dans la sphère domestique, dominent, tandis que les femmes et les enfants s’épanouissent sous leur protection.

De façon ironique, l’opinion selon laquelle la biologie est un destin, une forme de fatalité, est elle-même le produit d’une histoire relativement récente. L’émergence des États-nations modernes a entraîné une nouvelle insistance sur l’immuabilité des rôles de genre et sur le contrôle de l’activité sexuelle pour de maintenir ces mêmes États-nations en place.

C’est ici que la véritable idéologie du genre se révèle au grand jour, non pas dans l’« idéologie du genre » attribuée au féminisme, mais dans l’idéologie conservatrice du genre qui fait de la différence sexuelle la base du pouvoir politique. D’une part, la différence naturelle des sexes rend légitime l’autorité politique exclusive des hommes ; d’autre part, l’autorité politique des hommes atteste du mandat de la nature. Aussi tautologique qu’il puisse être, c’est ce raisonnement qui, depuis des générations et encore aujourd’hui pour bien des gens, informe la vision « de sens commun » en ce qui concerne la relation entre la famille et l’État.

En dépit de la remise en cause périodique de son hégémonie par les féministes et les socialistes, cette vision de la famille s’est imposée dans l’imaginaire social occidental, et sert de moyen puissant pour défendre le statu quo dès lors qu’il semble menacé.

Melinda Cooper a brillamment écrit sur la manière dont, aux États-Unis, depuis les années 1970 (dans le contexte de la stagflation, de l’influence déclinante du keynésianisme, de la fin du consensus fordiste, de l’affaiblissement du pouvoir des syndicats et de l’extension des prestations sociales aux Africaines-Américains), le néolibéralisme et le conservatisme ont convergé vers la famille « naturellement altruiste », privée, dispensatrice de soins, en tant qu’alternative aux programmes d’aide sociale parrainés par l’État et aux révolutions sexuelles des sixties, décennie libérée et explosive.

Bien que ses travaux se concentrent sur les États-Unis, ses idées peuvent être étendues à d’autres pays : la vision conservatrice de la famille en tant que fondement moral de la société apporte un contrepoids bienvenu à l’individualisme de marché du néolibéralisme.

Ils ne sont, cependant, pas incompatibles, mais se renforcent mutuellement. L’un soutient l’autre dans la rhétorique du populisme réactionnaire, en transférant la responsabilité de l’inégalité du capitalisme et de l’État vers les élites cosmopolites, les immigrants et (aux États-Unis, notamment) les Noirs qui truandent l’aide sociale – tous sont dépeints comme les « victimisateurs » des familles de la respectable classe ouvrière blanche. Pour reprendre les termes de Slavoj Žižek, ce sont ces outsiders, « eux », qui sont dépeints comme volant – littéralement – « notre » jouissance.

Cette famille, bien évidemment, n’est qu’un fantasme, comme en attestent clairement les taux de divorce, de violence domestique, d’inceste et de toxicomanie à travers toutes les catégories sociales et raciales ; mais cela ne fait que renforcer son charme. En réalité, c’est précisément en tant que fantasme que la famille constitue un objet de désir dans la rhétorique des dirigeants populistes, une promesse de restaurer un paradis perdu qui a été volé par d’immoraux « autres », qui ont perturbé le fonctionnement stable de l’économie et de la société.

Je soutiens ici que le fantasme d’un foyer hétérosexuel stable, dirigé par un homme, a perduré malgré les changements profonds de l’institution. C’est ce fantasme qui est déployé au service de la réaction : « l’idéologie du genre » est tenue pour responsable de la corruption et du dysfonctionnement de la famille, et ce raisonnement déplace la causalité de telle sorte qu’aucun argument puisé dans l’histoire ou la raison n’est parvenu à le réfuter, en grande partie à cause de l’attrait psychique qu’il exerce.

La masculinité

Au cœur du fantasme de la famille patriarcale se trouve le pouvoir du père, qui est considéré comme la source de soutien et de protection des personnes dont il a la charge. Dans un essai désormais classique (écrit au moment où les États-Unis entraient en guerre en Irak, en 2003, en réponse aux attaques terroristes du 11 septembre 2001), la théoricienne politique féministe Iris Marion Young a décrit ce qu’elle nomme une « logique de protection masculiniste ».

