International

Mourir à la frontière

Sociologue, Anthropologue

Les décès de migrants dans la Manche et en Méditerranée choquent et font régulièrement l’actualité, sans toutefois susciter de remise en cause des politiques migratoires. Mais si nombre de migrants meurent à la frontière, d’autres meurent du fait de la frontière, révélant ainsi la vulnérabilité qui caractérise souvent les vies de celles et ceux qui l’ont traversée. Le continuum de la frontière affecte les migrants, bouleverse leur rapport à la mort, et contribue à transformer les sociétés d’accueil et d’origine.

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Depuis le début des années 2000, plus de 38 000 décès sont survenus aux frontières de l’Europe, principalement en Méditerranée, mais aussi dans la Manche où un naufrage a coûté la vie à 27 personnes en novembre 2021. Si ces décès choquent et font régulièrement l’actualité, ils ne suscitent aucune remise en cause des politiques migratoires et s’intègrent progressivement dans une macabre routine, qui rappelle que les frontières – lieu par excellence de la souveraineté des États – sont aussi le lieu de l’exercice de la violence intrinsèque à cette souveraineté.

Mais si nombre de migrants meurent à la frontière, d’autres meurent du fait de la frontière, révélant ainsi la vulnérabilité qui caractérise souvent les vies de celles et ceux qui l’ont traversée. C’est ainsi que la Covid-19 a provoqué un nombre disproportionné de décès parmi les populations migrantes : entre mars et avril 2020, soit au cœur de la première vague de la pandémie en France, l’augmentation des décès a été deux fois plus forte parmi les personnes nées à l’étranger[1].

Toutes les sociétés ressentent le besoin de donner un sens à la mort : les défunts disparaissent physiquement, mais restent symboliquement présents parmi les vivants, grâce à des rituels qui établissent une continuité entre passé et présent, entre les ancêtres et les générations à venir, et qui sont donc aux fondements mêmes des communautés humaines. À cet égard, la mort exacerbe l’expérience de la migration[2] : elle survient dans l’entre-deux de la frontière et met fin à des existences transnationales, aux appartenances multiples ; en affectant des proches dispersés entre pays de départ et de destination, elle s’accompagne de dynamiques socioculturelles complexes, à la fois intimes et collectives, personnelles et politiques[3].

Financé par l’Institut Convergence Migrations, le projet Morts Covid en Migration dont est issu cet article s’attache à comprendre l’expérience de la mort en migration, dans un contexte de double cris


[1] Marie Gaille, Philippe Terral, Philippe Askenazy, Regis Aubry, Henri Bergeron, et al., « Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19. Enjeux et formes de la recherche. » [Rapport de recherche] Centre National de la Recherche Scientifique, Université Toulouse III – Paul Sabatier, 2020.

[2] Lisa Anteby-Yemini, « Mourir en migration », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°144, 2018, p. 131-154.

[3] Françoise Lestage, « Comment les cadavres des migrants sont devenus des objets sociologiques. Notes sur quelques travaux en sciences humaines et sociales (2012-2018) », Critique internationale, vol. 83, no. 2, 2019, pp. 193-203.

[4] Michel Agier, Gérer les indésirables, Paris, Flammarion, 2008

[5] Sylvain Papon, Isabelle Robert-Bobée, « Une hausse des décès deux fois plus forte pour les personnes nées à l’étranger que pour celles nées en France en mars-avril 2020 », INSEE Focus, n°198, juillet 2020.

[6] D’après l’Enquête nationale sur l’épidémie du Covid-19.

[7] Carolina Kobelinsky, « Les morts aux frontières de l’Espagne : trajectoire des corps et pratiques locales », dans Catherine Wihtol de Wenden, Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Migrations en Méditerranée, CNRS Éditions, p.191-201, 2015.

[8] Léa Baron, « Migrants : des morts sans sépulture ? », TV5 Monde, 24 avril 2015

[9] Claudine Attias-Donfut, François-Charles Wolff. « Le lieu d’enterrement des personnes nées hors de France », Population, vol. 60, no. 5-6, 2005, p. 813-836.

[10] Françoise Lestage, « Entre Mexique et États-Unis : la chaîne entrepreneuriale de la mort des migrants », Revue européenne des migrations internationales, vol. 28, n°3, 2012, p.71-88.

[11] Thierry Baubet, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, « Santé mentale des migrants : des blessures invisibles », La Revue du praticien, juin 2019.

Antoine Pécoud

Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université Sorbonne Paris Nord et fellow de l’Institut Convergences Migrations

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky

Anthropologue, Psychologue, professeure à l’Inalco, directrice de l'Institut Convergences Migrations

Rayonnages

SociétéMigrations

Notes

[1] Marie Gaille, Philippe Terral, Philippe Askenazy, Regis Aubry, Henri Bergeron, et al., « Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19. Enjeux et formes de la recherche. » [Rapport de recherche] Centre National de la Recherche Scientifique, Université Toulouse III – Paul Sabatier, 2020.

[2] Lisa Anteby-Yemini, « Mourir en migration », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°144, 2018, p. 131-154.

[3] Françoise Lestage, « Comment les cadavres des migrants sont devenus des objets sociologiques. Notes sur quelques travaux en sciences humaines et sociales (2012-2018) », Critique internationale, vol. 83, no. 2, 2019, pp. 193-203.

[4] Michel Agier, Gérer les indésirables, Paris, Flammarion, 2008

[5] Sylvain Papon, Isabelle Robert-Bobée, « Une hausse des décès deux fois plus forte pour les personnes nées à l’étranger que pour celles nées en France en mars-avril 2020 », INSEE Focus, n°198, juillet 2020.

[6] D’après l’Enquête nationale sur l’épidémie du Covid-19.

[7] Carolina Kobelinsky, « Les morts aux frontières de l’Espagne : trajectoire des corps et pratiques locales », dans Catherine Wihtol de Wenden, Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Migrations en Méditerranée, CNRS Éditions, p.191-201, 2015.

[8] Léa Baron, « Migrants : des morts sans sépulture ? », TV5 Monde, 24 avril 2015

[9] Claudine Attias-Donfut, François-Charles Wolff. « Le lieu d’enterrement des personnes nées hors de France », Population, vol. 60, no. 5-6, 2005, p. 813-836.

[10] Françoise Lestage, « Entre Mexique et États-Unis : la chaîne entrepreneuriale de la mort des migrants », Revue européenne des migrations internationales, vol. 28, n°3, 2012, p.71-88.

[11] Thierry Baubet, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, « Santé mentale des migrants : des blessures invisibles », La Revue du praticien, juin 2019.