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« Rien n’est vrai mais tout est réel » : état des lieux de l’extrême droite ukrainienne

Historien

Jusqu’à la chute de l’URSS, l’ultra-nationalisme en Ukraine était resté souterrain, inaudible dans le clivage traditionnel du jeu politique ukrainien polarisé entre pro-occidentaux et pro-russes. Ces forces nationalistes radicales ont su trouver dans les évènements des dix dernières années – Euromaïdan, interventions russes, perte symbolique de la Crimée – un terreau fertile pour leur revitalisation.

Le 24 février 2022, l’armée russe envahit l’Ukraine. Cette intervention a non seulement surpris par sa soudaineté, mais aussi par les éléments de langages du président Vladimir Poutine pour le moins abruptes pour la justifier. S’inscrivant dans une rhétorique puisant aussi bien dans l’historiographie impériale que soviétique, ce discours nie l’existence de l’Ukraine, renvoyée à une « petite Russie » et délégitime l’État ukrainien.

Erreur de l’histoire résultant de la chute de l’URSS en 1991, l’Ukraine serait également selon le président russe dirigée depuis la révolution du Maïdan de 2014 par une « junte fasciste ». Le choix de ces termes ne laisse encore une fois aucun doute sur les considérations du Kremlin vis-à-vis de son voisin occidental : le nationalisme ukrainien serait une invention de l’étranger pour déstabiliser la Russie et ses marges par le biais de « révolutions de couleur ».

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En annonçant que « l’opération militaire spéciale » avait pour principal objectif de « dénazifier » l’Ukraine, Vladimir Poutine se présente au peuple russe non seulement comme un libérateur mais aussi comme un juge. Ainsi, le terme « dénazification » n’est pas dû au hasard.

Celui-ci renvoi à la conférence de Potsdam en 1945 et au procès de Nuremberg de 1946 qui mirent fin à l’idéologie national-socialiste en Allemagne. Si la « dénazification » de l’Ukraine par la Russie dénote aussi bien par son absurdité que son anachronisme[1], elle renvoie pourtant à une certaine réalité…

Le choix du titre de cet article est ainsi délibéré. Reformulation de celui figurant sur la première de couverture de l’ouvrage emblématique du politologue russo-britannique Peter Pomerantsev Rien n’est vrai tout est possible (2019), il entend montrer qu’indépendamment de la propagande russe et de sa capacité perverse à déformer et instrumentaliser n’importe quel fait pour faire accepter au plus grand nombre sa propre doxa messianique, l’extrême droite ukrainienne existe bel et bien et n’est aucunement une création ex nihilo du Maïdan.

Comme pouvait effectivement le résumer avec une certaine habilité l’historien Andrew Wilson en 1997, l’ultra-nationalisme ukrainien était jusqu’à la chute de l’URSS resté souterrain, le plus souvent cantonné à une « foi minoritaire » incapable de s’affirmer par-delà le clivage traditionnel du jeu politique ukrainien, polarisé entre pro-occidentaux et pro-russes.

Néanmoins, en consacrant par ses turbulences l’émergence d’une société civile alerte et dynamique, la révolution du Maïdan en 2014 a largement contribué à la revitalisation de ces forces nationalistes radicales comme la Vseukrainske ob’iednannia « Svoboda » (Union Pan-Ukrainienne « Liberté ») et le Pravyï Sektor (Secteur Droit).

À l’image des drapeaux rouges et noirs de l’OUN-B et des appels à la résistance anti-Ianoukovitch au cri de « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux Héros ! » sur le Maïdan, c’est un nouvel espace narratif et politique qui s’est ouvert pour la droite radicale et le nationalisme ukrainien.

La guerre dans le Donbass et la mobilisation exceptionnelle des milices de ces mouvements pour compenser les défaillances de l’armée régulière ne feront qu’affirmer et légitimer leur droit de cité dans la mémoire immédiate du pays sans pour autant le conquérir.

La renaissance et les nouveaux itinéraires militants de l’extrême droite ukrainienne

Jusqu’alors réduite aux sphères du paramilitarisme et du supportérisme radical, l’extrême droite ultra-nationaliste en Ukraine a su trouver dans la révolution et la guerre un terreau fertile. Pensant pouvoir contenir la contestation populaire à son encontre, le président Viktor Ianoukovitch s’est empressé d’instaurer un climat de peur et de violence sur la place de l’Indépendance.

Mobilisés depuis les confins orientaux du pays, la police anti-émeutes Berkouts et les gangs des grands centres industriels du Donbass entreprirent une répression violente. Pensant pouvoir briser celles et ceux qui pensaient pouvoir l’évincer, Viktor Ianoukovitch fut cependant surpris par la mobilisation quasiment extraordinaire des mouvements nationalistes aux côtés des manifestants.

Ces groupuscules d’extrême droite ont en effet par leur expérience de la violence acquise au cours de leur parcours militant, contribué à sauver le Maïdan. Engagés dans une lutte à mort avec les forces de sécurité ukrainiennes, ces mouvements se sont distingués par leurs actions pour le moins spectaculaires par rapport à la quiétude initiale du rassemblement Euromaïdan du 21 novembre 2014.

Rendant coup pour coup, ces groupes se sont par exemple emparés de plusieurs points stratégiques sur le Maïdan afin de garantir la sécurité du mouvement. Ils furent également parmi les victimes de la triste journée du 20 février où pas moins de 121 personnes perdirent la vie sous les balles de snipers, encore non identifiés, positionnés sur le toit de l’Hôtel Ukraïna en centre-ville.

Par ces actions que l’on pourrait qualifier d’héroïques, les forces nationalistes sont alors apparues comme des défenseurs providentiels de l’Ukraine, un statut faisant l’impasse sur leurs origines et leurs idéologies. Cette montée en puissance ne faisait toutefois que commencer.

Déflagration préparée de longue date par les autorités russes qui ne pouvaient supporter l’instauration à l’ouest de leur territoire d’un régime démocratique acquis aux valeurs de l’Occident, les mouvements de contestation populaire de l’est de l’Ukraine donnèrent rapidement naissance à des mouvements sécessionnistes armés.

