Politique

Les fonctionnaires ont-ils encore leur mot à dire ?

Politiste

En mettant en avant l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques, la polémique « McKinsey » a soulevé un ensemble de questions sur la place et le rôle attendus des fonctionnaires : à qui revient la définition des politiques, des métiers, et la délimitation des organisations qui les emploient ? Placer le regard sur la formation des cadres intermédiaires de la fonction publique permet de comprendre comment ces fonctionnaires sont considérés comme le maillon indispensable d’une administration présentée comme faillible.

Hélène, consultante d’un cabinet de conseil du Grand Est, fait de l’administration publique son terrain de jeu. Comme une nouvelle Femme supérieure, l’héroïne toute balzacienne de Connemara[1] regarde avec désinvolture les mesquineries des Employés, englués dans des réformes managériales sans fondement, qui passent « leur temps à maquiller le chaos dont ils [sont] responsables en sophistications inaccessibles au profane ».

Elle ne voit dans ces organisations, où « la moindre singularité [devient] le prétexte à des tentatives d’arasement dignes des guerres puniques », que des « fragiles éco-systèmes » au sein desquels il semble aisé d’« acclimater […] les dernières créatures en date de la ménagerie néo-libérale ». À travers Hélène, l’écrivain Nicolas Mathieu met en récit le processus de fragilisation des administrations par les politiques de réformes qui amènent fusions, agencifications et re-hiérarchisation. Il narre comment ces reconfigurations ménagent in fine une place aux conseils des cabinets privés dans une vaine tentative de conférer un sens à ces organisations désœuvrées.

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Jusque-là peu documenté, ce phénomène a été mis en lumière par la polémique dite « McKinsey », née à la suite de la commission d’enquête sénatoriale sur l’influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques, rendu en mars 2022. Au-delà des querelles politiques, ce rapport a notamment soulevé la question du rôle et de la place des fonctionnaires dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques. A qui revient la définition des politiques, des métiers, et la délimitation des organisations qui emploient les fonctionnaires ? Dans un contexte où les administrations sont déstabilisées par des réformes incessantes, les fonctionnaires ont-ils encore leur mot à dire ?

Une façon de le savoir est de comprendre ce qui est concrètement attendu des fonctionnaires. Les écoles de service public offrent là un observatoire privilégié, puisqu’en tant qu’« activité constituante[2] », la formation donne à voir comment se définissent au concret le positionnement, les savoirs et les pratiques des agents dans l’État. C’est le cas des Instituts régionaux d’administration (IRA), qui forment depuis les années 1970 les attaché-e-s d’administration. Ni hauts fonctionnaires, ni personnel de guichet, ces cadres intermédiaires de la fonction publique se trouvent encastrés dans les hiérarchies administratives et sociales, au « milieu de l’État ».

Ils occupent des postes de contrôleur-euse de gestion dans une direction ministérielle, de chef-fe de service « fonctionnement » dans un service préfectoral, de gestionnaire dans un lycée : ils et elles peuplent les échelons inférieurs de la « catégorie A » de la fonction publique. Du fait de leur position spécifique dans les hiérarchies administratives, ces cadres se trouvent être des acteurs privilégiés des transformations managériales, qui précisément font bouger les lignes hiérarchiques en imposant des requalifications, des reclassements et des mobilités dans l’État.

Encadrés et encadrants, personnel de renfort et « manager »

Le travail de formation consiste justement à conférer à ces fonctionnaires un positionnement spécifique dans les administrations en réforme. Historiquement, dans les IRA, le mandat des attaché-e-s d’administration se trouve définit en fonction de celui des hauts fonctionnaires : les intervenants, le jury de classement, la direction des études produisent une vision hiérarchique de l’administration au sein de laquelle le cadre intermédiaire est investi du rôle de « personnel de renfort » de la haute fonction publique. Le fonctionnaire est avant tout défini comme un juriste, un technicien, qui se trouve enchâssé dans la division du travail administratif et dans le processus de délégation des tâches délaissées par les échelons supérieurs.

Ce mandat de « petite main » des hauts fonctionnaires se trouve néanmoins contesté par les enseignements en « management », qui apparaissent dans les formations au milieu des années 1980, avant de devenir hégémonique dans les années 2000. Parmi de multiples usages, le « management » tel qu’il est enseigné dans les IRA permet d’objectiver la séparation entre les « cadres » et ses subordonné-e-s (appelés les « B »).

