écologie

Les déplacements de villages, une histoire sans fin ?

Architecte

Partout dans le monde, y compris en Europe, des villages ont été et sont toujours déplacés pour permettre le déploiement d’infrastructures polluantes, à la faveur de l’industrialisation. Depuis le début des années 2000, alors que la crise climatique aurait dû nous faire renoncer à ces opérations douloureuses, elle nous y ramène, certains territoires étant menacés de disparition par la montée des eaux, la pollution des sols… Pour rendre ces déplacements acceptables socialement, tirer les leçons des jurisprudences industrielles apparaît indispensable.

La capitale indonésienne, Jakarta, est en cours de déménagement sur l’île de Bornéo. La montée des eaux menace de submersion 40 % de son territoire. En plus de ce cas spectaculaire et dernièrement très médiatisé, de nombreux territoires habités sont d’ores et déjà contraints à la relocalisation du fait des bouleversements liés aux changements climatiques. Aux Fidji ou en Alaska, ces phénomènes provoquent des déplacements planifiés de plusieurs villages[1]. En Europe, comme ailleurs, l’érosion et la montée des eaux[2] posent la question de la relocalisation de certains territoires habités[3]. Mais, les précédents semblent rares face à une situation inédite.

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Pourtant, si la menace est nouvelle, les déplacements de villages eux ne le sont pas. Les précédents existent dans l’histoire industrielle du continent. En effet, depuis 1945, au moins un demi-millier de villages ont été intentionnellement détruits pour laisser place à des mines de charbon ou des lacs de barrage[4]. Parmi eux, une centaine de villages ont été reconstruits ailleurs, déplacés en dehors des zones d’exploitations ; donnant lieu à autant de projets de relocalisation de communautés entières. Ces déplacements de villages se poursuivent aujourd’hui, notamment en Allemagne. Afin de mieux saisir les enjeux des relocalisations liés au changement climatique, il convient de repositionner ces opérations dans une histoire plus large des déplacements planifiés de villages en Europe.

Glorieuses destructions, modestes reconstructions

Depuis le début du siècle dernier, des lacs de barrage et des mines de lignite nécessitent la destruction préalable de territoires habités. Après la Seconde Guerre mondiale, ces destructions intentionnelles prennent une ampleur inédite. En effet, l’augmentation de l’échelle des infrastructures de la Seconde Reconstruction implique une consommation d’espaces beaucoup plus importants et plus densément peuplés. Le discours du progrès écrase toute contestation à propos des barrages. Les mines, quant à elles, bénéficient d’un ancrage et d’une culture ancienne notamment en Allemagne où le lignite est considéré comme l’allié de toujours – celui qui offre l’emploi, qui permet le chauffage pendant la guerre et qui reste fiable, car non soumis aux fluctuations des marchés internationaux.

Dans la majorité des cas, les communautés expropriées bénéficient d’indemnisations financières et/ou de solutions de relogements au cas par cas. L’acceptabilité sociale de ces destructions est tiraillée entre la marche du progrès qui semble inexorable et l’attachement aux lieux. Le déracinement imposé est souvent un déchirement pour une partie de la population, mais dans un contexte d’exode rural généralisé, cela représente parfois aussi une opportunité de dépassement d’une condition paysanne souvent précaire au profit d’une condition périurbaine plus moderne.

Si les populations acceptent de partir, la question du devenir des cimetières pose néanmoins problème. Ils sont les premiers lieux qui nécessitent un déplacement hors zone d’exploitation[5]. La disparition des lieux de culte cristallise également les conflits, si bien que souvent, ils ne sont pas entièrement détruits, donnant lieu aux images de clochers qui émergent de l’eau que l’on connaît aujourd’hui[6]. Lorsque cette option n’est pas envisageable, les églises sont les premiers bâtiments à être reconstruits ailleurs[7], parfois même physiquement déplacés[8]. Dès 1950, des villages entiers sont relocalisés dans une volonté de préserver la communauté en plus de la mémoire. Les villages submergés sont plus importants qu’avant-guerre et leurs habitants possèdent une meilleure capacité d’organisation collective et de résistance (visibilité, force du nombre, contacts politiques, lien avec la capitale ou avec l’autorité religieuse…). La reconstruction ailleurs apparaît rapidement comme une solution acceptable de compensation et de résolution de conflit puisqu’elle permet de laisser plus de place aux questions de paysage, de mémoire ou d’héritage commun.