Nouvellement élu, le président Petro Poroshenko pensait pouvoir évincer cette menace et reprendre le contrôle du Donbass désormais reformé autour de deux républiques séparatistes. Déclenchant le 6 avril 2014 une offensive sur la région, les forces armées ukrainiennes ne purent cependant briser les lignes adverses. Il faut dire que l’armée ukrainienne était encore loin de celle que l’on connait aujourd’hui.

Corrompue, mal préparée et sous-équipée, celle-ci se heurta à la résistance des milices séparatistes appuyées par l’armée russe. Cantonnée dans les environs proches de Donetsk et de Louhansk, l’armée fut contrainte au milieu du printemps de reculer, laissant le champ libre aux séparatistes. Alors que l’on pensait voir le front définitivement s’effondrer face à l’avancée des séparatistes, la société civile s’organisa à nouveau. Dans un nouvel élan patriotique, furent formés des bataillons de volontaires qui se portèrent au secours des forces armées régulières en passe d’être détruites.

Si ces formations jamais observées depuis la Seconde Guerre mondiale étaient représentatives de l’entièreté de la nation ukrainienne, elles furent un nouveau moyen pour l’extrême droite de renforcer ses rangs et sa puissance de frappe. Même si elles ont représenté, au plus fort du conflit, moins de 10 % des soldats ukrainiens mobilisés, ces formations ont acquis une véritable notoriété en remportant plusieurs victoires décisives comme Marioupol en mai 2014.

Fortes de cette légitimité acquise dans le feu des combats et par leur intégration à la Garde nationale d’un État reconnaissant, certaines de ces formations ont souhaité capitaliser sur leur nouvelle image pour porter leur combat au cœur du territoire ukrainien en s’attaquant à son système politique largement contesté.

Les évènements de 2014 ont débouché sur une radicalisation globale de la société civile. Cette lame de fond de la société est la clé du décodage de l’ancrage de l’extrême droite en Ukraine. D’une utilisation de l’équipement militaire non létal sur le Maïdan à l’apprentissage de la guerre conventionnelle dans le Donbass en rejoignant les bataillons de volontaires comme Azov, nombreux sont les militants de Maïdan à avoir été plongés dans l’engrenage de la violence.

La perte de proches, la perte symbolique de la Crimée mais aussi l’intervention directe et indirecte russe ont suscité des émotions fortes souvent nihilistes qui ont nourri la radicalisation de la société. Ce sont là les fonts baptismaux d’une société conservatrice, recyclant tous ces traumatismes.

En reposant à nouveaux frais la question de l’identité ukrainienne, de son ancrage en Europe et de sa résilience, cette frange de la société a rendu possible l’émergence des formations politiques radicales, qui cherchent au nom du renouveau de l’Ukraine à faire valoir leurs idées. Cette entreprise a bénéficié en grande partie de la faiblesse de l’État qui a laissé place à des initiatives de terrain pour régler des problèmes collectifs. Cet effacement multiplie donc les situations conflictuelles, car l’absence de régulation, de médiation officielle se fait sentir.

Raison de plus pour l’extrême droite d’occuper le terrain libre en toute impunité au nom de la nation. Dans ses objectifs politiques, l’extrême droite a ainsi cherché à tisser des liens de qualité avec la population pour être acceptée et reconnue par le plus grand nombre. Elle cherche à cicatriser les plaies d’une période particulièrement sombre dont l’impact en termes de dérives est difficile à circonscrire.

Jalonnée de chocs politiques (remise en cause de la légitimité de son gouvernement, décentralisation de l’État), sociaux (lutte contre la fraude et le poids de l’oligarchie) et d’objectifs militaires contraignants (redonner à l’armée sa puissance d’autrefois en vue de contenir les séparatistes), l’histoire récente de l’Ukraine, de 2014 à aujourd’hui, fut source de fractures que l’extrême droite a entrepris de résoudre, fût-ce par la violence.

Une profusion d’idées et de mouvances

L’émergence et la structuration de l’extrême droite autour des éléments de crise post-Maïdan constitue une « pathologie normale » pour une société industrielle mise à l’épreuve, pour citer les politologues Erwin Scheuch et Hans Klingemann. Elle fut en aval d’une logique socio-politique directement liée au contexte ukrainien : l’essor de la nation sur le plan politique et la préservation de l’héritage de la « Révolution de la dignité », et ce dans un contexte d’agression armée et d’essor de la société civile qui ne remet plus en cause la forme partisane du politique.

Il est toutefois difficile de cantonner l’extrême droite ukrainienne à une seule tendance politique dont l’idéologie serait monolithique. En effet, la révolution et la guerre ont mis à jour différents groupes aux obédiences et moyens d’action divers. Si la dénomination « néo-nazie » peut être appliquée à certains d’entre eux, elle ne peut toutefois, comme le suppute la propagande russe, recouvrir l’ensemble du spectre de cette mouvance.

Majoritairement arcboutée autour du nationalisme intégral, l’extrême droite ukrainienne rejette toute forme de démocratie libérale au profit d’une communauté nationale restreinte et renaissante. Ici il n’est pas forcément question de supériorité raciale ou d’imitation de ce qu’avait pu proposer l’idéologie nationale-socialiste.

Certains symboles comme l’idée de la nation peuvent bien entendu renvoyer à la rune Wolfsangel tirée de l’iconographie du Troisième Reich, mais ils n’ont aucune connotation négative en Ukraine.

Ils sont le plus souvent arborés par folklore combattant que par adhésion stricte au néo-nazisme. Si la majorité des partis et mouvements qui seront présentés ici ont pour vocation à se présenter comme une force compétente capable de tirer la société des tourments post-révolutionnaires par le bulletin de vote, le recours à la violence n’est pas exclu. Au regard de ces paramètres, il sera plus approprié ici de parler d’« ultranationalisme » ou de « nationalisme radical » afin de rendre compte de l’intégralité de la mouvance étudiée.

Acteurs de premier plan au cours de la révolution de 2014, l’Union pan-ukrainienne « Liberté » (Svoboda) et le Secteur Droit forment le courant nationaliste historique. Autrefois connu sous le nom de Parti Social-Nationaliste Ukrainien (PNSU), l’ascension de ce parti fut pour le moins difficile au cours des années 1990.

