International

Comment le Kremlin justifie la guerre contre l’Ukraine

Politiste

Pour justifier la guerre contre l’Ukraine, le Kremlin a radicalisé un dispositif narratif qu’il déployait dès les années 2000. Il a recours au ressentiment russe vis-à-vis de l’Occident, à des usages abusifs du passé et au recyclage des idées nationalistes alimentant un ensemble idéologique relativement cohérent.

La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine est une guerre réelle, menée aujourd’hui par des armées russes sur le territoire d’un pays voisin. Mais toute guerre, qu’on la juge « juste » ou non d’un point de vue philosophique[1], se fonde sur un dispositif narratif visant à justifier l’action militaire, voire la dédoubler sur le plan symbolique. C’est pourquoi il semble important de contextualiser les éléments de langage et la rhétorique du régime poutinien concernant l’Ukraine et les Ukrainiens pour pouvoir mieux comprendre son raisonnement.

Le dispositif narratif déployé par les dirigeants de la Russie contient trois volets principaux – un sécuritaire, un historique et un nationaliste – et reflète une rigidification idéologique du régime de Vladimir Poutine, celui qui a longtemps vanté son « pragmatisme[2] ». Mais la préférence pour des solutions concrètes, en phase avec les ressorts kleptocratiques du régime poutinien[3], semble avoir cédé au recyclage des constructions idéologiques de plus en plus radicales. Ce processus de rigidification, entamé dès les années 2000 et renforcé en 2014, a atteint son apogée ces derniers mois.

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Le volet sécuritaire : attaquer l’Ukraine en visant l’Occident

Dans son discours du 24 février dernier annonçant « l’opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, Vladimir Poutine décrit ce pays comme un État soumis aux Occidentaux, qui l’utiliseraient comme un territoire d’appui pour exercer une pression militaire sur la Russie. Celle-ci n’aurait d’autre choix que de « se défendre » en attaquant, dixit le chef du Kremlin. Mais en attaquant l’Ukraine, la première puissance militaire d’Europe vise « l’Occident collectif », c’est-à-dire l’OTAN. L’objectif de « démilitariser » l’Ukraine relève, dans la vision des choses exposée par Poutine, d’une confrontation entre la Russie et l’Occident dont les prémices remontent aux années 2000, avec la révolution orange en Ukraine. C’est après la défaite du candidat « pro-russe » Viktor Ianoukovitch face au candidat « pro-occidental » Viktor Iouchtchenko, en 2004, que l’administration Poutine favorise la prolifération d’un réseau d’idéologues et de propagandistes dénonçant la « menace orange »[4]. Cette menace relèverait ainsi de la supposée volonté des puissances occidentales de procéder à un changement des régimes dans l’espace de l’ex-URSS et, avant tout, en Russie.

L’attitude de l’État russe à l’égard de l’Alliance atlantique est celle du ressentiment. Au début de la décennie 1990, la nouvelle Russie post-communiste cherchait un rapprochement avec l’OTAN jusqu’à évoquer la possibilité d’intégrer cette organisation autrefois opposée au pacte de Varsovie. Mais lorsqu’il est devenu clair que la Russie ne serait pas invitée à rejoindre l’Alliance, l’attitude des dirigeants russes à son égard s’est montrée d’abord méfiante, puis hostile[5]. Depuis le fameux discours prononcé par le président Poutine en février 2007 lors de la conférence de Munich sur la sécurité, l’élargissement de l’OTAN est perçu comme une menace centrale pour la sécurité russe dans la région post-soviétique. L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 officialise la divergence et met fin au dialogue institutionnel, avec la suspension du Conseil Russie-OTAN.

Sur fond de cette confrontation qui a atteint une phase aiguë au lendemain de la deuxième révolution ukrainienne dite Euromaïdan, en 2013-2014, les dirigeants de la Russie renouvellent leurs doctrines, dont la Stratégie de sécurité nationale dans ses versions de 2015 et de 2021. Ces documents décrivent l’Occident, autrement dit les États-Unis et leurs prétendus « satellites », comme un « hégémon » mondial à l’agonie, et c’est précisément parce qu’il est à l’agonie qu’il deviendrait de plus en plus agressif envers les puissances dites émergentes, dont la Russie ou la Chine. Dans son discours du 24 février dernier, Poutine taxe le monde occidental « d’empire du mensonge », en retournant ainsi la formule du président des États-Unis Ronald Reagan qui avait décrit l’URSS des années 1980 comme « l’empire du mal ».