Selon elle, les menaces perçues pour la sécurité d’une nation conduisent les citoyens à accepter et à approuver un régime autoritaire, renonçant ainsi volontairement à leurs droits démocratiques. Cela place les femmes et les hommes dans « une position subordonnée de dépendance et d’obéissance… comme celle des femmes dans un foyer patriarcal », où, même dans les démocraties, la logique de la protection masculiniste est à l’œuvre.

Young écrit que les dirigeants se présentent alors souvent comme des figures bienveillantes, « plus associées à l’idée de chevalerie » qu’à celle d’agression et d’intimidation. « Le pouvoir patriarcal en tant que protection s’apparente davantage au pouvoir pastoral qu’au pouvoir répressif du roi », poursuit-elle, même si, étant donné qu’« un régime de sécurité ne permet pas l’expression de la dissidence », le risque de basculement dans le fascisme – « forme extrême d’un régime sécuritaire » – demeure présent.

Je pense que, lorsque, s’appuyant sur les héritages de l’histoire, les dirigeants sont de plus en plus déterminés à éliminer les menaces contre la masculinité qui sous-tend leur pouvoir politique, nous sommes effectivement et actuellement à l’heure de la « forme extrême d’un régime sécuritaire ». Si les fondements de ce pouvoir politique sont multiples –économiques, politiques, matériels – je m’intéresse avant tout à son aspect psychique, c’est-à-dire à la manière dont la masculinité qui sous-tend ce pouvoir politique exerce son attrait.

Young a raison d’associer promesse de protection et « logique masculiniste », mais je souhaiterais approfondir la compréhension des mécanismes de cette logique en appliquant la théorie psychanalytique au champ de la théorie politique. Plus précisément, en utilisant Freud, les lectures lacaniennes de ce dernier ainsi les écrits sur la démocratie du théoricien politique français Claude Lefort, pour réfléchir au phénomène de l’indétermination qui se trouve au cœur de cette logique masculiniste.

Freud et Lacan nous rappellent l’indétermination – l’énigme – de la différence sexuelle et donc l’incertitude des significations mêmes de masculin et féminin. Il n’y a pas de signification fixe que nous puissions attribuer aux différences sexuelles. Les historiens et les anthropologues ont montré comment ces significations varient selon les cultures et les époques.

Pourtant, précisément parce que la différence sexuelle est si centrale dans la représentation des relations sociales et parce qu’elle ne peut être circonscrite, de grands efforts ont été déployés pour ancrer sa signification dans le biologique : le corps est la détermination indiscutable – le locus naturel – des significations sociales de la masculinité et de la féminité, sur lesquelles des édifices sociaux et culturels entiers sont construits.

Qu’elle soit prise comme parole de Dieu ou comme dictat de la nature, la biologie de la différence sexuelle est devenue la base pour imaginer l’ordre social, politique, économique et donc pour réglementer et punir les comportements qui transgressent les dualités hétérosexuelles – c’est le « sens commun » de l’ordre naturel de la famille avec ses profondes racines historiques dont j’ai déjà parlé. Mais il ne s’agit pas seulement de policer le sexe, l’objectif est d’assurer la stabilité d’une matrice sur laquelle reposent les conceptions relatives à l’ordre social, économique et politique.

La notion d’indétermination de Claude Lefort me fournit une lecture politique de l’indétermination des significations du sexe. Lefort soutient que la fin de l’absolutisme et, avec lui, la perte de son autorité religieuse légitimante a introduit une nouvelle incertitude quant à la représentation politique.

La possession du phallus, symbole du pouvoir du souverain, n’était plus l’apanage du représentant de Dieu sur terre. Et, à mesure que le règne des rois (et parfois des reines) cédait la place à des systèmes de gouvernement représentatifs (parlements, monarchies constitutionnelles, républiques, démocraties), le corps physique du dirigeant en tant qu’incarnation de la souveraineté était remplacé par un ensemble d’abstractions désincarnées : État, nation, citoyen, représentant, individu.

Lefort s’exprime ainsi : « L’essentiel à mes yeux est que la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant aux fondements du Pouvoir, de la Loi, et du Savoir, et Fondement de la relation de l’un avec l’autre sur tous les registres de la vie sociale […]. » De manière abstraite, l’impossibilité de la représentation incarnée du pouvoir est claire. Mais pour ceux qui ont mis en œuvre le système, la question de savoir qui était responsable de l’articulation et de l’application des décrets restait posée.