Malgré une refonte de son idéologie radicale d’inspiration néo-fasciste au profit d’un national-populisme plus consensuel, il est incapable de s’affirmer dans un espace politique polarisé entre pro-russes et pro-européens. Il végète jusqu’aux années 2008 où il sera instrumentalisé par Viktor Ianoukovitch dans sa tentative d’affaiblissement de l’opposition démocratique divisée depuis la Révolution orange de 2005.

Comme François Mitterrand avec le Front National, le président Ianoukovitch lui laisse plusieurs tribunes dans les médias et va même jusqu’à le financer à hauteur de 200 000 dollars. Si Ianoukovitch n’avait d’autre souhait que de se retrouver en face d’un candidat anti-russe afin de se présenter comme le rempart de la démocratie en Ukraine, cette stratégie ne pourra être menée jusqu’au bout, le président étant déchu le 22 février 2014 par la Révolution du Maïdan, soit deux mois avant les élections.

En dépit de son échec, cette stratégie permet à Svoboda d’enregistrer ses meilleurs scores depuis sa fondation en 1991. Il obtient en conséquence 10,45 % aux législatives de 2012. Un score qui ne sera jamais réitéré par la suite. Le Secteur Droit représente quant à lui une coalition informelle de différentes organisations paramilitaires et hooligans. Principalement actif durant le Maïdan puis la guerre en fournissant les premiers bataillons de volontaires supplétifs, le Secteur Droit s’inscrit dans le courant bandériste du nationalisme ukrainien.

Surfant sur leur notoriété nouvellement acquise, leur violence révolutionnaire efficace et sur leur discours anti-russe véhiculant de fait une critique du système politique ukrainien, ces deux formations ont pu temporairement occuper le devant de la scène politique en entrant par exemple dans le gouvernement de transition présidé par Oleksandr Tourtchynov en février 2014.

Au bout de quelques semaines ces partis extrêmes traditionnels furent dépréciés dans le jeu politique ukrainien aussi rapidement qu’ils y avaient été intronisés. L’exercice du pouvoir avait édulcoré leur message et leur fond idéologique.
En effet, pour peser dans les décisions du nouveau gouvernement d’Arseni Iatseniouk, le parti Svoboda est allé jusqu’à consentir l’abandon de sa rhétorique nationaliste et anti-européenne au profit d’un discours beaucoup plus conciliant et social afin d’être mieux accepté au sein de l’appareil d’État ukrainien.

La collaboration précipitée du leader historique de Svoboda, Oleh Tyahnybok, avec le gouvernement pro-européen et libéral de Poroshenko fut immédiatement perçue par certains électeurs comme une trahison voire un signe de faiblesse de la part d’un leader déjà en perte de vitesse.

La constitution du Bloc Poroshenko sur la base même du Parti des régions de Ianoukovitch aggrava ce décalage avec ceux qui plaçaient leurs espoirs dans ces partis. Rapidement mis hors-jeu, tout comme le Secteur Droit qui fut incapable de s’accorder sur une ligne politique précise, Svoboda fut relégué à l’opposition dont il était issu.

Depuis son émergence dans le chaos révolutionnaire ukrainien, le mouvement Azov a longtemps été considéré comme la principale force montante au sein de l’extrême droite nationaliste ukrainienne. Fondé le 14 octobre 2016 à partir de l’ONG « Corps Civil » réunissant des vétérans du régiment de la Garde nationale ukrainienne Azov, le parti politique Corps National a su tirer parti de la guerre et de la précarité du paysage politique ukrainien pour s’imposer comme un acteur tout aussi radical que légitime.

Centré autour d’Andriy Biletsky, le fondateur du régiment Azov puis du parti Corps national, le mouvement Azov incarne un nationalisme soldatique ukrainien, situé à l’intersection de l’extrême droite parlementaire, en l’occurrence Svoboda, de groupements paramilitaires ultranationalistes et néonazis comme l’UNA-UNSO et de ceux qui furent jadis l’Assemblée Sociale-Nationale et Patriotes d’Ukraine, les ancêtres d’Azov.

Si l’on pourrait penser que le mouvement Azov s’inscrit dans la mouvance néo-nazie voire suprémaciste – certains symboles du mouvement et anciennes déclarations d’Andriy Biletsky l’amènent à le supposer – celui-ci s’inscrit pourtant dans une vision tronquée du nationalisme révolutionnaire qui cherche à construire une communauté de destin à l’échelle nationale.

Il s’agit d’un retour aux sources du nationalisme ukrainien des origines, notamment au programme de l’OUN édicté en 1943 au moment même où l’organisation allait entrer en résistance face à l’envahisseur allemand avec qui elle avait dans un premier temps collaboré. Ce programme repose sur deux principes : la natiocratie de Mykola Stsiborsky (1897-1941) et le social-nationalisme de Yaroslav Stetsko (1912-1986).

Rejetant les principes ethnicistes et centralisateurs des régimes nazis et fascistes, mais aussi les principes collectivistes du communisme et ceux des libéraux-démocrates, ce nouveau programme promouvait les principes de solidarité, de la « troisième voie », mais aussi d’une méritocratie quasi-darwinienne.

Garant d’un « nouvel ordre » ukrainien, le mouvement Azov mène sur cette base idéologique un combat politique original : plutôt que de détruire un système démocratique jugé responsable de la perte de la grandeur nationale, il vise à le remodeler de l’intérieur.

De fait, le mouvement Azov mise sur une stratégie profondément gramciste à la fois multidirectionnelle et entriste. On retrouve dès lors plusieurs organisations affiliées au mouvement, chacune inscrite dans un champ d’action précis. Nous pouvons par exemple citer la milice Naćionalnij Družiniy – aujourd’hui réorganisée sous le nom de Centuria –, qui entend garantir la « sécurité » dans la rue, ou encore les associations Sportivnij Korpus chargées de promouvoir auprès de la jeunesse une éducation « patriote » et sportive.

D’autre mouvements ont également vu le jour sur la base de cette stratégie technicienne. Né courant 2009, C14 est considéré par beaucoup de chercheurs comme un groupe d’obédience néo-nazie du fait que son nom ferait directement référence aux « 14 mots » du suprémaciste américain David Lane[2], allégations déniées par le leader de l’organisation Yevhen Karas. Actif au moment du Maïdan, C14 cultive une stratégie dite « vigilante » ou « d’auto-justicier ».