De ces doctrines russes se dégagent les contours d’une pensée sécuritaire qui rappelle celle de la souveraineté limitée, autrefois appelée doctrine Brejnev, du nom du secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique de 1964 à 1982. Cette doctrine renouvelée suppose deux formes de coopération pour les ex-républiques soviétiques devenues États indépendants. La première forme est celle de l’intégration avec la Russie au sein de structures qu’elle domine, dont l’Union économique eurasiatique (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Russie) et l’Organisation du traité de sécurité collective (les mêmes cinq États plus le Tadjikistan). La deuxième option est la soi-disant « finlandisation », terme courant en relations internationales pour désigner un ensemble de restrictions imposées par un État plus fort ou dominant à un État plus faible, à l’instar de l’influence qu’exerça l’Union soviétique sur la Finlande pendant la guerre froide. Aujourd’hui, cette forme de coopération forcée signifie que la Fédération de Russie accepte de reconnaître l’indépendance des autres États post-soviétiques dans leurs frontières, en échange de quoi ces États doivent renoncer aux projets d’adhésion aux structures occidentales comme l’Union européenne et l’OTAN, et mener une politique étrangère pouvant être certes « multi-vectorielle » mais en aucun cas tournée contre la Russie. Si ces conditions sont remplies par les États de l’ex-URSS, transformés en « zone d’influence » russe, Moscou s’engagerait à respecter les accords de Belovej signés le 8 décembre 1991 et faisant acte de la disparition de l’URSS.

À cet égard, l’actuelle invasion russe de l’Ukraine, à l’instar de l’annexion de la Crimée en 2014 ou de la guerre russo-géorgienne de 2008, peut être lue comme une punition russe pour le non-respect de ces règles imposées par l’État dominant de la région. Toutefois, en 2008 comme en 2014, le Kremlin a toujours adopté une posture « défensive », en affirmant venir en aide aux populations de l’Ossétie du Sud et de la Crimée respectivement. De même, jusqu’en février 2022 la Fédération de la Russie a nié son soutien officiel aux « républiques » autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, bien qu’elle les contrôlât de facto. La stratégie des dirigeants russes consistait à faire un « cadeau empoisonné » à Kiev : une fois réintégrés au sein de l’Ukraine conformément aux accords de Minsk, signés en 2014 et en 2015, ces territoires séparatistes pourraient bénéficier d’un statut spécifique pour ensuite bloquer la prise des décisions de l’intérieur[6]. Mais cette stratégie semble avoir échoué : lesdits accords sont en grande partie restés lettre morte.

L’invasion militaire de l’Ukraine de 2022 constitue, dans la continuité de la stratégie russe de sa déstabilisation, une tentative de « finlandiser » le pays voisin par la force, en rendant son adhésion aux structures occidentales extrêmement difficile dans un horizon prévisible. Il s’agirait d’une réalisation de la célèbre formule de Clausewitz, selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Après avoir déclenché une négociation musclée avec les dirigeants occidentaux en décembre 2021, le président Poutine n’a pas obtenu de concessions de leur part face à son « ultimatum » et a eu recours à la force.

Mais pourquoi s’attaquer particulièrement à l’Ukraine ? Deux autres volets du discours officiel russe permettent d’apporter des éléments de réponse à cette question.

Le volet historique : instrumentaliser le passé pour faire la guerre

Dans son discours du 21 février dernier annonçant la reconnaissance des républiques séparatistes du Donbass, Vladimir Poutine décrit l’Ukraine comme un État fantoche, résultat d’une création artificielle et historiquement récente. Les créateurs de l’État ukrainien seraient les bolcheviks – Lénine en tête, mais aussi Staline et Khrouchtchev – que le chef du Kremlin tient pour responsables de la délimitation des frontières administratives de la République soviétique d’Ukraine devenue Ukraine indépendante, processus qui se serait produit aux dépens de la Russie elle-même.

