International

Les conflits armés, une zone de non droit ?

Juriste

Contrairement à une idée reçue, le droit régit même ces situations que l’on imagine sans règle aucune : les conflits armés. Protection des civils, interdiction de certaines armes, encadrement des pourparlers… Appliqué à l’Ukraine, le droit des conflits armés se déploie pleinement et fait une différence pour des milliers de personnes. Même s’il y est, comme tout droit, également violé, lorsque des hôpitaux sont bombardés.

Le droit international humanitaire, encore appelé « droit des conflits armés » selon les cercles dans lesquels ce droit est mobilisé, est le droit applicable dans les conflits armés. Spécialement conçu pour régir ces situations, on dit qu’il a pour but d’« humaniser la guerre ». Il prévoit d’une part des règles relatives à la protection des personnes hors de combat – soit parce qu’elles sont des personnes civiles et qu’elles ne participent donc normalement pas au combat, soit parce qu’elles ont été capturées et sont internées ou détenues, soit encore parce qu’elles sont empêchées de combattre par maladie ou par blessure. Il prévoit d’autre part des règles relatives à la conduite des hostilités, dont l’économie générale revient à l’idée que les moyens et méthodes de guerre ne sont pas illimités.

L’ensemble de ces règles se trouvent contenues dans un corpus qui compte aujourd’hui une centaine de traités internationaux, universels comme régionaux, et dont le socle fondamental réside dans les quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977. Certaines de ces règles ont aujourd’hui acquis un caractère coutumier.

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Le droit international humanitaire distingue en outre entre les conflits armés internationaux – qui opposent au moins deux États, dès le « premier coup de feu » – et les conflits armés non-internationaux – qui opposent au moins un État et un groupe armé ou des groupes armés entre eux, à condition que la violence franchisse un certain seuil d’intensité et que les groupes armés soient suffisamment organisés pour pouvoir être considérés comme des parties au conflit.

Loin d’être obsolète ou paralysé par l’évolution contemporaine des conflits armés, le droit international humanitaire a su au contraire embrasser les situations nouvelles auxquelles il a été confronté, c’est-à-dire des situations qui n’avaient pas été anticipées par les rédacteurs des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels, l’imagination humaine étant de ce point de vue malheureusement sans limite. Ainsi, alors que les situations d’occupation devraient être temporaires par essence, le droit international humanitaire est aujourd’hui encore un droit essentiel à la protection des personnes se trouvant dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, de même qu’il l’a été pour les personnes ayant subi l’occupation américaine en Irak de 2003 à 2005.

Il en va de même du développement des nouvelles technologies : l’utilisation de drones ou la perpétration d’attaques cyber dans le cadre de conflits armés sont ainsi pleinement couvertes par les règles relatives à la conduite des hostilités, par exemple. Par ailleurs, s’il reste quelques points d’achoppements techniques en ce qui concerne les règles applicables à la détention par les groupes armés, cette pratique fait néanmoins l’objet de la mise en œuvre de règles juridiques au bénéfice des personnes détenues. On peut également noter que la pratique qui consiste à voir des conflits armés nés à l’intérieur d’un État s’exporter en dehors de ses frontières, qu’il s’agisse de pays limitrophes ou lointains, ne pose pas de difficultés particulières à l’application du droit international humanitaire. Enfin, les conséquences juridiques relatives au soutien que certains États apportent à des groupes armés, lorsque celui-ci dépasse un simple financement ou la fourniture d’armes mais inclut un rôle dans l’organisation, la coordination ou la planification des actions militaires du groupe, sont aujourd’hui bien définies.

De plus, lorsque certains domaines le requièrent, de nouveaux traités peuvent voir le jour, tel que ce fut le cas pour la protection des enfants dans les conflits armés, l’interdiction des mines antipersonnel ou des bombes à sous-munitions, l’encadrement du transfert d’armes, ou encore la protection des biens culturels, pour n’en citer que quelques-uns.