En se réappropriant la violence régalienne, le groupe mène plusieurs actions violentes à l’encontre de ceux voulant « déstabiliser » l’Ukraine. Les contours de cette « cinquième colonne » restent flous dans la mesure où il s’agit d’une catégorie construite à partir des normes conformes aux inclinations idéologiques du groupe. C14 s’est souvent fait remarquer pour ses actions violentes menées contre l’extrême gauche, l’Église orthodoxe ukrainienne affiliée au Patriarcat de Moscou et la minorité Rom d’Ukraine, actions très largement diffusées à des fins de propagande sur les réseaux sociaux.

Parallèlement, C14 anime plusieurs initiatives civiques non violentes centralisées autour de l’Osvitnaja Assemblija (l’Assemblée Éducative) chargée de promouvoir la langue ukrainienne ou de mettre en place des projets anti-corruption. Situées à la lisière de la légalité, ces organisations profitent de l’indulgence relative de l’État pour pouvoir s’implanter durablement dans le paysage politique ukrainien.

Sous couvert d’une coopération avec les forces de l’ordre, C14 a pu bénéficier d’une reconnaissance officielle. Cette indulgence officielle ne peut être attribuée qu’à la seule faiblesse de l’État. Il s’agit souvent d’un « laisser faire instrumental » à travers lequel l’État met au pas et s’approprie une mouvance concurrente en vue de la canaliser.

Si le phénomène séparatiste est avant tout circonscrit au Donbass et à la Crimée, il existe cependant des velléités similaires à l’ouest de l’Ukraine dans la région de Transcarpathie. Dans cette région à l’histoire complexe, il existe une importante minorité hongroise.

Cette dernière fait l’objet d’un irrédentisme de la part de la Hongrie de Viktor Orbán, qui ces dernières années s’est engagé aussi bien dans une politique de passportisation mais aussi dans une politique de défense active de la langue et de la culture magyar dans la région.

Apparus au cours des années 2010 en tant qu’organisation patriote et sportive, les Karpatska Sitch constituent un groupe paramilitaire engagé dans une lutte contre les manifestations du séparatisme hongrois. Il s’agit d’un des groupes ultra-nationalistes les plus radicaux d’Ukraine. Ne cachant pas leurs idéologies néo-nazies et suprémacistes, les Karpatska Sitch entretiennent plusieurs liens avec l’extrême droite centre-européenne.

Il a ainsi participé en avril 2019 au premier congrès carpatien rassemblant différentes organisations d’extrême droite telles que la Légion Hongroise, le Szturmowcy polonais ou encore les nationalistes-autonomes serbes. S’ils entendent à participer comme le reste de l’extrême droite ukrainienne à l’édification d’une nouvelle nation, les Karpatska Sitch cherchent à promouvoir une identité régionale ruthène distincte du reste du pays.

Bien que l’extrême droite ukrainienne soit surtout engagée sur le terrain, il existe également une extrême droite active sur le plan des idées. Dirigée par Olena Semenyaka, secrétaire internationale du Corps national, cette Nouvelle Droite ukrainienne opère par le biais du club métapolitique et maison d’édition Plomin.

Si le récent essor de ce cercle intellectuel a pu laisser croire que la Nouvelle Droite ukrainienne était une émanation du mouvement Azov, voire sa principale vitrine idéologique, elle trouve cependant ses origines dès les années 1990. On aurait en effet tort de réduire simplement la Nouvelle Droite ukrainienne aux réseaux qu’Alexandre Douguine a entretenus en Ukraine jusqu’en 2014.

C’est à la suite de la chute de l’URSS et de l’indépendance de l’Ukraine que plusieurs courants de pensée se sont mis en place afin de renouveler la grammaire idéologique du nationalisme ukrainien. Outre la défense et la restauration de la permanence ethno-culturelle de la nation propre à toute l’extrême droite ukrainienne, ce courant qui fut en partie à l’origine de l’impulsion néo-nationaliste entend réfléchir à la place de l’Ukraine en Europe et dans le choc des civilisations.

Cette conception repose en grande partie sur la notion d’« Europe impériale » empruntée des auteurs comme Alain De Benoist, Guillaume Faye ou Julius Evola. Contrairement au « nationalisme intégral » de Dmytro Dontsov (1883-1973), ce nationalisme européen diffusé par des mouvements comme les nationalistes autonomes de l’OPIR ou du Parti national du travail dans leurs revues Vatra et Strike, soutient l’édification d’un espace « blanc unifié » rejetant toute forme d’interaction avec les autres peuples.

En d’autres termes il s’agit d’une politique ethno-différentialiste. Si l’introduction de ces thèmes doit beaucoup, comme nous l’avons dit à des auteurs occidentaux dont les œuvres furent traduites, il faut noter qu’un certain nombre de personnalités ukrainiennes ont également œuvré à leur manière pour promouvoir cette idée.

Distinguons ici trois figures embryonnaires de cette Nouvelle Droite ukrainienne : Ihor Kahanets, futurologue et philosophe, fondateur du site « Narodnyï Ohliadach », un think-tank souhaitant explorer la société ukrainienne post-industrielle sur la base de l’ésotérisme et des sciences ; Oleh Hutsuliak, mythologue et géopolitologue connu pour ses travaux sur la « Mésoeurasie », un concept géopolitique formulé en 2005 pour contrebalancer la centralité du monde russe au sein de l’Eurasie ; enfin Halyna Lozko, folkloriste connue pour son implication dans le renouveau du paganisme ukrainien avec l’Association de la foi indigène en Ukraine (Оb`iednannia Ridnoviriv Ukraïny) et le journal Svaroh.

Si la Nouvelle Droite ukrainienne est restée largement marginale et partiellement reconnue au niveau international, à la différence du GRECE ou de l’Alt-Right, elle a néanmoins amorcé un renouvellement des paradigmes du nationalisme ukrainien. Indépendamment de sa vision du monde, aujourd’hui de plus en plus popularisée au sein de l’extrême droite, ce courant se distingue par sa stratégie culturelle et métapolitique. Une approche concrétisée dès 2015 par la formation, dans le sillage d’Olena Semenyaka, d’une nouvelle avant-garde intellectuelle nationaliste.

