Société

Comment l’État s’attaque à nos libertés associatives

Journaliste

Du délinquant au virus en passant par les terroristes, l’État identifie différents « ennemis » à combattre, donnant lieu depuis une vingtaine d’années à des dérives répressives. Celles-ci se traduisent par des outils de contrôle qui se prolongent, se répondent, et surtout finissent rapidement par se répandre, faire tache d’huile et toucher des pans bien plus larges de la société. Retour sur le renforcement du contrôle administratif des associations, à partir d’un exemple récent : la stratégie « Al Capone », pour lutter contre le « séparatisme islamiste ».

Pour inculper Al Capone, Eliot Ness soumit près de 5 000 violations des lois au tribunal. Finalement, plutôt que poursuivre le dirigeant mafieux pour ses innombrables meurtres, le procureur décida de l’attaquer pour fraude fiscale. Sur ces chefs d’accusation, le juge Wilkerson condamna Al Capone à 17 années de prison dont 11 ans ferme.

Depuis quelques mois, le gouvernement parle d’une stratégie « Al Capone pour lutter contre le séparatisme islamiste ». Pour cette stratégie, il a un outil : les CLIR. Sous l’égide des préfets, ces « Cellules départementales de Lutte contre l’Islamisme et le Repli communautaire » rassemblent, outre les services de renseignement, l’éducation nationale, le fisc, l’Urssaf, Pôle emploi, la répression des fraudes et l’inspection du travail. Elles ont été créées par une simple circulaire du 27 novembre 2019, mise à jour en janvier 2022.

publicité

Les CLIR ont plusieurs fonctions. D’abord, établir « un diagnostic de l’état de l’islamisme et du repli communautaire dans le département ». Mais elles servent aussi à partager des informations confidentielles. L’objectif de ce partage d’information ? Engager des contrôles sur la base des informations recueillies. Depuis un peu plus de deux ans, les CLIR ont conduit 24 877 opérations de contrôle, ayant conduit à 718 fermetures d’établissements ou de structures séparatistes et 46 millions d’euros saisis ou redressés[1]. La lutte contre le séparatisme islamiste passe par la stratégie du contrôle fiscal ou le respect des normes d’hygiène et de sécurité.

Le concept de séparatisme est lui-même récent. C’est Emmanuel Macron qui l’a fait entrer dans le débat public, en prononçant, en février 2020, un discours « sur le séparatisme islamique » : « Le problème que nous avons, c’est quand, au nom d’une religion ou d’une appartenance, on veut se séparer de la République, donc ne plus en respecter les lois. » Le terme « séparatisme » permet de s’attaquer globalement à l’islam et aux problèmes qu’il poserait. Des problèmes diffus, puisque, selon les membres de la majorité, ils vont du terrorisme aux mères voilées lors de sorties scolaires en passant par les rayons halal des supermarchés.

En plus d’être flou, le terme est large, puisque, débordant de l’islam, il englobe d’autres religions (Marlène Schiappa a ainsi insisté sur les problèmes que poseraient les protestants évangéliques, accusés de demander des certificats de virginité pour le mariage des jeunes femmes), voire des doctrines politiques. Un terme assez large, donc, pour s’en prendre à l’islam, sans être accusé de ne penser qu’à ça, même si au fond la cible visée est assez clairement pointée d’emblée. Alors que l’Outfit de Chicago était une structure criminelle bien organisée, la stratégie Al Capone du gouvernement vise d’abord un concept, par ailleurs, flou.

« Nous ne nous interdisons évidemment pas de l’utiliser contre l’ultragauche et l’ultradroite »

Longtemps discret, le gouvernement a décidé ces derniers mois de mettre en avant cette action. Les articles commencent à fleurir. Outre un reportage dans Zone Interdite, il y a un article dans Le Monde et un autre dans L’Express. Dans ce dernier, le ministre des comptes publics Olivier Dussopt assume ouvertement cette stratégie Al Capone. L’objectif est de lutter contre un soft power islamiste. Comme le résume un conseiller de l’exécutif : « On embête ceux qui nous embêtent. »

Cette stratégie du détournement du droit n’est pas totalement nouvelle puisqu’elle a été utilisée contre des mosquées depuis 2015 : de nombreux lieux ont été fermés, non en s’appuyant sur le droit commun ou exceptionnel de la fermeture des lieux de culte, mais en se basant sur la réglementation des établissements accueillant du public. La stratégie Al Capone vise surtout à élargir la palette des outils de contrôle disponibles (inspection du travail, fisc, DGCCRF[2]…) et celle des lieux visés, en ciblant l’ensemble des associations et également des entreprises.