Un élément de langage paraît important à cet égard : en parlant de la période soviétique, le président Poutine désigne l’espace géographique de l’URSS comme celui d’une « Russie historique ». La nuance est de taille car l’Union soviétique ne serait qu’une dernière incarnation de cette grande Russie. On retrouve ici la lecture continuiste de l’histoire russe, que le régime de Vladimir Poutine promeut depuis son accession au pouvoir en 2000[7], mais aussi une lecture qui critique ouvertement l’ensemble des dirigeants soviétiques. Cette lecture, qui emprunte au discours « blanc » des monarchistes et des nostalgiques de l’Empire tsariste[8], veut que les dirigeants de l’URSS — tous, de Lénine à Gorbatchev — n’aient pas pu préserver cet espace, car ils auraient trop cédé aux populations non russes d’une part et n’auraient pas su renouveler les mécanismes de domination d’autre part. Ainsi, ils auraient programmé la décomposition du système soviétique et, surtout, celle d’un espace impérial « historique » situé au nord de l’Eurasie et fait de conquêtes coloniales et d’acquisitions territoriales plus ou moins volontaires. Déjà en 2016, le président russe accusait Vladimir Lénine d’avoir causé, avec ses idées, la désintégration ultérieure de l’URSS, en 1991[9]. La chute de l’Union soviétique a été à de maintes reprises décrite par Poutine comme une « catastrophe » et une « tragédie », bien que cet évènement eût été très majoritairement plébiscité par la population de l’Ukraine, lors du référendum du 1er décembre 1991, et par le président Boris Eltsine qui précéda Poutine à la tête de la Russie post-soviétique.

En dépit de ces invectives envers les bolcheviks, la lecture poutinienne de l’histoire s’appuie largement sur l’instrumentalisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, appelée Grande Guerre patriotique, à des fins politiques. S’y ajoute l’usage des clichés du langage officiel soviétique. La mobilisation du terme « dénazification » par Vladimir Poutine et d’autres responsables russes, dont le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, pour justifier l’invasion de l’Ukraine est ici un exemple frappant.

D’une part, ce terme désigne traditionnellement le processus mené par les Alliés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et destiné à éradiquer l’idéologie nazie dans les institutions allemandes. L’Ukraine d’aujourd’hui se voit ainsi comparé à l’Allemagne hitlérienne. Or, le mot « nazisme » (natsizm), ou « fascisme » (fachizm), renvoie, dans le contexte russe, à la figure du Mal absolu avec lequel on ne peut pas négocier : on ne peut que le combattre et chercher à l’éradiquer. Le mot « dénazification » est alors censé susciter de fortes émotions et, par là même, générer un soutien massif des Russes à la guerre en Ukraine.

D’autre part, dans une logique parfaitement présentiste[10], la « dénazification » brandie par le régime poutinien se veut une riposte à la politique de « décommunisation », menée en Ukraine depuis 2015. Dans le cadre de cette politique, de nombreux monuments à Lénine ont été démolis à travers le pays ; des villes et des rues ont changé de nom ; les symboles soviétiques, y compris le drapeau de l’Armée rouge, ont été interdits ; la Journée de la Victoire, célébrée le 9 mai en Russie où elle tient lieu de fête nationale, est de moins en moins commémorée en Ukraine, qui préfère célébrer le 8 mai, la Journée du souvenir et de la réconciliation. Ce sont là des éléments symboliques qui défient le culte de la Grande Guerre patriotique instauré en Russie. Par ailleurs, depuis les années 2000, la Fédération de Russie accuse l’Ukraine de « glorifier » les figures du nationalisme ukrainien comme Stepan Bandera (1909-1959) et Roman Choukhevitch (1907-1950), dirigeants de l’Organisation des nationalistes ukrainiens et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, qui ont сollaboré, de manière circonstancielle, avec les nazis au début des années 1940 et ont combattu les Soviétiques dans le cadre de leur lutte pour une Ukraine indépendante.