C’est ici que la théorisation de Freud (dans Totem et Tabou) contribue à éclairer les raisons pour lesquelles les hommes sont devenus les incarnations de l’autorité politique dans les démocraties occidentales. Il est important de comprendre que Freud propose une fiction théorique – un mythe, si vous préférez – pour expliquer ce qu’il considère comme une vérité évidente de la psychologie politique.

Dans son récit mythique, il y avait un père primitif (un roi) dont le pouvoir résidait dans son monopole de tous les plaisirs ; des hommes inférieurs finissent par le tuer (et dans la version de Freud, le manger) afin d’obtenir l’accès à ce qui leur a toujours été refusé. En dévorant la figure paternelle, les hommes deviennent rétrospectivement des frères. Pour s’épanouir en tant qu’adultes, il leur fallait l’initiation sexuelle que le père leur avait interdite : une femme à eux. Les frères instituent une interdiction de l’inceste pour s’assurer que cette femme ne sera pas une mère ou une sœur, qui toutes ont été les proies du père primitif. Le règne des fils remplace alors l’absolutisme du père, une forme de fraternité renverse le règne du roi.

Dans les termes de Freud, un « père idéal » remplace le père primitif, c’est lui (ou eux – les fils agissant collectivement pour atteindre cet idéal) dont les actions doivent protéger la société contre tout retour aux excès. Il y avait néanmoins des rivalités tenaces entre les frères, lesquelles furent gérées en attribuant à chacun une version plus petite et plus modérée de ce contre quoi ils s’étaient rebellés : « La famille fut une restauration de la horde primitive d’autrefois et elle restitua aux pères une bonne partie de leurs droits antérieurs. Il y avait de nouveau des pères, mais on n’avait pas renoncé aux conquêtes sociales du clan des frères, […] ».

Les lois du mariage, dans cette vision, garantissaient à chaque frère sa propre femme, une et une seule. Dans le domaine de la psyché, le pouvoir politique partagé (la démocratie) repose sur une sexualité disciplinée par le mariage, sur le confinement du désir dans une unité familiale socialement bénéfique.

Mais le désir ne peut jamais être entièrement contenu, et les frères deviennent rivaux dès lors qu’il s’agit d’assumer le pouvoir du père assassiné, dès lors qu’il s’agit de s’emparer des femmes. Freud écrit : « Chacun [des frères] aurait voulu, à l’exemple du père, les avoir toutes à lui. »

Ce fantasme, la notion que sa ressemblance avec le père exempte l’un des frères de leur pacte commun (Lacan l’appelle « l’exception phallique »), est toujours présent, exprimé non seulement dans les liaisons adultères, mais dans toutes sortes de compétitions politiques dans lesquelles les candidats cherchent à afficher les signes de leur caractère exceptionnel.

On pense ici à nombre de prétendants autoritaires actuels qui tous affichent des formes d’hyper-masculinité (entourés de femmes séduisantes, affichant des corps musclés, défiant le virus du Covid-19) tandis qu’ils tentent de réincarner le monopole du pouvoir du père déchu, faisant la loi même alors qu’ils la transgressent. C’est également vrai de l’image de toute-puissance – un autre fantasme – du super-père protecteur, qui peut tout arranger, qui protège sa famille de ses ennemis, famille qui est la seule source de leur prospérité, de leur confort et de leur bien-être.

L’étalage excessif des prouesses sexuelles est la force motrice de la logique masculiniste de protection ; il justifie le pouvoir extraordinaire qu’assume le dirigeant autoritaire. Mais la revendication apparente de l’unicité de cet homme individuel alimente en fait un fantasme collectif masculin ; l’identification des hommes à lui est la source de l’attrait libidinal de ces dirigeants. Les dirigeants représentent l’accomplissement du fantasme de leurs adeptes d’une masculinité restaurée, la promesse pour eux de ramener un ordre perdu ou menacé dans la hiérarchie sociale, politique et économique entre les races et les sexes.

Il suffit d’écouter le sénateur républicain Josh Hawley lorsqu’il cherche à réfuter l’émasculation de « l’homme américain ». Les progressistes, a-t-il déclaré à la National Conservative Conference de 2021, veulent « un monde par-delà les hommes » et cherchent à « déconstruire de l’Amérique ». « La gauche veut définir la masculinité traditionnelle comme toxique. Et les vertus masculines traditionnelles – le courage, l’indépendance et l’affirmation de soi par exemple – comme un danger pour la société. » Pour Hawley, l’avenir de la société américaine repose sur la protection de cette version de la masculinité.