Le déplacement de village devient ainsi une réponse à la destruction intentionnelle, même s’ils ne sont pas pratiqués de manière homogène dans l’ensemble des pays. Les relocalisations doivent composer avec l’histoire, la culture et les politiques nationales. Ainsi, en RDA jusqu’à la chute du mur de Berlin, des centaines de villages sont intentionnellement détruits, ne serait-ce que dans le bassin minier de la Lusace[9], mais leur reconstruction ailleurs n’est jamais envisagée. Il en va de même au Portugal où des dizaines de villages sont submergés sans donner lieu à des reconstructions. À l’inverse, en RFA, les dizaines de villages détruits sont reconstruits de manière méthodique.

En France, la question de la relocalisation des villages sacrifiés se pose dès les années 1950[10], mais faute d’anticipation, les projets de déplacement échouent la plupart du temps. Enfin, dans l’Espagne franquiste, les relocalisations des nombreux villages submergés sont systématiques, puisqu’elles s’inscrivent dans une politique plus large de colonisation agricole du territoire. Le déplacement de village est un outil d’organisation du territoire à telle enseigne que même des villages non submergés, ou très partiellement, sont intentionnellement détruits et reconstruits ailleurs (Mequinenza en 1964, Domeño et Loriguilla en 1967). À partir des années 1970, avec la fin du modèle des villages de colonisation, les villages submergés ne sont plus reconstruits (Mediano en 1973) ou peinent à l’être (Canales en 1980, Aceredo en 1992).

Finalement, les déplacements de villages sont la résultante des contradictions qui caractérisent profondément les Trente Glorieuses : entre progrès et attachement, destruction et préservation, modernité et mémoire. Même si jusqu’en 1980, les premiers écrasent systématiquement les seconds.

Fin de siècle, fin de modèle

Dans les années 1980 s’opère un réel tournant, car les considérations sociales et humaines prennent le dessus sur celle du progrès.

C’est un phénomène mondial. Le barrage des Trois-Gorges en Chine amène des débats inédits concernant les conséquences humaines des projets de développement. La Banque Mondiale finance ses premières recherches sur les réinstallations de populations impactées par la construction de barrages[11]. À l’échelle continentale, la construction européenne, avec l’Europe des Douze en 1986 puis Maastricht en 1992, contraint les opérateurs et les États à des règles de prise en charge des populations de plus en plus strictes. La reconnaissance du préjudice est beaucoup plus importante à la fois par l’opérateur, les autorités et l’opinion publique. Les questions de préservation de la communauté, d’identité, de mémoire et de patrimoine sont priorisées. Ce changement de mentalité a une double conséquence. D’une part, les destructions planifiées de villages diminuent partout en Europe. Et d’autre part, lorsqu’elles surviennent, un plan de relocalisation des villages sacrifiés est systématiquement mis en œuvre. Le déplacement de village n’est plus seulement une réponse à la destruction, il en devient une condition.

En France, le tournant se fait autour de l’année 1982 avec l’ennoiement et la relocalisation de Naussac en Lozère. La rupture n’est pas des moindres puisque à partir de ce moment, plus aucun village ne sera détruit pour permettre la construction de barrages[12]. Le tournant Ibérique est plus tardif et moins radical. En Espagne, c’est le cas du barrage de Riaño, achevé en 1987 et qui submerge entièrement ou partiellement une dizaine de villages qui marque une rupture. Le projet paraît alors anachronique et les contestations sont très nombreuses. Le suicide d’un des habitants achève de placer la question humaine au centre des enjeux. Après cet épisode très douloureux, les destructions se poursuivent sur la péninsule, mais elles donneront lieu à des prises en charge et des compensations exceptionnelles. Les questions sociales et mémorielles deviennent prioritaires à Tiurana (un village espagnol submergé en 1999) et à Luz (un village portugais submergé en 2002), derniers villages ibériques sacrifiés.

Le tournant est-allemand est également tardif puisqu’il faut attendre 1989 pour voir le nombre de destructions diminuer. La chute du mur ne marque pas l’arrêt des destructions, mais l’adoption du modèle de « déplacement de village» largement éprouvé à l’ouest. Le village de Haidemuhl est alors relocalisé. L’Allemagne de l’Ouest, quant à elle, fait exception. Elle n’opère pas de tournant social et humain majeur puisque depuis 1945, elle organise systématiquement la reconstruction des villages détruits. De manière générale, jusqu’aux années 2000, ces pratiques font assez peu débat au sein de l’état fédéral, et ne dépassent presque jamais ses frontières. Chaque nouveau déplacement de village est perçu comme une curiosité outre-Rhin.