En attestent par exemple les cours portant sur les entretiens d’évaluation que les attaché-é-s doivent mener annuellement avec les agents qu’ils encadrent. Cette pratique apparaît comme une façon de soutenir la figure du « cadre », autonome et déplaçant les lignes, servant un processus de différenciation vis-à-vis des fonctionnaires de catégorie B.

Mais former les fonctionnaires à de telles pratiques n’est pas vide de sens. Enseigner aux cadres intermédiaires les principes de l’entretien individuel, tels qu’ils sont valorisés politiquement, est une façon de placer au cœur du travail des fonctionnaires les notions d’objectifs et de productivité individuelle, dont pourrait ensuite dépendre les avancements.

Le fait que les IRA constituent un lieu d’incubation de ces propositions d’inspiration néo-managériale est tout à fait significatif du rôle que l’État souhaite donner à ses cadres intermédiaires : un agent subordonné à la haute fonction publique, mais également un « travailleur du management[3] », un agent en charge d’équipes, dont il faut gérer et évaluer la productivité.

Une double contrainte

Les cadres intermédiaires se trouvent ainsi en situation d’articuler les contraintes hiérarchiques. Leur travail consiste en un ajustement permanent entre des forces contraires qui proviennent du haut et du bas de la hiérarchie : d’un côté un « travail d’organisation[4] » permettant d’adapter aux formes de l’administration les directives des hauts fonctionnaires, et de l’autre une injonction à encadrer des individualités.

Ce travail d’ajustement, au moins depuis les années 2000, s’inscrit dans un contexte d’intensification des politiques de réformes administratives, en particulier des réformes budgétaires. Les attaché-e-s d’administration sont ainsi appelés à ajuster le sens global de la contrainte budgétaire, définie politiquement en haut de la hiérarchie de l’État, puis à l’incarner auprès des agents encadrés.

Dans ce processus de délégation des tâches, la contrainte budgétaire est technicisée, naturalisée puis dépolitisée. Quand elle parvient aux échelons intermédiaires, elle est rattachée à un règlement et non à des choix. Afin de garantir l’effectivité du fonctionnement de l’administration, le cadre intermédiaire se trouve en situation d’incarner cette gestion administrative de la contrainte budgétaire. Au « milieu de l’État », le cadre administratif représente le rouage indispensable des politiques managériales de réformes.

Les « VRP » de la réforme

Cette dépolitisation des choix budgétaires à l’échelon intermédiaire est d’autant plus opérante qu’elle s’inscrit dans un contexte considéré comme instable et mouvant. Dans les IRA, certains enseignements comme celui portant sur le « contrôle de gestion » présentent l’administration comme défaillante. La question de la rentabilité de certains services est explicitement posée par les intervenants, et la notion de service public a tendance à être interrogée dans une équivalence avec le privé. Tel qu’il est défini en formation, le mandat des cadres intermédiaires, dans leur dimension gestionnaire, consiste précisément à juger du caractère public ou non des services rendus, à l’aune de leur efficacité présumée.

Ainsi, un ensemble de services internes comme la cantine administrative, l’utilisation de logiciels ou les calculs des dépenses peuvent être délégués à des prestataires privés, et finalement des organigrammes, des procédures et des savoirs d’action publique peuvent être confiés à des entreprises de conseil.

L’État tel qu’il se présente aux élèves dans les enseignements est donc fragile, parfois inefficace, et donc perméable à la rentabilité et à « l’efficacité » du secteur privé. Dans cette administration ainsi modélisée, les futurs cadres se trouvent investis d’une mission réformatrice. Les réformes s’imposent à eux, mais cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas de rôle à jouer. Au contraire, les cadres intermédiaires sont mis en position de garde barrière, jugeant de la pertinence de faire remonter ou non telle donnée ; mais aussi de traducteur, modifiant telle proposition de réforme pour l’ajuster aux échelons intermédiaires, et faire preuve de « pédagogie de la réforme[5] » vis-à-vis des échelons inférieurs.

De ce fait, les écoles de formation, tels les IRA, apparaissent ainsi comme un lieu de formation non pas seulement à la réforme, mais pour la réforme. Comme l’indique un haut fonctionnaire en charge de la formation au ministère, « il faut armer nos fonctionnaires pour qu’ils puissent se préparer au changement […], plus ils sont formés, plus ils sont adaptables, flexibles[6] ».

