Le financement du terrorisme via le versement de rançons
Le 5 mai 2021, le journaliste français Olivier Dubois a annoncé avoir été kidnappé par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), une organisation terroriste affiliée à Al-Qaïda. Le 13 mars 2022, dans une vidéo non authentifiée, il a demandé au gouvernement français de « continuer à faire son possible » pour sa libération. Depuis le début de l’enlèvement, le quai d’Orsay est resté silencieux, assurant qu’en ce domaine « la discrétion est une condition essentielle de l’efficacité de l’action de l’État ». Dans le respect des exigences de confidentialité qui s’imposent effectivement dans le cadre du traitement de cet enlèvement, cet article a pour objet d’exposer la façon dont procède traditionnellement la France lorsqu’elle est confrontée à ce type de situation.
Depuis le début du XXIe siècle, les enlèvements contre rançon prospèrent dans des régions où l’État peine à affirmer son autorité à la suite d’interventions militaires extérieures (Irak, Syrie, Sahel…). La déstabilisation politique provoquée par ces interventions favorise l’essor de groupes autonomes qui prennent le contrôle politique et militaire de ces régions. En raison des actes dont ils sont responsables (destructions massives, enlèvements, atteintes à l’intégrité physique des personnes), certains d’entre eux sont inscrits sur la liste des organisations terroristes établies par un Comité du Conseil de sécurité des Nations unies. L’inscription sur ces listes permet, en particulier, de lutter contre le financement de ces organisations en gelant leurs avoirs. Afin de continuer à se financer, les organisations concernées sont obligées de contourner ces mesures en privilégiant des activités permettant de récolter de l’argent liquide.
Sans être étayée par des preuves formelles, la duplicité de la position française est largement relayée par les médias.
Aux côtés des appels au don et du racket, l’enlèvement contre rançon devient, pour reprendre les termes d’un cadre de l’une de ces organisations, « un commerce rentable et un trésor précieux ». Des articles de presse ont évoqué l’apparition d’une « bourse des otages », sur laquelle la valeur d’un captif est calculée en fonction de la somme que l’État dont celui-ci est ressortissant serait prêt à payer ou laisser payer contre sa remise en liberté. Incontestablement, les cours de cette bourse ont augmenté. Alors qu’en 2003 le montant moyen des rançons demandées contre la libération d’un otage occidental était de 200 000 dollars, depuis 2015 il s’élèverait à plus de 10 millions de dollars. Les Français figurent parmi les nationalités étrangères qui sont les plus enlevées.
Le mode opératoire est éprouvé. Une personne circulant dans une zone à risque est repérée. Elle est interceptée par des criminels locaux qui le revendent à une organisation terroriste qui, bien souvent, les a missionnés en amont. Après l’avoir conduite dans un endroit tenu secret, les terroristes gardent le silence durant plusieurs semaines. Ils envoient ensuite une preuve de vie de l’otage par le biais d’une vidéo, dans laquelle celui-ci exprime les revendications de l’organisation. Une négociation s’engage ensuite avec l’État et l’entourage professionnel ou personnel du captif par le biais de nombreux intermédiaires. Si un accord est trouvé, la victime est relâchée après l’obtention des contreparties demandées. En l’absence d’accord, cette dernière est mise à mort dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux.
Lorsque ces enlèvements visent des ressortissants français, que leur issue soit heureuse ou tragique, les autorités nationales affichent une position très ferme. Elles refuseraient de verser ou de laisser verser des contreparties financières aux groupes à l’origine d’un enlèvement. Sans être étayée par des preuves formelles, la duplicité de la position française est largement relayée par les médias. Officiellement, à l’instar de la plupart de ses alliés dans la lutte contre le terrorisme, elle ne paye pas de rançon. La réponse officieuse, systématiquement démentie, est tout aussi connue. Lorsque la planification d’une opération de sauvetage est jugée difficile, la France peut aussi verser ou laisser verser des contreparties à une organisation terroriste afin d’obtenir la libération d’un otage.
En première analyse, le cadre juridique dans lequel elle inscrit son action apparaît pourtant hostile au versement de toute contrepartie financière. Dans l’ordre juridique international, la France s’est notamment associée à l’adoption de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies qui prescrivent aux États d’empêcher le financement du terrorisme par le biais du versement de rançons. Dans l’ordre juridique interne, l’article 421-2-2 du code pénal, qui incrimine le financement du terrorisme, peut servir de fondement à la poursuite de personnes ayant versé ou ayant eu l’intention de verser une rançon à un groupe terroriste contre la libération d’un otage.
En considération de ce cadre juridique, l’État français peut occasionnellement proposer, en lieu et place du versement d’une contrepartie financière, des contreparties politiques comme la libération de prisonniers. Le 27 juillet 1990, par exemple, le président de la République François Mitterrand a gracié cinq individus condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité en échange de la libération des derniers otages français détenus au Liban.
En dehors de ce cas particulier, plusieurs stratégies peuvent permettre à la France de dissimuler une transaction financière avec un groupe terroriste.