Mais à la veille du XXIe siècle, l’Allemagne est rattrapée par les questions environnementales.

Le paradoxe environnemental

À partir des années 2000, la conscience environnementale prend le dessus et, de manière surprenante, relance les déplacements de villages.

Premièrement, la dénucléarisation allemande qui débute, conduit à la redynamisation du secteur minier, et donc inexorablement à la destruction de nouveaux villages. Les déplacements de villages se multiplient et s’y poursuivent jusqu’à aujourd’hui à un rythme stupéfiant. Citons, sans être exhaustif, les villages en cours de relocalisation que sont Manheim (dont la destruction s’achèvera en 2022), Morschenich (dont la destruction est prévue pour 2024) et Keyenberg (dont la destruction est prévue pour 2026). Les succédanés[13] de ces trois villages sont déjà construits en dehors des zones d’exploitation, et pour partie habités.

Mais aujourd’hui, l’acceptabilité sociale n’est plus la même. Certains habitants résistent, assistés par des associations environnementales. Le débat sort enfin des limites de l’état fédéral, même si l’accent est encore très largement porté sur la nocivité et la pollution que ces mines génèrent, au détriment des destructions qui en sont aussi une condition inhérente. En raison notamment de cette diminution de l’acceptabilité, l’Allemagne s’est engagée à sortir du charbon d’ici 2038[14]. Si cet arrêt marquera la fin d’une centaine d’années de déplacement de villages, cette date implique également la poursuite des relocalisations pendant les quinze prochaines années.

Parallèlement, l’étude des bouleversements environnementaux nous met aujourd’hui face à la réalité de nouvelles destructions qui soulèvent à nouveau la question de la relocalisation des établissements humains. À l’instar de la mine, l’érosion provoque, sur une autre échelle de temps, la désagrégation du sol. À l’instar du lac des barrages, la montée des eaux provoque la submersion de certains territoires. En France, des communes sont d’ores et déjà confrontées à ces dangers. En 1999, la commune de Criel-sur-Mer, en Seine-Maritime, a dû procéder au rachat et à la démolition de dix maisons. À Ault, dans la Somme, l’érosion qui a déjà grignoté une partie du centre du village, au siècle dernier, s’accélère.

Face à cet état de fait, trois options émergent : ne rien faire, adapter les territoires menacés ou les relocaliser[15]. Les deux premières apparaissent de plus en plus illusoires sur le long terme au vu de l’ampleur du phénomène. S’il s’agit sans aucun doute de composer avec ces trois stratégies[16], la question du déplacement de certains territoires habités se pose de plus en plus fréquemment. Repositionner ces opérations dans une histoire du déplacement permet de les saisir dans toute leur complexité humaine. Tirer les leçons des jurisprudences industrielles semble indispensable, afin, le cas échéant, de gérer au mieux ces opérations qui seront malgré tout douloureuses.

Alors que les préoccupations environnementales auraient dû nous pousser à tourner le dos aux déplacements de villages, paradoxalement, elles nous y ramènent à nouveau. Dans un effet pervers, des villages ont été et sont toujours déplacés pour permettre le déploiement d’infrastructures polluantes. Aujourd’hui, leurs conséquences, notamment en terme de pollution provoquent déjà les déplacements d’autres territoires habités. Maigre lot de consolation, ces nouveaux déplacements bénéficieront sans aucun doute de l’expérience acquise partout en Europe en un siècle de relocalisations liées à l’industrie.

Le développement industriel nous laisse donc des dettes que nous ne saurions solder qu’en utilisant ses propres méthodes : planifier la destruction et le déplacement de centaines d’habitants. Comment le concevoir ? Cette question soulève inévitablement des problématiques d’acceptabilité sociale et de gestion financière et foncière ; mais plus généralement de faisabilité dans un contexte où la pénurie des ressources est un enjeu majeur.


[1] Voir Vunidogoloa aux Fidji et Shishmaref en Alaska.

[2] Voir Rapport du GIEC 2021.

[3] En France, le ministère de l’Écologie du Développement durable et de l’Énergie (MEDDE) a lancé un appel à projets auprès des collectivités locales pour expérimenter « la relocalisation des activités et des biens » entre 2012 et 2014.

[4] À ce jour, aucun état des lieux n’a été réalisé à l’échelle du continent, mais l’association environnementale Bund en dénombre 300 uniquement en Allemagne. Le demi-millier est atteint en y ajoutant l’ensemble des villages submergés par des lacs de barrages. Voir site de l’association Bund.

