International

Les lois payantes de l’hospitalité

Politiste

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les pratiques – naguère recouvertes d’un voile d’acceptation sociale – des « visas dorés » et des ventes de citoyenneté au profit de riches hommes d’affaires russes ont indigné l’opinion publique et les institutions européennes. Si ce scandale a permis de mettre en exergue le caractère systémique de ces échanges donnant-donnant, la dénonciation de cette corruption légale reste tributaire d’une morale évolutive et conjoncturelle.

Face à la guerre conduite par la Russie en Ukraine, les États européens ainsi que ceux d’Amérique du Nord ont pris, à défaut de s’engager directement dans le conflit armé, divers types de sanctions économiques à l’encontre de l’agresseur parmi lesquelles le gel des avoirs de 877 hommes d’affaires russes considérés comme soutiens du pouvoir. À bien des égards cette mesure, pour louable qu’elle soit, a d’abord une vocation médiatique et symbolique : il s’agit de frapper les esprits en prenant pour cible des personnages appartenant à l’élite nationale russe voire internationale.

La mise en œuvre de cette décision et, partant, son efficacité se heurtent en effet à certaines difficultés incontournables. D’une part, seuls quelques-uns des nombreux biens immobiliers et mobiliers détenus hors de Russie par ces oligarques le sont sous leur nom, la plupart d’entre eux étant cachés par des sociétés écrans ou des trusts abrités dans des paradis fiscaux. D’autre part, la multiplicité des nationalités que possèdent certains de ces hommes d’affaires ne facilitent pas leur mise en cause.

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S’intéresser aux moyens grâce auxquels ils ont acquis certains passeports, comme à ceux leur ayant permis d’accumuler des fortunes, conduit à interroger les pratiques de nombreux acteurs agissant dans les sphères économique et politique globalisées, à examiner les intérêts en jeu et les arguments donnés pour justifier certaines collusions douteuses.

L’actualité tragique à laquelle le monde est confronté fournit « en prime » l’occasion de mettre en lumière le caractère systémique d’une forme de corruption parfaitement licite. Cette qualification apparemment contradictoire ne doit pas surprendre car la corruption fait l’objet d’approches variées ne se résumant pas à celles du droit pénal ; si celui-ci vise à réprimer des comportements considérés comme délictueux, il est notable que leur définition est loin d’être stable – cette dernière étant sujette à modifications au cours du temps.

Il ne s’agit pas ici d’analyser les mécanismes ayant permis à un certain nombre de Russes de s’enrichir très rapidement, en profitant de la fin du régime communiste de l’URSS et de la mise à l’encan des entreprises destinées à être désormais gérées selon le modèle du marché. Le « capitalisme de connivence », tel qu’il s’est déployé en particulier à l’époque du gouvernement de Boris Eltsine, a été étudié et critiqué[1], mais sa licéité n’a pas été mise en cause. De leur côté, les nationalités ou les permis de résidence consentis à prix d’or par nombre de pays européens grâce auxquels de très riches hommes d’affaires bénéficient des avantages liés à cette appartenance, sont également conférés de manière le plus souvent légale.

Nationalité chèrement acquise

Connaissant la complexité des conditions requises pour obtenir une nationalité étrangère à celle qui nous est donnée à la naissance et les difficultés auxquelles sont confrontés les hommes et les femmes demandeurs d’asile pour échapper aux persécutions dont ils sont l’objet dans leur pays d’origine, on s’étonne de la facilité avec laquelle des ressortissants russes, entre autres, ont bénéficié notamment de passeports chypriotes, maltais ou bulgares faisant d’eux des citoyens européens.

La vente des passeports dorés qui a débuté à Chypre en 2007[2], en 2009 en Bulgarie et en 2014 à Malte, poursuit officiellement un seul but : accroître les investissements et accélérer ce faisant le développement économique de l’État concerné. Derrière cette façade respectable de promotion d’un intérêt général au bénéfice de la population locale, le tableau est plus sombre, comme en témoigne l’assassinat en 2017 de Daphne Caruana Galizia – journaliste maltaise enquêtant sur la vente des passeports dorés – au seul profit de gouvernants corrompus. En Bulgarie, le gouvernement issu des élections de décembre 2021, qui s’est engagé à lutter contre la corruption, a constaté que l’économie nationale n’avait pas profité des supposés investissements produits par la vente des naturalisations ; le Parlement a mis fin à ce commerce en mars 2022.

À Chypre le système a fonctionné à plein régime, en particulier au bénéfice de ressortissants russes, sans que soit toujours vérifié si les postulants remplissaient les conditions légales requises pour acheter la nationalité chypriote. Les investissements immobiliers effectués grâce au financement des naturalisés, parmi lesquels une trentaine de proches de Poutine, permettaient d’alimenter un système de collusion dont des promoteurs, avocats, experts-comptables, et politiciens tiraient bénéfice. La révélation en 2020 que certains bénéficiaires des passeports étaient recherchés par Interpol a conduit la Commission européenne à engager une procédure d’infraction contre l’État chypriote, poussant celui-ci à ne pas poursuivre son programme de vente de la citoyenneté.

Remarquons que c’est la publicisation médiatique des pratiques manifestement illégales du gouvernement de Chypre qui a suscité la réaction légaliste de la Commission européenne. Deux ans plus tard, il a fallu que se déploie la guerre en Ukraine pour que le Parlement européen s’émeuve de l’aubaine offerte aux riches hommes d’affaires par trois États membres faisant commerce de la « citoyenneté par investissement » et invite la Commission à élaborer une proposition législative permettant d’y mettre un terme.