La première consiste à verser ou laisser verser la rançon à un groupe dont l’intention terroriste n’est pas retenue. À l’instar du droit international, le droit français retient une définition imprécise du terrorisme. Au sens de l’article 421-1 du code pénal, il s’agit d’une « entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». En considération de cette définition, certains enlèvements sont revendiqués par des organisations qui ne sont pas considérées comme terroristes. Le 11 avril 2008, ce serait en échange d’une rançon versée avec l’appui des forces de l’ordre françaises que l’équipage du Ponant, un navire battant pavillon français se trouvant immobilisé dans les mers somaliennes, aurait été libéré. Des recherches ont pourtant mis en lumière les liens unissant ces pirates et les Shebabs, un groupe considéré comme terroriste, par exemple, par le Conseil de l’Union européenne.
Lorsque l’intention terroriste de l’organisation qui revendique l’enlèvement ne fait aucun doute, la France peut également charger un autre membre de la communauté internationale de verser la rançon. Des États comme le Cameroun, le Mali, le Nigeria ou le Qatar auraient déjà procédé à ce type d’opération, quitte à ce qu’elle donne lieu, dans un second temps, au versement d’une compensation implicite au titre de l’aide au développement. En l’absence d’État disposé à payer la rançon, la France doit s’efforcer de dissimuler le versement, et ce, qu’il provienne de fonds privés ou qu’il soit prélevé directement sur le budget de l’État.
Dans l’ordre juridique interne, les actions engagées contre les personnes et institutions soupçonnées d’avoir versé une rançon ont peu de chances d’aboutir.
Dans le premier cas, la mise à contribution de particuliers ou d’entreprises est parfois implicitement révélée au moment de la libération des otages, lorsque le chef de l’État ou le ministre des Affaires étrangères déclare, par exemple, qu’« aucun argent public n’a été versé ». Dans les cas où aucune personne ou institution privée ne peut ou ne veut verser la somme exigée contre la libération d’un otage, les ressources publiques peuvent être directement mises à contribution. Afin que le versement ne soit pas révélé, les sommes seraient prélevées sur les fonds spéciaux mis à la disposition du gouvernement, dont la spécificité est qu’ils échappent aux procédures de contrôle parlementaire traditionnelles. Dans la mesure où ils relèvent des « sujets à caractère secret concernant la défense nationale et la sécurité intérieure ou extérieure de l’État », ces fonds ne sont pas soumis au principe de spécialité budgétaire. Cela signifie que le Parlement se borne à voter, tous les ans, le montant global de ces crédits (environ 70 millions d’euros par an).
Si l’État français ne peut faire taire les rumeurs alimentées par la libération d’un otage sans recours à la force, il a les moyens de se prémunir contre les tentatives de mise en cause de sa responsabilité ou de celles des personnes impliquées dans le versement de rançons. Sur la scène internationale, les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies interdisant le versement de rançon aux organisations terroristes sont censées s’imposer à la France. En sa qualité de membre permanent de ce conseil, toutefois, cette dernière dispose d’un droit de veto lui permettant de s’opposer au prononcé d’une sanction qui irait à l’encontre de ses intérêts.
À n’en pas douter, la France n’hésiterait pas à l’utiliser si la question du prononcé d’une sanction venait un jour à être posée. Dans l’ordre juridique interne, les actions engagées contre les personnes et institutions soupçonnées d’avoir versé une rançon ont peu de chances d’aboutir. Dans l’hypothèse où il existerait des preuves tangibles d’un financement occulte, l’article 122-7 du code pénal se présente comme de nature à fonder une décision de classement sans suite ou d’acquittement. Aux termes de cette disposition, en effet, est déclarée pénalement irresponsable la personne qui, « face à un danger actuel ou imminent qui menace [autrui,] accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ». Sous réserve que la menace ne soit pas fictive, le paiement d’une rançon est considéré comme constituant un acte nécessaire pour protéger la vie d’un individu otage d’une organisation terroriste.
En définitive, le cadre juridique applicable aux enlèvements contre rançon revendiqués par des organisations terroristes a été conçu de façon à permettre à la France, lorsqu’elle le juge nécessaire, de verser ou laisser verser une contrepartie financière quand cette opération est motivée par la volonté de préserver l’intégrité physique d’un captif. C’est le sens de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège le droit à la vie de toute personne. À ce titre, et à l’instar de chaque État partie à cette Convention, la France doit « adopter une attitude active en vue de protéger la vie des personnes relevant de sa juridiction ».
S’agissant de la situation du journaliste Olivier Dubois, dernier Français officiellement retenu en otage par une organisation terroriste, la nomination d’un nouveau gouvernement n’est-elle pas l’occasion d’interroger la ligne de conduite de l’État qui aboutit à décider, dans des conditions opaques, si un ressortissant français mérite ou non d’être libéré contre le versement d’une rançon ? Précisément parce que la réponse à cette question ne peut être que politique, sans doute mériterait-elle d’être débattue, à tout le moins, devant le Sénat et l’Assemblée nationale nouvellement composée.