L’extrême droite ukrainienne reste en constante évolution. L’arrivée de Volodymyr Zelensky au pouvoir marque un virage libéral nettement plus prononcé que chez ses prédécesseurs, notamment en ce qui concerne le droit de la famille et la liberté des minorités sexuelles.

Si le conservatisme a toujours été présent en Ukraine et ce bien avant les manifestations de l’Euromaïdan et le conflit armé dans le Donbass, il a pourtant été le vecteur, notamment à partir de la proclamation du Tomos fin 2018 qui reconnait à l’Église orthodoxe ukrainienne son autocéphalie, de nouvelles radicalités politiques.

Rejetant l’adoption par l’Ukraine des normes juridiques de l’Union européenne qualifiée d’« Eurosodom », des groupuscules ultranationalistes chrétiens jusqu’alors minoritaires comme Katekhon, Ordre et Tradition, la Sororité de Sainte-Olga ou encore le bataillon de volontaires Sainte-Marie ont pu trouver dans ces évolutions sociétales inédites un terreau fertile sur lequel prospérer.

Aussi semblables qu’ils puissent être par rapport aux autres mouvements ultranationalistes qui militent pour la renaissance d’un État ukrainien émancipé du joug de l’impérialisme russe, ces fondamentalistes se distinguent par leur révisionnisme identitaire de l’orthodoxie. Le discours de ces milites christi s’attaque principalement aux scories du marxisme culturel que seraient les LGBT+ et les féministes.

Leurs efforts se concentrent avant tout dans la rue où ils entendent imposer une morale et des normes patriarcales. La campagne « Podil is gonna be right » en 2021 à Kyiv fournit un exemple illustratif de cette lutte par essence « contre-culturelle ». Dans ce quartier branché et artistique de la capitale, les activistes d’un groupe en lien avec Ordre et Tradition s’en sont pris au bar HVLV et ses clients sous prétexte que l’établissement vendait de la drogue.

Régulièrement pointés du doigt par les défenseurs des droits de l’Homme comme principale menace du développement démocratique en Ukraine, ces groupes ont depuis peu opéré une transition vers un activisme plus politique. Alors que le groupe Ordre et Tradition est devenu en 2021 le Parti Conservateur Ukrainien, d’autres acteurs se sont imposés comme des figures d’influence auprès de partis déjà établis comme le Corps National ou Svoboda.

Enfin, il existe dans le sillage de certains groupes dominants comme le mouvement Azov des mouvements d’origine étrangère. Fuyant les persécutions du régime de Vladimir Poutine, certains groupuscules néo-nazis et traditionalistes russes comme la Wotan Jungend ou la Russkii Tsentr ont ainsi combattu aux côtés du régiment Azov avant de s’engager en politique aux côtés du Corps National.

Si nous reviendrons plus tard sur les liens qui peuvent exister entre l’extrême droite ukrainienne et des formations étrangères, quelques remarques s’imposent ici avant de continuer. En effet, les observations réalisées montrent qu’il existe au sein du mouvement Azov une multitude d’espaces de pouvoir dirigés par différents acteurs et sous-mouvances qui suivent leur propre agenda. Cette polycratie, plus circonstancielle que raisonnée, s’explique avant tout par le contexte politique révolutionnaire de 2014.

Reconfiguré dans l’urgence pour répondre aux demandes populaires et à l’insécurité constante exercée par le conflit à l’est du territoire, le mouvement Azov est devenu le berceau de nouveaux conflits, coalitions et idéologies qui débordent et transforment sa configuration initiale. Ainsi construit sur une base hétérogène de militants issus de différentes organisations et contre-cultures, le mouvement Azov n’est qu’un tremplin institutionnel pour donner corps et vie à ces différentes tendances de droite jusque-là marginalisées, à commencer par celles en exil.

Au-delà des prétendus objectifs communs (faire du mouvement Azov l’avant-garde du nationalisme ukrainien et finalement européen), les divergences stratégiques et culturelles entre elles et l’appareil dirigeant du mouvement Azov créent une situation de rivalité mimétique et de lutte pour l’orientation du capital doctrinal et militant du mouvement.

Des échecs électoraux, mais certainement pas une marginalisation politique

Malgré cette apparente prépondérance dans le champ politique et sociétal – alimentant aussi bien en Russie qu’en Occident des articles partiaux sur des démonstrations hâtives ou tronquées faisant état d’un « coup d’État fasciste » – la droite radicale ukrainienne n’est pas parvenue à gagner un auditoire suffisamment large pour accroitre son électorat[3].

La politique ukrainienne étant en constante mutation, elle a ainsi vu les principales idées de l’extrême droite ultra-nationaliste « cannibalisées » par d’autres partis avec des dénaturations et surenchères fréquentes. Ceci montre bien la particularité et la relative impuissance des révolutions nationales : dans un monde prétendument apolaire, le scénario du chaos est souvent privilégié par rapport à celui de l’ordre et ce quel qu’en soit le prophète.

Déjà en recul aux élections présidentielles de mai 2014, ils connurent une déroute électorale aux élections législatives d’octobre, en n’obtenant que 6 sièges pour Svoboda et 1 seul pour Pravyï Sektor. C’est afin d’échapper au lent délitement de leur cause soluble dans un nationalisme aux contours flous que la droite radicale ultra-nationaliste a entrepris le 16 mars 2017 de se rassembler autour du « Manifeste National ».

Initiée par Andriy Biletsky, dirigeant du parti Corps National affilié au mouvement Azov, cette initiative visait à unir les principaux partis ultra-nationalistes autour d’une liste commune et d’un candidat commun pour les élections présidentielles et législatives à venir. Si cette convergence électorale avait de quoi surprendre au regard de l’histoire des forces nationalistes en Ukraine jalonnée de scissions, cette alliance de circonstance reposait sur une stratégie politique maitrisée.

En effet, si le Corps National avait bel et bien été créé pour redonner un nouvel espace d’expression radicale aux nationalistes ayant connu le feu des combats et déçu des partis historiques, il n’était qu’un parti jeune devant encore faire ses preuves dans la gouvernance du pays. Il devait de ce fait faire preuve de retenue dans ses rapports avec le reste de l’extrême droite ukrainienne, du moins au départ de son aventure politique.

