Politique

Rassemblement national : qui a « dédiabolisé » quoi ?

Politiste

Accepter de se demander si le RN et sa présidente, Le Pen, sont d’extrême droite, c’est participer de la stratégie de “normalisation” mise en œuvre par ce parti depuis de très longues années. Une stratégie de communication qui n’a pu rencontrer le succès qu’avec le soutien de larges pans de l’univers médiatique. Il suffit pourtant d’observer l’organisation lepeniste et son fonctionnement pour comprendre qu’elle demeure résolument d’extrême droite.

Le dimanche 11 avril dernier, Marine Le Pen se qualifie pour la deuxième fois au second tour de l’élection présidentielle en récoltant 23,15% des suffrages (soit 16,69% des inscrits). Ce score est le plus important réalisé par la candidate du Rassemblement National depuis son accession à la présidence du parti, en janvier 2011[1]. Parmi les débats ouverts depuis ce premier tour, plusieurs médias interrogent les qualificatifs à apposer au RN et à sa présidente et notamment celui « d’extrême-droite ».

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De quoi Marine Le Pen est-elle le nom ? Comment dire le Rassemblement National ? Les politistes proposent différents concepts pour qualifier le RN : populisme[2], néo-populisme, droite radicale, ultra-droite, extrême-droite. Face à la « dédiabolisation »[3], processus dit de « normalisation » du parti « lepéniste », il semble malgré tout qu’un relatif consensus se soit dégagé à propos l’incongruité de l’usage contemporain du terme « extrême ». Il faudrait y préférer celui de populisme, ou de droite radicale populiste pour signifier le processus de « mainstreaming » de ce parti dans l’espace politique français.

Ce débat sémantique en charrie un autre : celui de la légitimation de l’ex-Front National. Derrière les mots se cache donc un questionnement de fond : celui de la « stature » et du positionnement de ce parti et de ses représentants. C’est ainsi peut-être en déplaçant la focale depuis les mots jusqu’aux choses qu’on peut livrer des pistes de réflexion pour répondre à cette question, et montrer que loin d’être un parti en mutation-progression le FN/RN est (en grande partie) une structure partisane héritée, dont les stratégies de retournement du stigmate sont devenues opérantes dans l’espace médiatico-politique.

Revenons sur quelques éléments qui mettent en question cet apparent déplacement partisan des marges vers le centre du champ politique et qui autorisent l’usage du qualificatif d’extrême-droite pour désigner le FN-RN.

Des stratégies réussies

Dès 2013, Marine Le Pen avait annoncé vouloir intenter des procès à celles et ceux (notamment journalistes) qui l’emploieraient pour désigner le parti qu’elle présidait alors[4]. Cela faisait suite à d’autres procédures juridiques, notamment après un article de Libération de 1995[5] qui qualifiait le FN de parti d’extrême-droite. Jean-Marie Le Pen avait porté plainte pour refus de droit de réponse à la suite de cet article.

Au-delà de ces prises de position médiatisées, les enquêtes récentes sur les divisions du monde des militants frontistes laissent entrevoir la transmission de ces mêmes stratégies. Celles et (surtout) ceux appelés à représenter le parti publiquement crédibilisent sciemment leurs propos et parti en prenant toute la distance nécessaire avec le terme « extrême ». Lorsqu’ils sont interrogés sur ce terme, ils reprennent globalement ce leitmotiv : l’extrême-droite c’est le « fascisme » soit une époque révolue de notre histoire, le RN ne faisant rien de plus que porter des idées des « Français » d’aujourd’hui.

Dans leurs propos, l’extrême-droite ne peut correspondre au RN puisqu’ils participent au nom de leur parti aux élections, sans les contester ni les menacer. Cette participation depuis 1974 au rituel « démocratique » de l’élection est vécu comme la preuve de leur intégration dans le système politique et surtout leur distance avec l’extrêmisme.