Aujourd’hui, le régime russe reproduit l’opposition entre le Bien et le Mal tiré du discours soviétique, tout en l’appliquant au contexte contemporain. Dans l’optique poutinienne, si l’Ukraine veut se débarrasser de l’héritage soviétique et ose défier la mémoire « sacrée » de la Grande Victoire de 1945, elle devient nécessairement un pays de « nationalistes agressifs » (l’expression de Poutine) et de (néo-)nazis. D’une manière plus générale, cette opposition traduit la posture adoptée par l’État russe dans les conflits mémoriels qui l’opposent aux États d’Europe centrale et orientale depuis près de vingt ans[11]. Le récit russe présente l’Union soviétique et l’Armée rouge comme des forces de libération dans ces espaces, contre un seul et unique Mal qu’est le nazisme. Or, les contre-récits portés par ces États, dont la Pologne, les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) et l’Ukraine post-Maïdan, décrivent l’URSS comme une force d’occupation, et le communisme comme étant comparable au nazisme. En 2009, le Parlement européen instaure, sur proposition des États centre-européens ayant intégré l’Union européenne, la journée commémorative du 23 août « en hommage aux victimes des régimes totalitaires ». Dix ans plus tard, la même institution adopte une autre résolution « sur la mémoire européenne » qui va dans le même sens. Ces actes en matière de politique mémorielle n’ont pas manqué de susciter une violente réaction des instances officielles russes.

De la même façon, le terme « génocide » employé par Poutine en février 2022, vient souligner cette réactualisation de la bataille du Bien contre le Mal : les discriminations supposées à l’égard des populations russophones en Ukraine seraient semblables à la Shoah. Quel que soit l’avis que l’on porte sur la politique en matière de renforcement du statut de l’ukrainien comme unique langue d’État en Ukraine[12], aucune caractéristique d’un génocide n’a jamais été identifiée par des organisations internationales dans le Donbass ou ailleurs dans le pays. On assiste, là encore, à une flagrante instrumentalisation de l’histoire par le régime poutinien qui vise à éveiller de fortes émotions dans la société russe afin de justifier l’invasion militaire de l’Ukraine. La perversion de cette instrumentalisation est d’autant plus patente que la Fédération de Russie avait à l’époque reconnu Volodymyr Zelensky, de confession juive par ailleurs, comme président légitime de l’Ukraine, dont le gouvernement est maintenant traité de « junte nationaliste ». Il convient enfin de préciser que ce dispositif narratif n’est pas nouveau mais qu’il l’avait déjà déployé en 2014. Au moment de l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine et la propagande russe évoquaient la menace que représenteraient pour les Criméens des nationalistes/néo-nazis venant de l’ouest de l’Ukraine.

Le volet nationaliste : le Kremlin récupère le discours du nationalisme russe

Enfin, le troisième volet du dispositif narratif du régime poutinien s’inscrit dans un processus de récupération du discours nationaliste par le Kremlin. Сe processus peut être analysé dans les termes de « nationalisme instrumental »[13] ou encore de « nationalisme administré »[14]. En effet, sans constituer une fin en soi, la ressource nationaliste a été utilisée par les dirigeants russes comme instrument de pouvoir et comme moyen de légitimation du régime en place. Cependant, plus cette ressource est mobilisée, plus elle alimente l’idéologie officielle en Russie.

Une fois de plus, l’année 2014 et l’Euromaïdan marquent un tournant, ce qui démontre par ailleurs l’importance de la question ukrainienne pour le nationalisme russe. Avant ces évènements, le régime poutinien n’utilisait pas l’instrument nationaliste pour légitimer sa domination en Russie. Vladimir Poutine préférait se présenter comme un « gestionnaire efficace », un « homme fort » à l’intérieur du pays ou encore comme celui capable d’assurer à la Russie le statut de « grande puissance » (velikaïa derjava) sur la scène internationale. Ce n’est qu’en 2014 que le chef de l’État russe décide de jouer explicitement la carte du nationalisme dans l’objectif de renouveler son répertoire de légitimité[15], ternie par les manifestations d’opposition en 2011-2012. Dans son discours dit de Crimée, prononcé le 18 mars 2014, Poutine reproduit l’un des principaux slogans nationalistes selon lequel le peuple russe (rousskiï narod) serait « le plus grand peuple au monde à être divisé par des frontières ». Dans une déclaration faite la même année, à l’occasion de la onzième édition du club de discussion Valdaï, Vladimir Poutine se targue d’être « le plus grand nationaliste » de Russie. Cette prise de position reflète d’importantes transformations du régime poutinien précisément en termes de fermentation d’une certaine idéologie officielle.