En résulte cette alliance. Pour le Corps National ce fut un moyen d’apparaître comme une force d’appoint incontournable et d’acquérir une légitimité immédiate. En revanche, pour les autres partis, il s’agissait surtout de faire à nouveau valoir leur expérience politique tout en se donnant une nouvelle légitimité au travers du charisme du Corps National azovien.

En dépit de l’union apparente que pouvait suggérer l’étendue du spectre de partis qu’elle recouvrait[4], la nouvelle opposition nationaliste s’est effondrée. La nomination le 14 octobre 2018 de Rouslan Kochoulynsky de Svoboda comme unique candidat nationaliste pour les présidentielles a provoqué le retrait du Corps National du Manifeste National.

Bien que disposant d’une expérience politique en tant que vice-président de la Verkhovna Rada de 2012-2014 et un passage en tant que volontaire dans le Donbass, il semblerait que sa candidature n’ait été aucunement approuvée par le Corps National qui imaginait sûrement Andriy Biletsky comme candidat naturel du camp ultra-nationaliste. Annoncé dans un premier temps candidat indépendant, Andriy Biletsky se retirera finalement de la course à la présidentielle le 26 janvier 2019.

Le Corps National fut néanmoins actif pendant la campagne. En plus de dénoncer, non sans débordements, les récents scandales de corruption qui éclaboussent le Ministère de la Défense ukrainien et le président Poroshenko, le Corps National a obtenu de la Commission électorale le droit d’observer le scrutin par l’intermédiaire de sa milice et ainsi dénoncer toute éventuelle tentative de fraude.

Cette posture de régulateur fut pour le Corps National un double avantage politico-médiatique : celui de conforter son image de force nationaliste volontariste et « intègre » mais aussi de leader légitime au sein de sa propre famille politique.

Privé d’un soutien de taille et d’un auditoire davantage concentré sur le duel Zelensky-Porochenko, le « Manifeste National » et son candidat n’obtiennent qu’1,62 % des suffrages lors du premier tour. Cinglant démenti de la stratégie retenue, qui fut à nouveau confirmé en juillet 2019, lors des élections législatives anticipées : 2,19 %.

Le double échec électoral de l’extrême droite ukrainienne en 2019 est doublement instructif pour comprendre et situer la droite radicale ultra-nationaliste dans le strict microcosme ukrainien actuel. Non seulement les élections ont entériné l’idée que la droite radicale ukrainienne compte toujours aussi peu au sein du jeu électoral ukrainien, mais il met à jour de sérieuses divisions au sein de cette mouvance polarisée entre des partis dits « historiques » et des mouvances « néo-nationalistes » dont les agendas politiques et les idéologies diffèrent.

D’autre part, ces élections montrent qu’indépendamment du regain de patriotisme observé depuis l’année de l’annexion de la Crimée et de la guerre dans le Donbass, ces mouvances restent encore peu audibles et crédibles lorsqu’il s’agit de se positionner sur des enjeux de société plus larges que ceux ayant trait à la guerre et sa conduite.

Soyons honnêtes : comment le nationalisme-soldatique peut-il à lui seul résorber tous les maux d’un pays en pleine stagnation économique ? Malgré ce constat, il est clair que l’extrême droite est restée active pour obtenir des mesures symboliques, comme l’abandon par le président nouvellement élu Volodmyr Zelensky de la formule de paix de Steinmeier considérée comme une « capitulation » sans condition.

La marginalité de l’extrême droite ukrainienne est évidente. Elle confirme plus que jamais la volonté des Ukrainiens à vouloir bâtir un système démocratique. Même si l’ensemble de la population est plus que redevable envers ces forces politiques radicales ayant versé le sang pour défendre le pays au sein des bataillons de volontaires, la majorité des électeurs sait pertinemment que ce combat mené par l’extrême droite ne saurait être seulement pour l’indépendance et la liberté.

En effet, les valeurs promues par ces formations interdisent de faire l’impasse sur une vision autoritaire. Les faire triompher sur le plan électoral au nom de la souveraineté signifierait, comme le rappelle le chercheur Andreas Umland, un « rapprochement indirect avec le Rouskii Mir poutinien sans même le reconnaitre ». Indépendamment de ces enjeux parfaitement cernés par la société civile ukrainienne, l’extrême droite ukrainienne reste malgré tout présente à travers son militantisme urbain et ses initiatives civiques financées par les fonds publics de l’État.

Critiquées à de nombreuse reprises, ces subventions traduisent une fois de plus la précarité de l’État qui peine encore à s’imposer comme une force motrice du nation-building ukrainien. Comme l’a expliqué à l’époque le responsable de la commission des subventions, Mykola Lyakhovych, les fonctionnaires n’ont pris en considération que le contenu des projets, et non les activités ou les idéologies des organisations récompensées…

L’extrême droite a certes perdu et continuera probablement à perdre la bataille des urnes, mais elle continue cependant sa marche vers la « normalisation ».

Une vérité dissonante ? De la question de l’internationalisation de l’extrême droite ukrainienne

Avec l’invasion russe de l’Ukraine, les différents médias occidentaux se sont très rapidement interrogés sur le potentiel d’attraction que pouvait avoir ce conflit pour les mouvances de droite radicales étrangères. La question peut paraitre parfaitement légitime au regard de l’internationalisation du conflit et de l’afflux de volontaires étrangers. En effet, il n’est pas rare de voir certains canaux Telegram de groupes ultra-nationalistes comme la Misanthropic Division appeler leurs homologues européens à se joindre à eux « pour la victoire et le Walhalla ».

Bien qu’occultée aujourd’hui par l’urgence de stopper coûte que coûte le maître du Kremlin dans sa macabre fuite en avant, l’idée de voir l’Ukraine se transformer en gigantesque terrain d’entrainement pour l’extrême droite fut toutefois plus que jamais au centre des préoccupations des différentes chancelleries occidentales. Les articles rédigés par le collectif Bellingcat y ont largement contribué.

Procédant méthodiquement dans leurs enquêtes réalisées sur les réseaux sociaux, les journalistes ont percé à jour certains liens pouvant exister entre le mouvement Azov et des organisations étrangères se réclamant du suprémacisme ou tout au moins du nationalisme blanc à l’exemple du Rise Above Movement.