Sur ce point, les porte-paroles du FN-RN développent un autre argument qui structure leurs rhétoriques défensives de mise à distance de l’extrême-droite : celui de la non-mobilisation de répertoires d’action non conventionnels qui seraient réservés aux « véritables » groupes extrêmes, ces groupuscules qui useraient de la violence dans l’espace public.

Cet argument questionne, tant de récents travaux[6] ont montré la porosité entre certains groupuscules (notamment les Identitaires) et les filières du recrutement au sein du FN-RN. Cet élément résonne enfin avec les stratégies partisanes de contrôle de la façade du parti, par l’évacuation contrôlée de celles et ceux qui pourraient mettre à mal cette image sociale de parti « normalisé ».

On pense ici à tout le travail réalisé en interne, par les équipes permanentes et de campagne du FN-RN, de contrôle des identités stratégiques des militants et surtout des candidats aux élections locales et législatives[7]

C’est ainsi toute une culture militante qui peut, par une discipline de parti de plus en plus tournée vers le contrôle des identités stratégiques de ses porte-paroles, expliquer ce retournement du stigmate du côté de sa « production » de discours, de sa mise en œuvre. Elle n’explique pour autant pas tout à fait sa réception réussie, notamment dans l’espace journalistique.

En quête de respectabilité politique

Autre tentative de légitimation réussie : la médiatisation de ce que les journalistes nomment des « prises de guerre », les transfuges, ces inconstants de la politique qui migrent d’un parti à l’autre dans l’espace politique, et surtout jusqu’au FN-RN, le marquant par-là  du sceau de la légitimité ce parti politique (surtout quand ils viennent de la gauche).

Ces migrations politiques au Rassemblement National tendent à être décrites comme un alignement entre des professionnels de la politique tout à fait respectables et un parti en quête de respectabilité. Pourtant, une rapide lecture des travaux existants montre d’abord que ces migrants politiques ne sont pas nouveaux, déjà sous Jean-Marie Le Pen, les alliances locales ou parfois nationales avec des cadres de formations de droite se mettaient périodiquement en place.

Faut-il d’ailleurs rappeler que l’ex-numéro 2 du FN-RN, Bruno Mégret, venait lui-même du Rassemblement pour la République ? Ces transfuges n’ont d’ailleurs jamais représenté qu’une minorité des cadres du parti, pour la très grande majorité héritiers de socialisations politiques familiales dans lesquelles le vote FN était tout à fait courant, voire encouragé lorsque les parents ou proches militaient déjà dans l’organisation.

Surtout, les profils des récents transfuges intégrés sous la présidence de Marine Le Pen interrogent. Que l’on songe à Sébastien Chenu, à Laurent Jacobelli, à Franck Allisio ou encore à Philippe Ballard (entre autres) une première caractéristique saute aux yeux : la majorité des transfuges médiatisés ne vient pas de la gauche du champ politique mais bien plutôt de sa droite. En ajoutant à cela les opportunités sur le marché des postes d’élus, notamment locaux, ces conversions sont aussi pour partie intéressées[8], permettant à certains bloqués dans les files d’attente de leurs partis d’origine de se reclasser en politique, par des ascensions rapides au sein du FN-RN.

Ajoutons à cela que ces réfugiés politiques participent grandement à professionnaliser la communication politique de ce parti : Florian Philippot (énarque) était bien vice-président à la stratégie et à la communication, quand Laurent Jacobelli travaillait dans l’univers des médias, Sébastien Chenu dirigeait une entreprise de relations publiques et Philippe Ballard officiait comme journaliste sur LCI.

Une organisation héritée mais adaptée aux logiques contemporaines de la politique ?

Stratégies de retournement du stigmate incorporées dans la culture militante, recrutement de porte-paroles respectables coincés dans l’ascenseur de la politique professionnelle, professionnalisation de la communication : ces éléments peuvent expliquer la légitimation du FN-RN dans certains segments de l’espace politico-journalistique.

Certes, ce parti est placé sous les feux des projecteurs au moment des élections européennes[9] et régionales. Mais l’organisation en elle-même n’apparaît pas marquée de manière importante par un aggiornamento partisan, pas plus que par une importante mise aux normes de la politique professionnelle.