En effet, le mot « nationalisme » est connoté négativement en russe, tout comme dans la plupart des langues européennes. C’est aussi pour cette raison que dès ses débuts en politique, Poutine s’est construit une image de « patriote » plutôt que de « nationaliste », en mobilisant le sentiment de loyauté envers l’État comme une source de consensus au-delà des divisions internes – géographiques, ethniques, religieuses mais surtout sociales et économiques – en Russie[16]. Ce glissement sémantique révèle une tentative du régime poutinien de prendre le contrôle de l’agenda nationaliste. En effet, au moment de l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine est largement applaudi par de nombreux nationalistes russes qui l’accusaient jusque-là de ne pas se soucier du groupe ethnique majoritaire (rousskie), ou de ne pas réduire l’immigration issue des pays d’Asie centrale.

Au sein du nationalisme russe, la crise ukrainienne de 2014 crée un véritable schisme : certains soutiennent l’Euromaïdan, considéré comme un modèle de révolution nationale et anti-autoritaire pour la Russie, tandis que d’autres considèrent cette révolution comme un putsch « russophobe » et « néo-fasciste ». Le régime poutinien profite de ce schisme tout en y contribuant. Il lance alors une vague de répression sans précédent visant des chefs et des militants nationalistes : beaucoup se retrouvent en prison, d’autres sont contraints d’émigrer ou de mettre fin à leurs activités en Russie[17].

Ce faisant, le Kremlin s’empare du discours nationaliste en le détournant à ses propres fins. Plusieurs exemples permettent d’illustrer ce processus dans son rapport à l’agression russe contre l’Ukraine. D’abord, le régime poutinien mobilise le mot « russophobie », notion clé du vocabulaire nationaliste russe. Jusqu’en 2014, Vladimir Poutine n’avait jamais prononcé ce mot dans ses discours publics. Désormais, cette notion est utilisée par les dirigeants russes pour dénoncer la politique des États baltes, des États-Unis et, surtout, de l’Ukraine. En juillet 2021, Vladimir Poutine publie l’article ayant pour titre « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », dans lequel il décrit l’Ukraine comme une « anti-Russie » en construction. Dans son discours du 21 février dernier, il va plus loin en dénonçant la « russophobie agressive » de l’État ukrainien et en lui reprochant de conduire une politique de « dérussification ». Cette dernière notion émane elle aussi du discours nationaliste : dans les années 1990, elle avait servi à dénoncer le déclin démographique en Russie puis, à partir des années 2000, l’arrivée des travailleurs migrants d’appartenance « non slave » dans le pays.

Ensuite, depuis le retour de Vladimir Poutine à la présidence en 2012, on observe la culturalisation du terme « nation » dans le discours officiel russe : le mot rousskiï, relatif à l’ethnicité, à la langue et à la culture, est bien davantage mobilisé que le mot rossiïskiï, relatif à l’État et au domaine public. L’usage accru du mot rousskiï permet à la Fédération de Russie de renforcer les liens avec la diaspora dans l’ex-URSS et au-delà, mais surtout d’accentuer l’unité historique des Slaves orientaux (Grands Russes ou velikorossy, Ukrainiens ou malorossy et Biélorusses ou beloroussy) suite à la révolution de Maïdan, qui se déroule sous les slogans de l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne. Depuis, Poutine a maintes fois répété en public que les Ukrainiens et les Russes formaient un « même peuple ». Sans surprise, cette affirmation a été utilisée dans l’objectif de justifier l’invasion militaire en cours.

Sur le plan des idées, il s’agit d’une réappropriation de la conception impériale de la nation russe « composite » car constituée des trois peuples slaves cités. Cette conception, soulignant la proximité « ethnographique », l’histoire et la foi orthodoxe communes des trois branches slaves, fut dominante dans l’Empire tsariste jusqu’à son implosion en 1917. Au sortir de la période soviétique, la vision d’une nation russe « composite » a été réactualisée par Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), dans son essai Comment réaménager notre Russie ?[18], ce même Soljenytsine avec qui Vladimir Poutine a pu démontrer une certaine proximité intellectuelle. En 1990, l’écrivain exilé en appelait au rétablissement d’une union entre la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie, tout en bénissant leur séparation des douze autres républiques soviétiques qui pouvaient garder leurs frontières administratives (à la notable exception des territoires au nord du Kazakhstan, à forte domination russe). Si Soljenitsyne admettait le droit des Ukrainiens « de se détacher de nous », il n’en rappelait pas moins que certains territoires dont la « Nouvelle-Russie », au sud-est de l’Ukraine, la Crimée et le Donbass, n’auraient jamais fait partie de la « vieille Ukraine ».