Mais cette stratégie souffre de plusieurs limites. D’abord, « embêter » un adversaire à coup de redressement fiscal n’est pas forcément le meilleur moyen pour lutter contre une idéologie extrémiste. L’islamisme radical prospère sur de nombreux ressorts. Si cette politique peut servir à fermer des restaurants, des boucheries et quelques associations d’apprentissage de la langue arabe, il est douteux que les tracasseries administratives permettent une victoire culturelle.

Ensuite, le nombre de contrôles montre que les CLIR vont bien au-delà de quelques radicalisés. Le ministère de l’Intérieur a imposé une politique du chiffre en la matière : le nombre de contrôles CLIR fait partie des indicateurs suivis de très près par le ministre. Mais imposer à l’administration un quota de résultats mensuels aboutit toujours à des dérives. Le chiffre devient un objectif. Pour faire plus de 24 000 contrôles, le lien entre les lieux ciblés et l’islam radical est parfois ténu.

Ensuite, la personne contrôlée ne dispose d’aucun moyen de recours. Elle pourra bien sûr contester un éventuel redressement fiscal ou une fermeture d’établissement mais elle ne saura pas qu’elle – ou son entreprise – a subi un contrôle sur la base d’un signalement de radicalisation. Elle ne pourra contester l’origine du contrôle. La personne ne saura pas non plus ce sur quoi se basait ce signalement.

Peu de voix se sont élevées contre cette stratégie de contrôle massif basée uniquement sur des signalements de radicalisation. En janvier 2021, la CGT-TEFP dénonçait l’instrumentalisation des missions de l’inspection du travail dans le cadre des CLIR. Le tract de la CGT rappelait que depuis 1964, le préfet n’avait pas compétence pour enjoindre aux services de l’inspection du travail d’effectuer un contrôle.

Cette mesure n’en est qu’à ses débuts. Si les CLIR ciblent l’islamisme, l’article de L’Express indique que selon une source gouvernementale : « Nous ne nous interdisons évidemment pas de l’utiliser contre l’ultragauche et l’ultradroite. » Cet effet tâche d’huile se voit régulièrement dans les nouveaux outils de contrôle administratif : pensé pour une cible particulière (terroriste, étranger, séparatiste), un instrument administratif finit toujours par élargir son champ.

Des CLIR au contrat d’engagement républicain

Les CLIR ne sont pas le seul outil pour renforcer le contrôle sur les associations. La loi séparatisme a mis en place le contrat d’engagement républicain. L’étude d’impact du projet de loi n’indiquait pourtant pas combien d’associations étaient considérées comme « séparatistes » ni à quel degré. Tout juste apprendra-t-on plus tard que le ministère des Sports comptabilisait fin 2020 127 associations sportives comme ayant une relation avec une mouvance « séparatiste », dont 23 islamistes… sur les 380 000 associations sportives en France – 0, 006 % du total. Ça valait bien un projet de loi…

Au-delà du sport, notre pays compte environ 1,5 million d’associations déclarées ; 61 % touchent des subventions, le plus souvent de leur commune. Avec son projet de loi, l’État impose que ces dernières signent un contrat d’engagement républicain. En cas de non-respect, le préfet pourra exiger le remboursement des fonds publics qu’elles ont reçus ou même les éventuelles aides en nature (prêt d’une salle, par exemple). Que s’engagent-elles à respecter avec ce contrat ? Le projet de loi ne l’indiquait pas, et les députés l’apprendront en lisant Le Journal du dimanche. Depuis, le contrat est entré en vigueur, mis en musique par un décret du 31 décembre 2021.

Le flou de certains engagements n’est pas rassurant. Ainsi, plusieurs associations militantes s’inquiètent des clauses suivantes : « ne pas inciter à une action susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public » et « ne pas se prévaloir de convictions politiques, philosophiques ou religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant ses relations avec les collectivités publiques ».