Bref, en tant que tel, le droit international humanitaire, et c’est précisément son rôle, couvre toute la surface des conflits armés. Cela représente au moins un, si ce n’est plusieurs, millier(s) de règles applicables.

Le droit international humanitaire, le droit international pénal, le droit international des droits humains, font aujourd’hui, au moment d’écrire ces lignes, une différence pour des milliers d’Ukrainiens et de Russes.

Appliqué aux affrontements en cours à l’Ukraine, le droit international humanitaire permet notamment :

– d’encadrer l’acheminement de l’aide humanitaire. Si la notion de « couloirs humanitaires » n’est pas une expression consacrée en droit international humanitaire, tout ce qu’elle recouvre est néanmoins couvert par ce droit, des pourparlers (couverts par la notion de « contacts non hostiles entre les parties au conflit ») aux modalités de leur exécution (définies par le droit à l’assistance humanitaire, fondé sur l’interdiction de la famine comme méthode de guerre) ;

– de limiter les attaques aux seules cibles qui constituent des objectifs militaires, à l’exclusion de toute autre (c’est la règle de la distinction en droit de la conduite des hostilités), ce qui n’exclut pas que celles-ci produisent des pertes civiles, à condition que ces dernières ne soient pas excessives par rapport à l’avantage militaire recherché (c’est la règle de la proportionnalité en droit de la conduite des hostilités) ;

– de rappeler à toutes les parties au conflit que lorsqu’elles détiennent des individus relevant de la puissance ennemie, ceux-ci doivent être traités humainement, et en particulier les prisonniers de guerre ne devraient jamais être montrés à la télévision ou sur les médias sociaux (selon la règle qui interdit de les soumettre à la curiosité publique) ;

– de mettre en lumière qu’une centrale nucléaire, bien de caractère civil qui ne devrait jamais faire l’objet d’attaque, jouit d’une protection spéciale qui la protège même si elle devient un objectif militaire en raison de son utilisation ou de sa destination (c’est la règle interdisant d’attaquer des ouvrages contenant des forces dangereuses, tels que les digues, les barrages et les centrales de production électrique) ; ou encore

– d’offrir un statut aux personnes que l’on désigne sous l’appellation « combattants étrangers », qui sont soit des « combattants » si elles sont intégrées aux forces armées d’un des États en présence ou des « civils » si elles ne le sont pas mais qu’elles participent tout de même aux hostilités (c’est toute l’articulation entre les Conventions de Genève relative aux prisonniers de guerre (la troisième) et relative aux personnes civiles (la quatrième)).

À ce corpus s’en ajoutent d’autres : le droit international pénal, qui va permettre de criminaliser et donc de poursuivre, et le cas échéant de condamner, les individus soupçonnés d’avoir commis des violations du droit international humanitaire et dont l’expression la plus récente se trouve au Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale ; le droit international des droits humains qui ne cesse pas de s’appliquer en temps de conflits armés, et qui est contenu dans de nombreux traités universels (le Pacte international sur les droits civils et politiques par exemple) ou régionaux (tels que la Convention européenne des droits de l’Homme) ; le droit international des réfugiés qui va permettre d’appréhender spécifiquement les protections dont doivent bénéficier les personnes qui fuient les hostilités, qu’elles aient franchi une frontière (elles seront alors considérées comme des « réfugiés ») ou qu’elles aient trouvé refuge dans un endroit plus sûr à l’intérieur de l’Ukraine (elles sont alors considérées comme des « personnes déplacées »). Et si on y ajoute le droit de la Charte des Nations unies qui prescrit l’interdiction du recours à la force en tant que mode de règlement des différends, il devient alors assez incontestable qu’en terme de volume les conflits armés sont loin d’être des zones de non droit. Tout au contraire !

Or, l’ensemble de ces corpus juridiques, et au premier rang desquels le droit international humanitaire – encore une fois un droit négocié par les États eux-mêmes et ayant vocation à s’appliquer dans les conflits armés –, ne sont pas des droits de papier. Ils font aujourd’hui, au moment d’écrire ces lignes, une différence pour des milliers d’Ukrainiens et de Russes.