C’est également vrai de la nouvelle génération d’idéologues du nationalisme russe, comme Iegor Prosvirnine (1986-2021) ou le protagoniste du courant « national-démocratique » Konstantin Krylov (1967-2020), tous deux récemment disparus pour des causes apparemment non liées à leurs activités politiques. Cette nouvelle génération des nationalistes russes[19] rejette l’impérialisme, à l’instar de Soljenitsyne que l’on peut non sans raison considérer comme penseur de l’ethnonationalisme russe[20], mais s’engage à défendre les intérêts des Russes ethniques (rousskie) partout où ils habitent, en souhaitant transformer la Fédération de Russie, jugée « trop multinationale » voire « anti-nationale », en un État national russe. L’une des clés serait l’irrédentisme, pacifique de préférence mais aussi belliqueux si nécessaire.

Prosvirnine, qui s’est fait connaître comme promoteur d’un « nationalisme intellectuel » russe et fondateur du site nationaliste culte Sputnik et Pogrom, bloqué en 2017 par le Roskomnadzor (le Service fédéral de supervision des communications et des médias) pour diffusion de contenus jugés « extrémistes », a particulièrement contribué au développement de ces idées. En 2015, son site publiait la carte d’une « Russie pour les Russes » (Rossiïa dlia russkikh) censée réunir, au lendemain de la « crise ukrainienne », tous les espaces qui seraient majoritairement peuplés par des Russes.

Outre les pays baltes et la Biélorussie, Prosvirnine envisageait notamment d’envahir l’Ukraine, en la divisant en deux parties « historiques » : la « Petite Russie » au nord-ouest et la susmentionnée « Nouvelle Russie », en laissant aux Ukrainiens « nationalistes » la possibilité de créer un État tampon à l’ouest du pays. Remarquons par ailleurs que la Transcaucasie et l’Asie centrale sont exclues de cet imaginaire nationaliste, tandis que les républiques du Nord-Caucase sont désignées comme des « zones de crise », où la population ethniquement russe demeure très minoritaire. Aujourd’hui, on constate que le Kremlin a contribué à ce que l’influence politique des mouvements ethnonationalistes reste fort limitée en Russie, tout en se servant de leur discours radical à l’égard de l’Ukraine.

Enfin, en réprimant les nationalistes d’opposition – parmi d’autres opposants, tout particulièrement les libéraux – le régime poutinien s’entoure, au cours des années 2010, d’organisations d’orientations conservatrice, impérialiste et anti-occidentale. L’une des plus significatives d’entre elles est le club d’Izborsk (Izborskiï klub), groupe de réflexion créé en 2012 sous la présidence de l’idéologue impérialiste pro-soviétique Alexandre Prokhanov (1938–)[21]. Ce club comprend plusieurs dizaines de membres titulaires, dont Alexandre Douguine, penseur clé de la droite radicale russe et chantre de l’Empire « eurasien », l’écrivain Zakhar Prilepine, qui a combattu dans le Donbass dans les rangs des forces séparatistes, ou encore le métropolite Tikhon (Chevkounov), souvent désigné comme le confesseur personnel de Poutine. Ce dernier est à l’origine de la série d’expositions permanentes intitulées « Russie – mon histoire » (Rossiïa – moïa istoriïa), qui bénéficie du soutien financier et administratif de l’État pour promouvoir le récit historique officiel mettant l’accent sur l’unité et la continuité[22].

Ces acteurs ont été cooptés par le régime russe : ils ont à ce titre accès aux médias officiels et cherchent à influencer le processus décisionnel, visiblement avec bien plus de succès que ce à quoi l’on pouvait s’attendre il y a encore quelques années. Un autre exemple de ces organisations nationalistes parfaitement loyales au Kremlin est le Mouvement de libération nationale (Natsional’no-osvoboditel’noe dvijenie), fondé par Evgueni Fedorov (1963–), député du parti dirigeant Russie Unie. Ce dernier mouvement a pour slogan « Patrie, Liberté, Poutine » et proclame comme objectif premier la libération de l’État russe de la « domination coloniale des États-Unis », moyennant l’instauration de la primauté du droit national sur le droit international et l’isolement de la Russie du monde occidental. Là encore, l’invasion de l’Ukraine décidée par le Kremlin en février 2022 semble réaliser le programme radical de l’une de ses propres antennes, autrefois créées et financièrement soutenues.