Ce qui frappe dans l’étude du FN-RN tel qu’il apparaît comme structure partisane c’est en fait son organisation, son fonctionnement hérité. Les travaux disponibles en font état depuis longtemps : ce parti est une organisation centralisée, dans laquelle les prérogatives décisionnaires et les processus de délégation des ressources politiques transitent systématiquement par la présidence, et par un petit groupe (instable) de proches, qui forment une société de cour présidentielle au sein de l’organisation.

Plus encore, les partisans du FN-RN sont prompts à expliquer leur engagement par les qualités réputées de leurs chefs, ces qualités « objectives » que sont notamment les succès électoraux du parti depuis l’accès de Marine Le Pen à sa présidence en 2011. Pour les plus anciens, le chemin de croix parcouru collectivement durant de longues années dans le désert électoral renforce la stature de l’héritière de l’organisation : ils ont vécu collectivement une succession d’échecs en politique, renforçant (pour celles et ceux qui se sont maintenus dans le parti) le sentiment d’appartenance au groupe, et la foi dans la victoire grâce à Marine Le Pen.

Ajoutons à cela que la symbolique déployée par l’organisation, peut-être plus qu’au temps du père, est structurée autour de l’image de la « fille », que l’on songe aux slogans en temps de campagne présidentielle durant laquelle le nom du parti s’estompe au profit du prénom de la présidente, des tracts aux élections intermédiaires ou encore à tous les goodies proposés par la boutique du parti. C’est d’ailleurs déjà elle qui, durant la campagne pour la succession en 2010-2011, était invitée régulièrement sur les plateaux de télévision pour évoquer l’avenir de l’organisation avant l’élection interne, c’était bien sûr sa candidature que prenaient alors déjà en compte les instituts de sondage pour anticiper l’élection présidentielle de 2012, et c’est encore Marine Le Pen qui a bénéficié d’une survalorisation médiatique par rapport au poids électoral de son parti  comme l’a montré Eric Darras[10].

Il apparaît en ce sens que, face à la présidentialisation et au processus de personnalisation de la politique qui l’accompagne, le FN-RN était déjà préparé : Marine Le Pen a bénéficié de l’organisation pyramidale avec ses satellites et groupuscules, de la structure personnalisée autour de son chef, tout en l’adaptant aux attentes des sondeurs et du nouvel espace médiatique.

En articulant la question des mots pour dire le FN-RN à celle de la légitimation au fond de ce parti politique, continuer à le qualifier d’extrême-droite prend alors un autre sens. Il ne s’agit pas seulement d’évoquer les idées ou programmes de l’organisation et ses relations, mais de penser les processus qui participent à sa légitimation, donc celle de ses porte-paroles et de leurs prises de position. C’est restituer ce parti pour ce qu’il est, dans son histoire collective, dans les idées qui font globalement sens pour la majorité de ses partisans, c’est rendre compte de processus « externes » à l’organisation qui peuvent permettre d’expliquer sa légitimation.

Rendre compte de certains des mécanismes qui ont pu y concourir revient en ce sens à penser différemment la trajectoire collective du FN-RN. Réputée des marges jusqu’au centre du champ politique, on gagnerait peut-être à l’appréhender de manière inversée : et si le centre de gravité du champ politique s’était déplacé vers ses marges ? Et si l’emprise de la nouvelle communication politique concourrait à expliquer l’essentiel de sa « normalisation » ? Et si in fine la légitimation du FN-RN n’avait que peu à voir avec sa professionnalisation ou les changements de fond du parti et de sa cheffe ?

Autant de questions qui font écho à une « plus grande » interrogation : comment un parti politique instable issu d’un rassemblement de groupuscules d’extrême-droite dans « l’après Général De Gaulle » parvient aujourd’hui pour la troisième fois à un second tour d’élection présidentielle, avec cette fois, ou celle d’après, une possibilité bien réelle de victoire.


[1] La présidente du Front National recueille 17,9% des suffrages en 2012 (T1), 21,3% des suffrages en 2017 soit 16,14% des inscrits (T1).