Va-t-on sanctionner les organisations qui revendiquent le délit de solidarité en aidant les migrants et trouver ainsi un nouveau moyen de harceler les militants comme Cédric Herrou ? Qu’est-ce que veut dire exactement inciter à une action susceptible de troubler l’ordre public : va-t-on condamner les associations qui l’auraient troublé en organisant une manifestation devant une centrale nucléaire ou un abattoir ? Des groupes régionalistes seront-ils exclus pour « ne pas respecter le drapeau tricolore et l’hymne national », comme l’exige la charte ? Les associations devront aussi s’abstenir « de toute différence de traitement injustifiée » et seront responsables des agissements de leurs dirigeants et leurs membres. Et qui sait comment ces dispositions seront interprétées dans cinq ou dix ans ? Le Mouvement associatif a plusieurs fois exprimé son désaccord sur ce dispositif qui donne « à l’administration un pouvoir d’interprétation de principes à valeur constitutionnelle avec un effet de sanction immédiat, sans passer par la voie judiciaire ».

Encore une fois, une disposition pensée contre les associations islamistes, en surévaluant un problème mal défini, déborde largement, puisqu’elle concerne au final des centaines de milliers d’associations. Fondée sur des termes beaucoup trop approximatifs, elle ne permet rien d’efficace mais menace largement. Interrogée par les parlementaires, la ministre Marlène Schiappa sera dans l’incapacité de citer de véritables exemples d’associations fondamentalistes qui bénéficieraient de subventions publiques. Les amicales salafistes reçoivent de fait rarement de l’argent public…

« La prochaine fois, vous devriez citer la Défenseure des droits »

Dernière disposition contre la liberté d’association : la possibilité de faciliter les dissolutions administratives. Une procédure lourde, qui n’a été utilisée que 126 fois depuis 1936, mais que le gouvernement veut employer davantage. Dans le viseur : les associations de lutte contre l’islamophobie comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), qui n’a pourtant pas eu besoin de la loi séparatisme pour être dissous fin 2020 : le droit français autorise déjà la dissolution des associations pour des motifs vagues et sans contrôle judiciaire préalable.

Mais, pour le gouvernement, il fallait aller plus loin et faciliter encore les dissolutions. Il souhaite ainsi pouvoir fermer une organisation sur la base des agissements de ses membres, même en dehors de l’association, d’une modération insuffisante des réseaux sociaux quand il y a présence de propos haineux ou si l’association contribue à la discrimination. Une réunion en non-mixité sera-t-elle considérée comme contribuant à la discrimination ? Et comment les responsables associatifs pourront-ils contrôler les actions de tous leurs membres, ou toutes les publications des internautes sur ses réseaux sociaux ? La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), autorité indépendante qui regroupe de nombreux acteurs associatifs, s’est inquiétée du texte. Quand un député LR relaya ces préoccupations, la seule réponse de Gérald Darmanin fut : « La prochaine fois, vous devriez citer la Défenseure des droits. Vous vous gauchisez… »

NDLR : Pierre Januel et Anne-Sophie Simpere ont publié en janvier 2022 Comment l’État s’attaque à nos libertés aux éditions Plon. Dans leur ouvrage, ils reviennent sur le renforcement des pouvoirs de l’État et la restriction des libertés dans de nombreux champs : surveillance technologiques, état d’urgence, loi renseignement, liberté d’expression, fouilles, droit de manifester, fichiers, droit de l’immigration. Ils étudient également la faiblesse des contre-pouvoirs, face à un gouvernement de plus en plus puissant.


[1]    L’État n’est pas très clair sur le nombre de contrôles. Si le compte rendu du conseil des ministres évoque 24 877 opérations de contrôles en janvier 2022, un autre bilan évoque 10 109 contrôles en octobre 2021.

[2] La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.

Pierre Januel

Journaliste

Notes

[1]    L’État n’est pas très clair sur le nombre de contrôles. Si le compte rendu du conseil des ministres évoque 24 877 opérations de contrôles en janvier 2022, un autre bilan évoque 10 109 contrôles en octobre 2021.

[2] La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.