Société

Et pourtant elles restent… Ce qui fait tenir les aides-soignantes

Sociologue, Sociologue

Horaires décalés, journées découpées, temps partiel, bas salaires, intensité et la répétitivité des tâches, isolement professionnel, charges physique et psychique : comment comprendre que des jeunes femmes puissent encore vouloir s’investir dans les métiers du care ? En examinant de près les formes nouvelles du paternalisme en milieu rural.

Face à la pénurie de soignants qui met à mal le fonctionnement des hôpitaux, Emmanuel Macron a lancé le 31 mai dernier une « mission flash » visant notamment à diagnostiquer les difficultés rencontrées par les services d’urgence. Auparavant, la crise sanitaire de la Covid-19 avait déjà médiatisé les difficultés d’attraction et de fidélisation dans les métiers de la santé. Plus récemment, le scandale ORPEA a encore souligné l’importance du turn-over et de l’usure professionnelle précoce des aides-soignants en EHPAD, en lien avec une politique de réduction des coûts dans les établissements et de dégradation des conditions de travail.

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À regarder de près le travail réel des aides-soignants, marqué par les horaires décalés, les journées découpées, le temps partiel, les bas salaires, l’intensité et la répétitivité des tâches, l’isolement professionnel mais encore les charges physique et psychique, l’énigme à résoudre semble finalement moins de savoir pourquoi ces métiers n’attirent pas ou plus mais plutôt de comprendre comment ils peuvent encore et malgré tout produire de nouvelles recrues.

Les données de la DREES montrent que ces difficultés de recrutement ne sont pas nouvelles et indiquent ainsi que les candidats au concours d’entrée dans les formations d’aide-soignant ont diminué de plus de 40 % depuis 2014. Face à cet état de fait, les gouvernements successifs ont multiplié les initiatives. Après la suppression du concours d’entrée en décembre 2020, l’arrêté du 10 juin 2021 vise à faciliter l’accès aux Instituts de Formation d’Aides-Soignants, par la mise en place de deux sessions de rentrée (septembre et janvier), l’augmentation du nombre de places (+10 000 à la rentrée 2021), mais aussi l’évolution des référentiels de formation et de certification, reconnaissant de nouvelles compétences aux aides-soignants, mais aussi leur accordant, par le décret du 23 juillet 2021, une autonomie vis-à-vis des infirmiers dans la réalisation de certains actes de soins.

À la suite du Segur de la Santé, la carrière des aides-soignants fait également l’objet d’une revalorisation par la création du corps des aides-soignants classé en catégorie B et le rehaussement des salaires, de 1 532 € mensuels nets à 1 760 € mensuels nets à l’issue de la première année dans le métier, et de 2 303 € mensuels nets à 2 954 € mensuels nets en fin de carrière (décrets du 29 septembre 2021). Plus récemment encore, le ministère des Solidarités et de la Santé a visé explicitement les jeunes via la diffusion de clips vidéos intitulés : « Les métiers du soin et de l’accompagnement recrutent ».

Cette campagne déployée le 21 mars 2022 concerne quatre professions (les aides-soignants, les infirmiers, les éducateurs spécialisés et les accompagnants éducatifs et sociaux) et entend inciter les jeunes en formation mais aussi les adultes en reconversion à s’orienter vers ces métiers « insuffisamment considérés » mais « essentiels à notre système de santé » comme l’argumente le dossier de presse.

Une enquête sociologique réalisée entre 2017 et 2018 auprès de jeunes femmes résidant dans des territoires ruraux[1] a donné à voir les logiques d’accès aux emplois du soin (aide-soignante et aide à domicile), qui constituent une part importante du travail féminin dans les campagnes, et d’attribution de sens à des engagements durables dans des postes pourtant marqués par la pénibilité.

Les vocations nombreuses pour les carrières du soin des jeunes femmes rencontrées tiennent d’abord au rôle de l’offre scolaire des campagnes et des petites villes, marquée par le poids important des filières sanitaires. Les spécialités du service à la personne sont ainsi sur-représentées au sein des diplômes professionnels dans les établissements ruraux. Ces formations s’imposent dès lors comme un destin normal pour des jeunes filles résidant à proximité de chez leurs parents et souvent habituées depuis l’enfance à s’occuper de leur fratrie ou de leurs grands-parents.

Elles ont ainsi pu développer non seulement des compétences ajustées au domaine du care (patience, empathie, écoute, disponibilité, etc.) mais aussi sont inscrites dans un système localisé d’assistance qui constitue une aptitude repérée et souhaitée par les organismes de formation. Ensuite, dans les premières années d’activité professionnelle, les jeunes femmes se situent à un moment de leur cycle de vie où les contraintes de la maternité ne pèsent pas encore sur elles et qui leur permet de faire avec des plannings décalés et changeants, mais aussi de pouvoir assumer les contraintes physiques (port de charges lourdes) et psychiques (gestion de l’intimité des patients) importantes.