Le Parlement européen a, par ailleurs, une position plus nuancée à l’égard de la pratique des « visas dorés », c’est-à-dire des permis de résidence accordés par nombre d’États – dont la France – à des étrangers s’engageant à y procéder à des investissements dont les montants minimums et les conditions de mise en œuvre sont fixés par chaque pays. Il considère que ces « visas dorés » devraient faire l’objet d’une règlementation commune « pour renforcer la lutte contre le blanchiment de capitaux, la corruption et l’évasion fiscale [3]», mais ne remet pas en question le bien-fondé de leur utilité.

Comme nous l’avons déjà constaté[4] les efforts nationaux et internationaux visant à fixer dans un cadre juridique le permis/l’interdit et les sanctions pénales afférentes interviennent toujours après que des pratiques dont l’acceptabilité sociale était avérée fassent soudain scandale pour diverses raisons pouvant tenir par exemple aux acteurs en cause ou aux circonstances dans lesquelles elles s’inscrivent.

La mise en forme de nouvelles définitions légales de la corruption est justifiée par ses promoteurs au nom d’une morale évolutive ou de considérations telles que « des risques graves pour la sécurité[5] » dont le contenu reste vague et lié à la conjoncture. Il n’empêche que c’est bien la logique économique qui demeure dominante dans notre monde concurrentiel où chacun – individu, organisation, État – agit pour avoir la meilleure position possible sur le marché.

Hospitalité britannique

Le Royaume Uni, grâce à la prééminence de la place boursière de Londres avant le Brexit, d’une fiscalité avantageuse et d’un accueil très favorable de la part des gouvernants, a attiré de longue date les magnats de toutes origines ; parmi eux des Russes, dont certains en délicatesse avec Poutine sont devenus des citoyens britanniques, d’autres se contentant de faire fructifier leurs investissements sans être titulaires de la nationalité. Au nombre de ces derniers, figurent dix-huit oligarques dont les biens ont été gelés en raison de leur proximité avec le Kremlin et de leur capacité à abonder le financement de la guerre en Ukraine.

Ceux qui sont citoyens britanniques et pourraient être suspectés des mêmes connivences semblent bénéficier d’une protection à la hauteur des donations dont ils font bénéficier le Parti conservateur. La nationalité britannique étant requise pour avoir le droit d’alimenter les caisses des partis politiques, l’hospitalité du Royaume Uni à l’égard de très riches hommes et femmes d’affaires souhaitant bénéficier de sa citoyenneté allait de soi.

Il est de pratique courante et parfaitement légale pour les partis britanniques de recevoir des dons dont les montants peuvent être très élevés, en particulier lorsqu’ils émanent d’hommes d’affaires soutiens du parti conservateur. En fait, cette générosité ouvre la voie – lorsqu’elle atteint un niveau particulièrement important – à de possibles nominations à la Chambre des Lords qui apparaissent dès lors comme la contrepartie honorifique de l’engagement financier en faveur du parti, s’apparentant ainsi à une forme licite de corruption.

En dépit des critiques récurrentes[6] à l’encontre de ces nominations récompensant les très généreux donateurs, et bien que certaines d’entre elles n’aient pas été approuvées par la Commission des nominations de la Chambre des Lords, les Premiers ministres passent outre. Parmi les nominations contestées, celle d’Evgeni Lebedev – la première d’un binational britannique et russe – décidée par B. Johnson en 2020 contre l’avis des services de sécurité suspicieux à l’égard du fils d’un oligarque ancien du KGB, très lié à Poutine.

Au vu du document de la Chambre des Lords consignant son activité parlementaire Evgeni Lebedev ne semble guère investi dans ce rôle, mais la lecture du registre des intérêts éclaire sur sa capacité d’influence hors de l’enceinte de Westminster. Contrôlant des médias de presse écrite et digitale, le jeune baron oligarque peut soutenir efficacement la politique du Premier ministre et servir d’instrument de propagande à son ultra-libéralisme débridé.

In fine, ces systèmes d’échanges donnant-donnant, auxquels se livrent les gouvernants et dont les justifications échappent au droit répressif et à une morale sociale égalitaire, peuvent être analysés comme des figures de l’utilitarisme benthamien au regard duquel le profit maximum doit être obtenu avec le minimum de dépenses, philosophie indifférente à la corruption tant que les coûts qu’elle induit sont inférieurs aux bénéfices qu’elle procure.

NDLR : Françoise Dreyfus a récemment publié Sociologie de la corruption aux éditions La Découverte


[1] Voir A. Aslund (2019), Russia’s Crony Capitalism. The Path from Market Economy to Kleptocraty, New Haven, Yale University Press.

[2] Voir l’article très complet de M. Rafenberg, « Malaise à Chypre, terre d’asile des oligarques russes », Le Monde, 26 mars 2022, p. 4.

[3] Parlement européen, Communiqué de presse, 09/03/2022.

[4] F. Dreyfus (2022), Sociologie de la corruption, La Découverte (Repères)

[5] Parlement européen, Communiqué de presse, 09/03/2022.

[6] La « vente des honneurs » est une pratique bien ancrée dans la vie politique britannique depuis l’ère victorienne.

Françoise Dreyfus

Politiste, Professeure émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Notes

[1] Voir A. Aslund (2019), Russia’s Crony Capitalism. The Path from Market Economy to Kleptocraty, New Haven, Yale University Press.

[2] Voir l’article très complet de M. Rafenberg, « Malaise à Chypre, terre d’asile des oligarques russes », Le Monde, 26 mars 2022, p. 4.

[3] Parlement européen, Communiqué de presse, 09/03/2022.

[4] F. Dreyfus (2022), Sociologie de la corruption, La Découverte (Repères)

[5] Parlement européen, Communiqué de presse, 09/03/2022.

[6] La « vente des honneurs » est une pratique bien ancrée dans la vie politique britannique depuis l’ère victorienne.