Ainsi, selon moi, la résolution du dilemme de l’indétermination politique repose sur une interprétation naturalisée des différences sexuelles, interprétation selon laquelle la masculinité est synonyme d’autorité politique (political rule).

Il devient possible de modifier et de remettre en question cette autorité dans des moments historiques de stabilité et de prospérité – des périodes plus optimistes de la fin du siècle dernier nous parviennent encore quelque écho des appels à la « démocratie sexuelle ». Mais lorsque l’indétermination devient intolérable – comme c’est le cas en cette période de crises néolibérales du capitalisme mondial (inégalités économiques extrêmes au sein des nations et entre elles, déplacements et transferts massifs de populations, guerres sans fin, dette insurmontable…) –, ceux qui cherchent à stabiliser (voire à incarner) l’autorité politique font de la certitude de la différence sexuelle la pierre angulaire de leur force d’attraction.

Pour consolider les fondations, il s’agit de légiférer afin de fixer la signification du genre, de réglementer le sexe, la sexualité et le mariage, de s’en tenir strictement à la conception « de sens commun » de la famille patriarcale, source de la santé et du bien-être de l’État. Dans ce contexte, l’historicisation et la dénaturalisation du genre par le féminisme sont considérées, à juste titre, comme une force dangereuse et déstabilisatrice à vaincre à tout prix. D’où le retour de bâton.

J’ai cherché à comprendre le backlash actuel, ce retour de bâton contre le genre, comme représentant un refus de la production de connaissances critiques associée à certains travaux interdisciplinaires dans les universités.

Dans la mesure où les études de genre cherchent à mettre fin à la discrimination fondée sur la régulation normative du sexe et des sexualités, elles occupent une position critique productrice de connaissances destinées à provoquer le changement social. Ce changement est inacceptable pour les mouvements conservateurs et de droite, lesquels cautionnent ce qu’ils considèrent comme des hiérarchies naturelles de l’organisation sociale et politique, et bénéficient de leur pérennité.

Dans la mesure où la famille nucléaire patriarcale constitue un modèle pour ces hiérarchies, il devient impératif, aux yeux de ces mouvements, qu’elle garde son statut « naturel ». Leur autoritarisme se fonde sur l’acceptation du pouvoir paternel ; leur attrait psychique repose sur le fantasme du père primitif comme incarnation de ce pouvoir – le pouvoir de dominer et de protéger et donc de restaurer un ordre perdu, en réalité le fantasme d’un ordre perdu – l’ordre de la nature, de la différence sexuelle (« hommes et femmes biologiques », « mariage entre un homme et une femme ») comme fondement de la domination politique.

C’est là l’idéologie du patriarcat, laquelle, malgré les modifications qu’elle a pu connaître, continue de déterminer ce qui est considéré comme étant le « sens commun ». Elle fournit aux dirigeants autoritaires et à leurs partis une ressource dans laquelle ils peuvent puiser lorsqu’ils préparent leurs remises en question de la démocratie.

Les enseignements féministes sur la mutabilité, l’incertitude et la variabilité du genre constituent un obstacle important à cette idéologie. Les formes antérieures de backlash ont cherché à réfuter les affirmations féministes à l’aide d’études scientifiques et de recherches en sciences sociales qui prétendaient documenter les déterminations inéluctables de la biologie.

Les formes récentes sont plus brutales et viscérales : la dénonciation a remplacé les tentatives d’argumentation raisonnée, la diabolisation se substitue désormais au désaccord, la fermeture des programmes d’études de genre indique à quel point notre travail féministe est devenu dangereux pour les ambitions des tenants de l’autoritarisme et de leurs partisans.

Le retour de bâton – les efforts pour nous faire taire – est effrayant, mais il est aussi, curieusement, encourageant. Il nous indique à quel point notre travail d’historicisation et de dénaturalisation des normes de genre est perçu comme un danger par et pour les ennemis de la démocratie et du changement social, et à quel point il est important de poursuivre cette lutte : en continuant de penser, d’écrire et d’enseigner les choses qui, si elles ne font pas toujours tomber ces tyrans, les font du moins trembler.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz


Joan W. Scott

Historienne

Mots-clés

Féminisme