Du fait du poids important des petites structures et de l’indépendance, l’exercice du travail dans les métiers du soin et des services aux personnes est marqué par l’isolement professionnel et la faiblesse des collectifs de travail. Dès lors, l’engagement professionnel dans ces métiers tient moins au sentiment d’appartenance à une équipe ou à un groupe de collègues qu’aux relations interpersonnelles tissées avec la patientèle ou la clientèle. Ce qui se joue dans la relation de service, que l’on se situe en structure collective (ÉHPAD) ou au domicile, va en effet au-delà d’un simple échange marchand (assistance ménagère, aide à la toilette, etc.).

L’arrêt de l’activité ou la démission sont dès lors rendus difficiles par une forme d’obligation morale qui lie les jeunes femmes à leurs patients ou leurs clients.

Une aide-soignante en ÉHPAD, ayant un temps souhaité travailler auprès des enfants, apprécie désormais de travailler avec des personnes âgées car « elles ont un vécu, une histoire à nous raconter et ça apporte beaucoup. » Le dévouement et l’altruisme des jeunes femmes, qui sont souvent au fondement de leur vocation, se trouvent récompensés par des formes de rétributions symboliques (discussions, expériences partagées, histoires racontées, etc.). Une forme d’engagement moral relie ces jeunes femmes à leur clientèle ou patientèle. Ces métiers reposent ainsi à la fois sur une forme de dévouement de la part des professionnelles mais aussi de confiance qui les engagent, parce qu’elles ont accès à des territoires matériels, physiques ou psychiques de l’ordre du privé.

Partant, elles sont tenues par un principe de discrétion. Une autre aide-soignante en CHU évoque ainsi ce rapport particulier avec le patient, où elle se trouve à recevoir dans le même temps qu’elle donne : « [Pendant les toilettes, le patient] se livre plus à nous donc c’est plus intéressant. C’est le côté du métier qui est super, parce qu’il se livre à toi ». Une aide-soignante à domicile en ADMR (Aide à domicile en milieu rural) dans le Sud Vendée décrit ce qu’elle apprécie dans son métier : « Il y a le côté soin, aider les gens, être près… chez eux… près d’eux, pardon. Chez eux, enfin… Du coup c’est une relation assez forte, il faut que les gens aient confiance. On va quand même dans leur intimité. Donc du coup c’est vachement enrichissant. Moi j’aime beaucoup. Et puis des fois on est leur seule visite de la journée. »

Ces professionnelles du care ne prennent pas seulement en charge les besoins de leurs patients ou leurs clients, mais aussi parfois toute leur situation de dépendance. Au-delà du seul travail émotionnel que ces relations de service impliquent, les jeunes femmes se trouvent prises dans des rapports de confiance et de loyauté. L’arrêt de l’activité ou la démission sont dès lors rendus difficiles par une forme d’obligation morale qui lie les jeunes femmes à leurs patients ou leurs clients.

Une aide à domicile en chèque emploi-service dans le Sud Vendée s’est ainsi trouvée très embarrassée vis-à-vis de ses clients lorsqu’elle a eu un accident de voiture qui l’a contrainte à mettre un terme, au moins provisoirement, à ses prestations. Elle s’est alors sentie obligée de trouver une solution : « je suis une personne très professionnelle : j’ai trouvé une remplaçante pour chaque client ». Ce qu’elle présente comme l’expression d’un professionnalisme trouve une part d’explication dans les relations d’interdépendance créées par les interactions du care.

Le mélange des genres entre l’activité professionnelle et les pratiques personnelles de soutien et de présence auprès des membres âgés de la parenté contribuent encore à brouiller les lignes entre ce qui relève d’une prestation marchande de service et ce qui est vécu comme l’expression d’une solidarité intergénérationnelle. Une autre aide-soignante à l’ADMR évoque ainsi les relations privilégiées qu’elle a avec ses grands-mères, et ce depuis toute petite : « quand j’étais toute petite, j’adorais être avec mes grands-mères, leur faire des tout petits bouts de pansements, être auprès d’elles, les emmener avec ma maman au marché, enfin vraiment être toujours auprès d’elles. »

La proximité géographique facilite dans le même temps qu’elle provoque cette solidarité familiale, comme en témoigne la présentation qu’elle fait du voisinage de la maison de sa mère, où elle est revenue vivre après son abandon en BTS Services en espace rural : « En face, c’est de la famille, là-bas, c’est ma grand-mère. Au bout de l’allée c’est ma grand-mère. » Elle poursuit : « Moi si je suis à rien faire, je vais voir mes grands-mères, c’est pas possible. Il faut toujours que j’aie quelque chose à faire, que je bouge, que j’apporte mon aide. Toujours en activité. » Le hameau où elle réside est relativement excentré du bourg de 3 000 habitants auquel il est rattaché (nord des Deux-Sèvres) et constitue une forme de village dans le village, composé presqu’exclusivement de membres d’une même famille.