On voit ici le glissement qui s’opère : la formation est considérée comme un instrument servant à fournir à l’État des agents modernisateurs dont il semble avoir besoin. Mais dans cette vision il ne s’agit pas de faire des attachés d’administration les nouveaux prescripteurs de réforme : il s’agit surtout de les mettre en capacité de comprendre les orientations de réforme, afin qu’ils puissent s’en faire le relai, et ainsi l’acclimater aux différents services de l’État.

Les cadres intermédiaires de l’administration sont modélisés, en formation, comme les chevilles ouvrières de la réforme. La formation constitue à cet égard un lieu de cadrage préalable des cadres intermédiaires par les hauts fonctionnaires, afin que ces derniers puissent s’assurer de leur loyauté dans la mise en œuvre des réformes.

L’administration en permanente mutation, un Far West pour le privé ?

Porter le regard sur les écoles de service public permet de mettre en évidence comment la fragilisation des administrations est travaillée dès la formation des fonctionnaires, pourtant considérée depuis Max Weber comme un des éléments constitutifs de la domination bureaucratique. Bien entendu, il ne faudrait pas rabattre sur ces écoles l’ensemble des transformations de l’État.

Et surtout il faut se garder d’analyser la formation de façon univoque, sans prendre en considération la variété des formes d’apprentissage et de socialisation qui s’y jouent, ainsi que la variation des appropriations individuelles par les élèves. Il n’en demeure pas moins que les écoles de service public, les IRA en particulier, se constituent progressivement en relai de la légitimation des savoirs néo-managériaux, que les fonctionnaires doivent ensuite porter dans l’administration.

Les cadres intermédiaires sont particulièrement ciblés par ce mouvement, du fait de leur position stratégique dans la hiérarchie administrative, à la fois proche des supérieurs, et en situation de gagner la confiance des équipes encadrées. L’administration qui se présente à eux, durant leur formation, mais aussi lors de leurs premiers postes, est une administration en permanente mutation, qui affiche de réelles difficultés budgétaires, manquant de moyens financiers et humains, limitée dans son action.

Ainsi modélisé, cet État semble nécessiter d’une béquille. Les savoirs néo-managériaux apparaissent dans ce contexte comme une solution robuste, dont peuvent se saisir les entreprises de conseil. Comme l’écrit Nicolas Mathieu, « les administrations faisaient elles aussi d’excellentes églises pour ces prêches revisités ».


[1] Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022.

[2] Philippe Bezes et Odile Join-Lambert, « Comment se font les administrations : analyser des activités administratives constituantes », Sociologie du travail, 52, 2, 2010, p. 133-150

[3] Valérie Boussard, Marie-Anne Dujarier, Ferruccio Ricciardi, Les travailleurs du management. Acteurs, dispositifs et politiques d’encadrement, Toulouse, Octarès, 2020.

[4] Gilbert De Terssac Gilbert et Karine Lalande, Du train à vapeur au TGV : sociologie du travail d’organisation, Presses universitaires de France, 2002.

[5] Vincent Gayon, Benjamin Lemoine, « Pédagogie économique », Genèses, 2013/4 (n° 93), p. 2-7

[6] Directeur général des personnels au ministère de l’Éducation nationale, entretien.

Olivier Quéré

Politiste, Chercheur au laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE) de l'Université de Strasbourg

Notes

[1] Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022.

[2] Philippe Bezes et Odile Join-Lambert, « Comment se font les administrations : analyser des activités administratives constituantes », Sociologie du travail, 52, 2, 2010, p. 133-150

[3] Valérie Boussard, Marie-Anne Dujarier, Ferruccio Ricciardi, Les travailleurs du management. Acteurs, dispositifs et politiques d’encadrement, Toulouse, Octarès, 2020.

[4] Gilbert De Terssac Gilbert et Karine Lalande, Du train à vapeur au TGV : sociologie du travail d’organisation, Presses universitaires de France, 2002.

[5] Vincent Gayon, Benjamin Lemoine, « Pédagogie économique », Genèses, 2013/4 (n° 93), p. 2-7

[6] Directeur général des personnels au ministère de l’Éducation nationale, entretien.