[2] A. Collovald, Le populisme du FN. Un dangereux contre-sens, Éditions du Croquant, 2004.

[3] Alexandre Dézé, « “La dédiabolisation”. Une nouvelle stratégie ? », Crépon S.; Dézé A. et Mayer N. (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Presses de Sciences Po, p. 25-50.

[4] « Marine Le Pen conteste l’étiquette extrême-droite accolée au FN », L’Obs, 2/10/2013

[5] F. Tassel, « La diffamation, son bâillon pour la presse », Libération, 27/04/2002

[6] Notamment ceux de M. Jacquet-Vaillant, Le mouvement identitaire français : pour une approche mixte des marges en politique, thèse de doctorat en science politique, Université Paris 2, 2021.

[7] Les exemples de colistiers ou d’élus exclus pour propos dissonants avec la ligne ne manquent pas, récemment voir par exemple : « Le RN désinvestit une candidate […] pour propos haineux et racistes », La Montagne, 21/05/2021

[8] Au sens de S. Dechézelles, « Des vocations intéressées ? Les récits d’engagement des jeunes de Forza Italia à l’aune du modèle rétributif du militantisme », Revue française de science politique, 2009/1, vol 59, p. 29-50.

[9] Les mandats d’eurodéputés comme le travail au Parlement représentent des ressources certaines pour le FN-RN, voir en ce sens les travaux d’E. Delaine, À l’extrême-droite de l’hémicycle : une sociologie politique des nationalistes dans le champ de l’Eurocratie, thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2021.

[10] E. Darras, « Ordre politique et désordre médiatique. Que sait-on de la médiatisation du Front National ? », Barrault-Stella L, Gaïti B. et Lehingue P. (dir.), La politique désenchantée ? Perspectives sociologiques autour des travaux de D. Gaxie, Rennes, PUR, 2019, p. 49-66.

Safia Dahani

Politiste, post-doctorante à l'EHESS, rattachée au CeSSP

Notes

[1] La présidente du Front National recueille 17,9% des suffrages en 2012 (T1), 21,3% des suffrages en 2017 soit 16,14% des inscrits (T1).

[2] A. Collovald, Le populisme du FN. Un dangereux contre-sens, Éditions du Croquant, 2004.

[3] Alexandre Dézé, « “La dédiabolisation”. Une nouvelle stratégie ? », Crépon S.; Dézé A. et Mayer N. (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Presses de Sciences Po, p. 25-50.

[4] « Marine Le Pen conteste l’étiquette extrême-droite accolée au FN », L’Obs, 2/10/2013

[5] F. Tassel, « La diffamation, son bâillon pour la presse », Libération, 27/04/2002

[6] Notamment ceux de M. Jacquet-Vaillant, Le mouvement identitaire français : pour une approche mixte des marges en politique, thèse de doctorat en science politique, Université Paris 2, 2021.

[7] Les exemples de colistiers ou d’élus exclus pour propos dissonants avec la ligne ne manquent pas, récemment voir par exemple : « Le RN désinvestit une candidate […] pour propos haineux et racistes », La Montagne, 21/05/2021

[8] Au sens de S. Dechézelles, « Des vocations intéressées ? Les récits d’engagement des jeunes de Forza Italia à l’aune du modèle rétributif du militantisme », Revue française de science politique, 2009/1, vol 59, p. 29-50.

[9] Les mandats d’eurodéputés comme le travail au Parlement représentent des ressources certaines pour le FN-RN, voir en ce sens les travaux d’E. Delaine, À l’extrême-droite de l’hémicycle : une sociologie politique des nationalistes dans le champ de l’Eurocratie, thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2021.

[10] E. Darras, « Ordre politique et désordre médiatique. Que sait-on de la médiatisation du Front National ? », Barrault-Stella L, Gaïti B. et Lehingue P. (dir.), La politique désenchantée ? Perspectives sociologiques autour des travaux de D. Gaxie, Rennes, PUR, 2019, p. 49-66.