Son temps libre se mêle à son temps professionnel et les frontières entre les deux univers sont très poreuses. Alors qu’elle s’apprête à s’inscrire dans une formation pour passer le diplôme d’État d’aide-soignant, se pose la question de la conciliation de ses études et de son contrat avec l’ADMR, pour ne pas laisser ses patients : « [Mon travail] ça va être deux-trois fois par semaine le matin donc ça va. Je peux faire mes petites toilettes le matin pendant une heure, une heure et demi. » Le lien établi avec les « clientes » dépasse ainsi la relation strictement professionnelle et le dévouement qu’elle éprouve à leur égard est de nature quasiment filiale.

Les dispositifs d’insertion viennent encore renforcer l’engagement moral des jeunes femmes dans les métiers du soin en les plaçant en situation de redevabilité vis-à-vis de leur employeur.

La fidélité aux grands-mères de travail est comparable à celle aux grands-mères de sang. Ces « affaires de famille » qui brouillent les relations de parenté et les relations professionnelles se retrouvent également chez une autre jeune femme, lorsqu’elle a repris une formation pour devenir Assistante de vie aux familles et qu’elle a été contrainte d’arrêter de travailler pour la personne handicapée dont elle s’occupait jusqu’alors. Plutôt que d’abandonner complètement son client, elle le « confie » à sa mère, qui prend la suite de sa fille, justifiant : « au moins c’est dans ma famille ».

Au final, on comprend comment l’intrication des sphères personnelles et professionnelles contribue à toujours plus inscrire les jeunes femmes des métiers du care dans le tissu local et à fonder des liens d’interdépendance difficiles à rompre. On saisit également comment l’entrée dans les professions du soin constitue le direct prolongement d’une socialisation où la solidarité collective au sein de la parentèle est érigée en norme. Plus encore, on voit comment la familiarisation précoce à l’intimité d’autres personnes (grands-mères le plus souvent) procure des ressources pour l’accès aux professions sanitaires et participe d’orientations professionnelles vécues comme des vocations naturelles.

Les dispositifs d’insertion viennent encore renforcer l’engagement moral des jeunes femmes dans les métiers du soin en les plaçant en situation de redevabilité vis-à-vis de leur employeur, notamment via l’accès à des contrats aidés, assez développés dans les territoires ruraux. C’est le cas pour une jeune femme à qui la mission locale propose un contrat d’avenir de trois ans d’aide-soignante dans une maison de retraite à la suite de différents remplacements et contrats courts. S’engage alors une trajectoire de stabilisation dans l’emploi qui lui permet d’accéder à une qualification et à un statut de fonctionnaire par l’entremise de la formation financée par son employeur, mais qui la lie aussi de manière durable à son poste.

Son directeur a également prévu de lui payer une préparation aux concours de la fonction publique, afin de lui garantir ses chances de réussite. Ce parcours de stabilisation satisfait les deux parties : le directeur s’assure l’attachement de l’employée et bénéficie d’aides financières substantielles quand l’employée s’assure de la pérennité de son poste. Les missions locales et les agences d’intérim œuvrent aussi à la loyauté de leurs intérimaires, en même temps qu’elles travaillent à satisfaire les employeurs locaux, leurs clients, à la recherche des contrats temporaires.

À 26 ans, une autre jeune femme s’estime relativement stabilisée dans l’emploi depuis un an en tant qu’aide-soignante intérimaire, statut pour lequel elle a opté sur les conseils de collègues lorsqu’elle était encore auxiliaire de vie. Inscrite dans une agence spécialisée dans les professions de santé, elle déclare obtenir des missions régulières et souvent longues. En plus de pouvoir choisir ses horaires et d’organiser comme elle l’entend ses périodes de repos, elle estime avoir ainsi la possibilité d’échapper aux dysfonctionnements de certaines structures.

Confirmée dans son sentiment de relative liberté, elle se sent redevable de son agence d’intérim qui lui a financé une formation à Paris intitulée « gérer son stress face à l’agressivité des patients » et minore d’autres difficultés de l’intérim qui affleurent néanmoins au cours de l’entretien : difficulté d’intégrer une équipe déjà constituée ; difficulté de rejoindre des « collègues » « fatiguées » par le « sous-effectif » et la standardisation du métier ; difficulté de devoir travailler en l’absence d’une infirmière censée donner les consignes ; difficulté de ne pas voir pris en charge son congé maternité, etc.

Ces éléments donnent ainsi à voir les formes nouvelles du paternalisme en milieu rural et explique encore comment des secteurs d’emploi où la pénibilité (cadences, horaires, charge physique et mentale, faible salaire) freine les vocations et suscite les démissions, parviennent malgré tout à pourvoir des postes et à retenir des employées.

 

NDLR : Sophie Orange et Fanny Renard ont récemment publié Des femmes qui tiennent la campagne chez La Dispute.


[1] Sophie Orange, Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne, Paris, La Dispute, 2022.

Sophie Orange

Sociologue, Maîtresse de conférences en sociologie à l'Université de Nantes

Fanny Renard

Sociologue , Maîtresse de conférences à l'Université de Poitiers et chercheuse au GRESCO

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Par

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Notes

[1] Sophie Orange, Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne, Paris, La Dispute, 2022.