Malgré sa dépolitisation évidente, le régiment Azov a failli sur cette base être inscrit en octobre 2019 sur la liste noire du Congrès américain des organisations terroristes internationales[5]. Au regard de ces éléments faisant écho aux éléments de langage russes, il convient ici de revenir avec exactitude sur la nature de ces liens.

La chute du communisme en 1991 et l’émergence au gré de la « fin de l’histoire » d’un nouvel ordre globalisé ont conduit à revitaliser en Europe centrale et orientale les aspirations identitaires autrefois réprimées sinon occultées. Cette période a également engendré une nouvelle radicalisation politique mettant en scène de nouveaux réseaux et de nouvelles idéologies.

Si le cas de la Russie a pu montrer que les extrémistes de droite post-soviétiques pouvaient converger et interagir de manière inédite avec l’étranger au nom d’une cause prétendument identitaire, l’Ukraine n’est pas en reste. La guerre dans le Donbass a effectivement donné pour la première fois de nouvelles frontières à l’extrême droite ukrainienne.

Qu’il s’agisse de la révolution du Maïdan ou même de la guerre dans le Donbass, certains mouvements de l’extrême droite ukrainienne ont pu voir dans cet enchevêtrement de crises et « sursauts nationaux » un nouveau champ dans lequel s’inscrire. Convaincus du potentiel de rayonnement de leur combat pour la civilisation européenne face à la « horde asiatique » russe, des partis comme le Corps national ont très rapidement entrepris de poser les bases d’une politique internationale ambitieuse.

L’élaboration d’une telle feuille de route devant redonner à l’extrême droite ukrainienne toute son importance stratégique dans le jeu politique européen ne se base pas seulement sur le simple constat du rapport de force avec la Russie. Au contraire, la démarche semblait mettre l’accent sur la nécessité absolue de faire émerger une prise de conscience générale à l’échelle des partis et mouvements d’extrême droite européens divisés depuis 2014 sur la question ukrainienne et largement pro-russes.

Si cette dynamique avait pu être déjà observée à l’orée des années 2000 où le Parti social-national ukrainien était membre de l’organisation internationale d’extrême droite Euronat présidée par le Front national, la Russie a su depuis quelques années maintenant opérer un rapprochement avec les forces conservatrices et nationalistes du continent, détruisant de ce fait les rares contacts dont pouvait bénéficier l’extrême droite ukrainienne à l’étranger.

Afin de gagner la bataille de l’opinion, le parti Corps national a ainsi cherché à reconstruire ce pont vers l’extrême droite européenne. C’est à cet effet que les projets « Pan-Europa » et « Reconquista » furent établis sous l’égide de la philosophe Olena Semenyaka.

Ces conférences menées de 2016 à 2018 rassemblèrent autours des débats une mosaïque de mouvements et d’idéaux allant des néo-païens polonais Niklot en passant par les néo-fascistes italiens Casapound ou encore les mouvements de jeunesse du Parti national démocrate allemand et du parti conservateur estonien EKRE. Bien que sa portée reste faible au regard de la marginalité dont souffrent ces groupes au sein de leurs mouvements respectifs, cette initiative demeurait tout à fait inédite et même ambitieuse.

Elle souhaitait faire de l’Ukraine une nouvelle force motrice d’un activisme identitaire pan-européen comme l’illustrait le slogan du projet Reconquista : « Aujourd’hui l’Ukraine, demain la Rus’ et toute l’Europe ». Plus que d’établir un nouveau réseau d’alliances chez les extrêmes européens contre la Russie, les ultra-nationalistes ukrainiens souhaitent bâtir à terme une troisième voie européenne (ni Occident, ni Russie) en fondant l’Intermarium, un projet géopolitique emprunté à la pensée géostratégique polonaise de l’entre-deux-guerres prévoyant d’unir les pays de la baltique à la mer Noire.

Parallèlement à ces initiatives d’ordre métapolitique et géopolitique, le mouvement Azov s’est également tourné vers un activisme culturel en organisant avec l’aide de la Wotan Jungend le festival de Black Metal et de National-Socialism Black Metal « Asgardsrei ».

Conjuguant concerts réunissant le « meilleur » de cette scène polémique à des conférences visant à expliquer la compatibilité des musiques extrêmes avec le rêve de la Grande Europe, ces évènements n’avaient d’autre finalité que de créer le temps d’un week-end un espace idéologique et culturel commun à l’échelle de l’Europe.

Si l’étendue de ces projets semble attester d’un rayonnement international de l’extrême droite ukrainienne, il serait toutefois hâtif d’imaginer que l’Ukraine soit devenue en l’espace de quelques années la base arrière d’une « internationale suprémaciste blanche » avec Azov à sa tête. Loin des idées reçues imaginant que de nombreux groupes étrangers cherchent à venir en Ukraine afin de s’entrainer au maniement des armes à des fins terroristes, la réalité du terrain se veut beaucoup plus complexe.

En effet, l’attraction de certains mouvements étrangers pour Azov s’explique en grande partie par la projection d’un imaginaire naïf. La crise en Ukraine puis la guerre sont idéalisées à tort par de nombreux militants. Alors que ces derniers ne peuvent s’imposer dans leurs propres pays, l’Ukraine apparaît comme une terre de tous les possibles, une république de Weimar où tout pourrait basculer.

Cet imaginaire est d’autant plus fort que le regain officiel de patriotisme en Ukraine et la normalisation de l’extrême droite leur fait penser que l’Ukraine est une terre où l’on peut afficher ses convictions ouvertement. Rêvant d’observer de leurs propres yeux ce « Disneyland fasciste », de nombreux militants n’ont pas hésité à se rendre en Ukraine afin de mener de véritables excursions « touristiques ».

L’organisation de telles rencontres avec des militants étrangers et ukrainiens n’est aucunement opportuniste pour l’extrême droite ukrainienne, mais reste toutefois soumise à une certaine naïveté. Malgré sa dynamique de développement soutenue, l’extrême droite ukrainienne reste animée par un complexe d’infériorité vis-à-vis des mouvances étrangères qu’elle idéalise.

Quand un militant français ou allemand se rend en Ukraine, il n’est pas seulement accueilli comme un simple sympathisant, mais le dépositaire d’une tradition politique considérée comme prestigieuse. Le cas du jeune militant français Marc de Caqueray-Valmenier fait école dans cette idéalisation réciproque. Reçu en Ukraine courant 2018 pour évoquer le mouvement des Gilets jaunes auquel il a participé, il était perçu par son parcours militant comme la nouvelle incarnation de l’esprit de résistance français, jadis représenté par Ordre nouveau ou le Groupe union défense.