La construction du récit déployé par le régime de Poutine pour justifier l’invasion de l’Ukraine relève ainsi de dynamiques multiples mais au fond complémentaires. Le ressentiment russe vis-à-vis de l’Occident, les usages abusifs du passé et le recyclage des idées nationalistes alimentent un ensemble idéologique relativement cohérent qui pèse, et continuera sans doute à peser, sur la prise des décisions majeures dans une Russie très autoritaire. Prendre ces facteurs en considération permet de mieux comprendre pourquoi ce qui apparaissait comme le bluff d’un dirigeant vieillissant et ce qui s’apparente à un choix suicidaire d’un point de vue économique ou moral est, malheureusement, devenu réalité.


[1] Daniel R. Brunstetter et Jean-Vincent Holeindre. « La guerre juste au prisme de la théorie politique », Raisons politiques, vol. 45, no. 1, 2012, pp. 5-18

[2] En 2013, le président Poutine a pu se définir comme un « pragmatique à tendance conservatrice ».

[3] Karen Dawisha, Putin’s Kleptocracy: Who Owns Russia?, Simon and Schuster, 2014

[4] Andreas Umland, « Russia’s New “Special Path” After the Orange Revolution », Russian Politics & Law, 50:6, 2012, pp.19-40

[5] Sergey Radchenko, « ‘Nothing but humiliation for Russia’: Moscow and NATO’s eastern enlargement, 1993-1995 », Journal of Strategic Studies, 43:6-7, 2020, pp.769-815

[6] Mathieu Boulègue, « La guerre dans le Donbass trois ans après les Accords de Minsk 2 », Revue Défense Nationale, vol. 809, no. 4, 2018, pp. 107-112

[7] Emilia Koustova, « La Russie en quête d’une histoire nationale », Revue internationale et stratégique, vol. 92, no. 4, 2013, pp. 65-73

[8] Marlene Laruelle et Ivan Grek, « Decoding Putin’s Speeches: The Three Ideological Lines of Russia’s Military Intervention in Ukraine », Russia Matters, 25 février 2022

[9] « Pourquoi Poutine s’en prend-il à Lénine ? », Courrier international, 27 janvier 2016

[10] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003

[11] Amacher Korine, Aunoble Éric, Portnov Andrii (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées : Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne, Antipodes, 2021

[12] « En Ukraine, la bataille des langues », Le Monde, 16 février 2021

[13] Sergei Feduinin, Le nationalisme au service d’une nation incertaine : nouvelles tendances du nationalisme et (dé)légitimation du pouvoir dans la Russie contemporaine, 2000-2020, thèse de doctorat préparé à l’INALCO sous la direction de Jean Radvanyi, 2021

[14] Robert Horvath, Putin’s Fascists: Russkii Obraz and the Politics of Managed Nationalism in Russia, Routledge, 2020

[15] Henry E. Hale, « How Nationalism and Machine Politics Mix in Russia », The New Russian Nationalism: Imperialism, Ethnicity and Authoritarianism 2000–2015, Pål Kolstø et Helge Blakkisrud (dir.), Edinburgh University Press, 2016, pp. 221–48

[16] Marlène Laruelle, In the Name of the Nation: Nationalism and Politics in Contemporary Russia, MacMillan, 2009

[17] Veera Laine, « Contemporary Russian nationalisms: the state, nationalist movements, and the shared space in between », Nationalities Papers, 45:2, 2017, pp.222-237

[18] Alexandre I. Soljénitsyne, Comment réaménager notre Russie, Paris, Fayard, 1990

[19] Igor Torbakov, « A Parting of Ways?: The Kremlin Leadership and Russia’s New-Generation Nationalist Thinkers », Demokratizatsiya: The Journal of Post-Soviet Democratization, vol. 23 no. 4, 2015, pp. 427-457