Si les personnes qui fuient les hostilités sont recueillies, nourries et soignées, c’est parce que le droit le prescrit ; si le Comité international de la Croix-Rouge ou le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés sont présents sur place et déploient leurs activités humanitaires, c’est parce que le droit le prescrit ; si les morts sont identifiés et si leur sort est communiqué à leurs familles, c’est parce que le droit le prescrit ; si les enfants séparés de leurs familles dans le tumulte de l’exode sont rendus à leurs parents, c’est parce que le droit le prescrit ; et si le dirigeant d’un État rappelle à un autre ses obligations en vertu du droit international humanitaire et en particulier l’enjoint à épargner les civils en tout temps, c’est parce que le droit le prescrit ; et d’autres exemples pourraient s’ajouter à cette liste.

Le droit a tant resserré son maillage autour de la situation en Ukraine qu’il ne subsiste aucun interstice et c’est l’ensemble de l’arsenal dont il est doté qui se déploie pleinement.

Oui, le droit des conflits armés est violé, comme tout droit. Bien sûr les violations de ce droit sont sans commune mesure avec les violations du règlement intérieur d’une copropriété, mais il convient de ne pas tomber dans le cynisme et le balayer d’un revers de la main en prétendant qu’il ne sert à rien. Cela aurait pour effet de le décrédibiliser complètement et conduirait ceux et celles qui sont tenu·e·s de l’appliquer à s’en désintéresser. Il faut tout au contraire continuer de diffuser la connaissance de ce droit, montrer quelles sont ses applications concrètes et les différences qu’il produit pour les personnes affectées par les conflits armés, précisément pour continuer d’apporter une protection à ces dernières.

Et ne nous y trompons pas : si certains États ont décidé de se mettre au ban du droit, on relève aussi dans la situation actuelle, en creux, un intérêt pour le droit de la part de l’écrasante majorité des États.

Le Conseil de sécurité est bien entendu saisi de la question, tout comme l’Assemblée générale des Nations unies, mais aussi la Cour internationale de justice qui a vocation à régler les différends entre États, la Cour pénale internationale chargée des poursuites pénales individuelles, la Cour européenne des droits de l’Homme qu’il n’est plus besoin de présenter et même une commission d’enquête indépendante chargée de documenter les violations des droits humains et du droit international humanitaire créée par le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies.

Le droit a tant resserré son maillage autour de la situation en Ukraine qu’il ne subsiste aucun interstice et c’est l’ensemble de l’arsenal dont il est doté qui se déploie pleinement. Bien sûr, il ne faut pas se bercer d’illusions et il s’agit parfois d’un deux poids deux mesures comme en témoigne de manière éclatante le traitement des réfugiés. Il n’en demeure pas moins toutefois que tous les États du monde, sauf une infime poignée, se sont résolument rangés du côté du droit. C’est suffisamment rare pour être souligné et il ne faudra pas manquer de le rappeler aux protagonistes concernés, en temps et lieu.

Il y aura toujours des États, ou des groupes armés, qui n’ont que faire du droit international humanitaire et dont les violations sont spectaculaires, mais cela ne doit pas complètement invisibiliser le fait que nombre de groupes armés ou d’États ont un comportement principalement conforme aux prescriptions de ce droit, sinon réalisé en tout cas souhaité. Et pour cause : ces groupes armés par exemple aspirent un jour à rejoindre le « concert des Nations » qui prend corps dans le système des Nations unies, et la condition sine qua non est de se conformer au droit. Être perçu comme un paria ne s’inscrit pas dans ce processus et ne s’y inscrira jamais, c’est ma conviction, je ne crois pas à un monde totalitaire dans lequel aucun droit n’existerait plus. Le droit est consubstantiel à l’existence de toute forme de société. Mais ceci à condition que nous tous et toutes, expert·e·s comme novices, continuions de porter la voix de ce droit et de propager les règles qu’il contient, et ce alors que le respect du droit est toujours silencieux.


Julia Grignon

Juriste, Professeure à la faculté de droit de l'Université Laval