Brisant dès lors cette posture, la rencontre entre l’ancien militant du Bastion social et le mouvement Azov était le synonyme de nouvelles synergies Est/Ouest et entre deux pays dont les cultures et les idées droitières se veulent différentes. Ainsi, même si la France n’était pas au centre de la politique internationale du mouvement Azov, elle demeurerait pour lui une référence sur le plan idéologique.

Même si elles sont parfaitement connues et documentées, ces rencontres n’ont jusqu’à présent pas débouché sur grand-chose. En effet, malgré les promesses répétées de s’associer à l’avenir, les mouvements étrangers voient d’abord dans ces visites un moyen de redorer leur notoriété dans leurs pays respectifs en s’affichant aux côtés d’une mouvance étrangère beaucoup plus radicale et engagée que la leur.

Un moyen efficace pour attirer de nouveaux membres et relancer les sections déclinantes. En dépit des apparences, Azov et l’extrême droite étrangère ne semblent pas forcément être animés du même sens du combat et des priorités.

Rien n’est vrai mais tout est réel. L’Ukraine n’est certainement pas comme le décrit la Russie un État nazi, mais nous ne saurions pour autant dénier la présence de l’extrême droite sur l’échiquier politique ukrainien. Redynamisée par un climat de délitement général exceptionnel – une révolution au bilan contrasté, une fracturation du paysage politique d’une rare brutalité et une guerre sans précédent à l’est du territoire ukrainien – cette force politique autrefois marginale a connu une ascension fulgurante.

S’il ne peut prétendre aux mêmes succès électoraux que l’extrême droite occidentale, le camp ultranationaliste a su néanmoins conserver son autonomie, libérer ses propres énergies et obéir à ses propres logiques militantes. Pouvons-nous blâmer l’État ukrainien pour cela ? Non. Face aux difficultés rencontrées sur la ligne de front par l’armée régulière, l’expérience de ces milices et autres formations paramilitaires fut considérée comme un « moindre mal » pour assurer la sécurité de chacun au nom de l’État ukrainien.

Aussi difficile qu’elle soit à admettre, cette vérité est on ne peut plus probante aujourd’hui. À l’heure où nous écrivons ces lignes, nombreuses sont les formations ultra-nationalistes à avoir gagné la ligne de front pour défendre l’Ukraine face aux envahisseurs russes et séparatistes. Comme à l’époque des premières escarmouches dans le Donbass en 2014, de nouveaux bataillons se créent à l’image de « Revanche » à Kharkiv et des milices d’auto-défense d’Ivano Frankisk.

En passe d’être marginalisés à force de pressions internes et externes, le régiment Azov et les volontaires du Corps National sont en passe de retrouver leur importance d’antan et de renforcer leur légende en défendant avec acharnement Marioupol. Autrefois considérés comme des combattants d’élites, ces derniers sont désormais des martyrs.

Malgré l’appréhension des chancelleries occidentales au début de la guerre à vouloir soutenir certaines de ces formations appartenant ou provenant de l’ultra-nationalisme ukrainien, l’Ukraine est aujourd’hui dans son ensemble soutenu. Il ne s’agit plus de tergiverser sur la nature des combattants qui opèrent sur la ligne de front, mais bien de soutenir un peuple debout comme un seul homme qui lutte pour sa survie.

Mais cette guerre doit-elle pour autant nous faire oublier l’extrême droite ukrainienne ? Encore une fois nous répondons par la négative. La dénazification de l’Ukraine souhaitée par Vladimir Poutine a donné plus que raison au narratif ultra-nationaliste qui n’a eu de cesse de répéter que l’ennemi ne s’arrêterait pas au seul Donbass.

Bien qu’il soit encore difficile de prédire l’issue de ce conflit aux conséquences dramatiques pour l’Europe et le système international, il est fort à parier que, comme en 2014, l’extrême droite ressorte plus que jamais grandie. Galvanisée par ses actions héroïques, elles pourraient ainsi peser sur les orientations de l’Ukraine post-2022. Bien que ces ambitions risquent d’être appauvries du fait de la guerre et de ses conséquences, ces formations restent radicales et révolutionnaires.

Elles pourraient à terme consolider leurs bases de pouvoir, même localement. Qu’importe la défaite ou la victoire, la logique des après-guerres est similaire lorsqu’il s’agit de s’intéresser aux radicalités politiques. La peur, les blessures et la rancœur restent et demeurent des terrains fertiles pour celles-ci.


[1] Le nazisme est une idéologie théorisée et déployée entre 1920 et 1945.

[2] « We must secure the existence of our people and a future for white children ».

[3] Oleh Tyahnibok et Dmytro Iarosh candidats respectifs de l’Union Pan-Ukrainienne « Liberté » et du Secteur Droit n’ont obtenu que 1,2 et 0,7 % des voix lors de l’élection présidentielle de Mai 2014. D’autre part les candidats nationalistes n’obtiennent aux législatives du 26 octobre 2014 que 7 sièges.

[4] Respectivement les mouvements et partis : Union Pan-Ukrainienne « Liberté », Secteur Droit, Corps National, C14, UNA-UNSO et Congrès des Nationalistes Ukrainiens.

Adrien Nonjon

Historien, Doctorant au Centre de Recherches Europe(s) Eurasie de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales

Notes

[1] Le nazisme est une idéologie théorisée et déployée entre 1920 et 1945.

[2] « We must secure the existence of our people and a future for white children ».

[3] Oleh Tyahnibok et Dmytro Iarosh candidats respectifs de l’Union Pan-Ukrainienne « Liberté » et du Secteur Droit n’ont obtenu que 1,2 et 0,7 % des voix lors de l’élection présidentielle de Mai 2014. D’autre part les candidats nationalistes n’obtiennent aux législatives du 26 octobre 2014 que 7 sièges.

[4] Respectivement les mouvements et partis : Union Pan-Ukrainienne « Liberté », Secteur Droit, Corps National, C14, UNA-UNSO et Congrès des Nationalistes Ukrainiens.