[5] Par exemple, en France, si en 1948 la mise en eau du barrage de Castillon provoque la submersion de la totalité du village éponyme, seul le cimetière sera déplacé sur les hauteurs.

[6] Voir les villages de La Muedra, Fayón et Santa Romà de Sau en Espagne ou encore Curon en Italie.

[7] En France par exemple, dans la vallée de la Dordogne, après la submersion du village de Nauzenac sous les eaux du barrage de l’Aigle en 1945, une nouvelle chapelle est reconstruite sur les hauteurs en 1949.

[8] Voir par exemple l’église à pans de bois de Nuisement, dans la Marne.

[9] Voir les Archiv Verschwundener Orte, à Horno.

[10] Avec les submersions de Tignes en 1952 et son contemporain Port-Dieu en 1951.

[11] Michael M. Cernea, Involuntary resettlement in development projects, The World Bank, 1988

[12] Gérard Guérit, La France des villages engloutis, Sutton Éditions, 2019

[13] Respectivement Manheim-Neu, Morschenisch-Neu et Keyenberg-Neu. Ils perdront leur suffixe de nouveauté une fois les villages originaux disparus. Dès lors, ces derniers prendront un préfixe d’ancienneté (Alt-…).

[14] Cécile Boutelet, « L’Allemagne va sortir du charbon en 2038 », Le Monde, 28 janvier 2019

[15] Thomas Beillouin, « Les stratégies d’aménagement à l’épreuve des aléas littoraux. L’épaisseur littorale : un paradigme émergent dans l’aménagement des territoires côtiers », thèse de doctorat, Université Paris-Est Sup, 2021

[16] Lucile Mineo-Kleiner et Catherine Meur-Ferec, « Relocaliser les enjeux exposés aux risques côtiers en France : points de vue des acteurs institutionnels », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, volume 16, numéro 2, 2016

Moussa Belkacem

Architecte, Doctorant à l'École d'architecture de la ville et des territoires de Paris-Est

Notes

[1] Voir Vunidogoloa aux Fidji et Shishmaref en Alaska.

[2] Voir Rapport du GIEC 2021.

[3] En France, le ministère de l’Écologie du Développement durable et de l’Énergie (MEDDE) a lancé un appel à projets auprès des collectivités locales pour expérimenter « la relocalisation des activités et des biens » entre 2012 et 2014.

[4] À ce jour, aucun état des lieux n’a été réalisé à l’échelle du continent, mais l’association environnementale Bund en dénombre 300 uniquement en Allemagne. Le demi-millier est atteint en y ajoutant l’ensemble des villages submergés par des lacs de barrages. Voir site de l’association Bund.

[5] Par exemple, en France, si en 1948 la mise en eau du barrage de Castillon provoque la submersion de la totalité du village éponyme, seul le cimetière sera déplacé sur les hauteurs.

[6] Voir les villages de La Muedra, Fayón et Santa Romà de Sau en Espagne ou encore Curon en Italie.

[7] En France par exemple, dans la vallée de la Dordogne, après la submersion du village de Nauzenac sous les eaux du barrage de l’Aigle en 1945, une nouvelle chapelle est reconstruite sur les hauteurs en 1949.

[8] Voir par exemple l’église à pans de bois de Nuisement, dans la Marne.

[9] Voir les Archiv Verschwundener Orte, à Horno.

[10] Avec les submersions de Tignes en 1952 et son contemporain Port-Dieu en 1951.

[11] Michael M. Cernea, Involuntary resettlement in development projects, The World Bank, 1988

[12] Gérard Guérit, La France des villages engloutis, Sutton Éditions, 2019

[13] Respectivement Manheim-Neu, Morschenisch-Neu et Keyenberg-Neu. Ils perdront leur suffixe de nouveauté une fois les villages originaux disparus. Dès lors, ces derniers prendront un préfixe d’ancienneté (Alt-…).

[14] Cécile Boutelet, « L’Allemagne va sortir du charbon en 2038 », Le Monde, 28 janvier 2019

[15] Thomas Beillouin, « Les stratégies d’aménagement à l’épreuve des aléas littoraux. L’épaisseur littorale : un paradigme émergent dans l’aménagement des territoires côtiers », thèse de doctorat, Université Paris-Est Sup, 2021

[16] Lucile Mineo-Kleiner et Catherine Meur-Ferec, « Relocaliser les enjeux exposés aux risques côtiers en France : points de vue des acteurs institutionnels », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, volume 16, numéro 2, 2016