[20] David G. Rowley, « Aleksandr Solzhenitsyn and Russian Nationalism », Journal of Contemporary History, vol. 32, no. 3, juillet 1997, pp. 321–337

[21] Marlène Laruelle, « The Izborsky Club, or the New Conservative Avant-Garde in Russia » The Russian Review, vol. 75, 2016, pp.626-644

[22] Ekaterina Klimenko, « Building the Nation, Legitimizing the State: Russia—My History and Memory of the Russian Revolutions in Contemporary Russia », Nationalities Papers, 49(1), 2021, pp.72-88

Jules Sergei Fediunin

Politiste, post-doctorant au CESPRA à l'EHESS

Notes

[1] Daniel R. Brunstetter et Jean-Vincent Holeindre. « La guerre juste au prisme de la théorie politique », Raisons politiques, vol. 45, no. 1, 2012, pp. 5-18

[2] En 2013, le président Poutine a pu se définir comme un « pragmatique à tendance conservatrice ».

[3] Karen Dawisha, Putin’s Kleptocracy: Who Owns Russia?, Simon and Schuster, 2014

[4] Andreas Umland, « Russia’s New “Special Path” After the Orange Revolution », Russian Politics & Law, 50:6, 2012, pp.19-40

[5] Sergey Radchenko, « ‘Nothing but humiliation for Russia’: Moscow and NATO’s eastern enlargement, 1993-1995 », Journal of Strategic Studies, 43:6-7, 2020, pp.769-815

[6] Mathieu Boulègue, « La guerre dans le Donbass trois ans après les Accords de Minsk 2 », Revue Défense Nationale, vol. 809, no. 4, 2018, pp. 107-112

[7] Emilia Koustova, « La Russie en quête d’une histoire nationale », Revue internationale et stratégique, vol. 92, no. 4, 2013, pp. 65-73

[8] Marlene Laruelle et Ivan Grek, « Decoding Putin’s Speeches: The Three Ideological Lines of Russia’s Military Intervention in Ukraine », Russia Matters, 25 février 2022

[9] « Pourquoi Poutine s’en prend-il à Lénine ? », Courrier international, 27 janvier 2016

[10] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003

[11] Amacher Korine, Aunoble Éric, Portnov Andrii (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées : Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne, Antipodes, 2021

[12] « En Ukraine, la bataille des langues », Le Monde, 16 février 2021

[13] Sergei Feduinin, Le nationalisme au service d’une nation incertaine : nouvelles tendances du nationalisme et (dé)légitimation du pouvoir dans la Russie contemporaine, 2000-2020, thèse de doctorat préparé à l’INALCO sous la direction de Jean Radvanyi, 2021

[14] Robert Horvath, Putin’s Fascists: Russkii Obraz and the Politics of Managed Nationalism in Russia, Routledge, 2020

[15] Henry E. Hale, « How Nationalism and Machine Politics Mix in Russia », The New Russian Nationalism: Imperialism, Ethnicity and Authoritarianism 2000–2015, Pål Kolstø et Helge Blakkisrud (dir.), Edinburgh University Press, 2016, pp. 221–48

[16] Marlène Laruelle, In the Name of the Nation: Nationalism and Politics in Contemporary Russia, MacMillan, 2009

[17] Veera Laine, « Contemporary Russian nationalisms: the state, nationalist movements, and the shared space in between », Nationalities Papers, 45:2, 2017, pp.222-237

[18] Alexandre I. Soljénitsyne, Comment réaménager notre Russie, Paris, Fayard, 1990

[19] Igor Torbakov, « A Parting of Ways?: The Kremlin Leadership and Russia’s New-Generation Nationalist Thinkers », Demokratizatsiya: The Journal of Post-Soviet Democratization, vol. 23 no. 4, 2015, pp. 427-457

[20] David G. Rowley, « Aleksandr Solzhenitsyn and Russian Nationalism », Journal of Contemporary History, vol. 32, no. 3, juillet 1997, pp. 321–337

[21] Marlène Laruelle, « The Izborsky Club, or the New Conservative Avant-Garde in Russia » The Russian Review, vol. 75, 2016, pp.626-644

[22] Ekaterina Klimenko, « Building the Nation, Legitimizing the State: Russia—My History and Memory of the Russian Revolutions in Contemporary Russia », Nationalities Papers, 49(1), 2021, pp.72-88