Société

Inégalités territoriales d’accès à l’IVG : qu’en est-il en France ?

Démographe, Sociologue, Démographe et sociologue

S’agissant de l’IVG, il y a le droit et il y a l’accès au droit. En France, les disparités de l’offre, en termes de proximité géographique, du lieu de soins – à l’hôpital, en cabinet ou à domicile –, des méthodes proposées, des professionnel·les habilité·es et disponibles, altèrent la qualité des soins et les possibilités de choix pour les personnes qui en ont besoin.

Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a infirmé l’arrêt Roe v. Wade. Cette jurisprudence, adoptée en 1973, garantissait aux femmes dans tous les États le droit d’avorter, en laissant cependant chacun d’eux légiférer sur les conditions d’accès à l’avortement. Ce droit était déjà fortement entravé dans de nombreux États, mais depuis ce 24 juin, 26 des 50 États ont déjà ou vont probablement faire voter une loi pour l’interdire. Ce recul dramatique et inédit du droit des femmes à disposer de leur corps met sévèrement en danger leur santé. L’avortement étant un besoin de santé primaire nécessaire, ces interdictions ne font que renforcer les inégalités sociales et territoriales d’accès et les vulnérabilités sociales préexistantes.

publicité

Un tel scénario semble peu probable en France aujourd’hui et le projet d’inscription de ce droit dans la Constitution en serait une nouvelle preuve. Cependant, dans la pratique, la question des inégalités entre États d’accès à l’avortement aux États-Unis résonne pour partie avec la situation française. Les inégalités territoriales d’accès à l’avortement ne sont pas l’apanage des pays où il est interdit. La loi française permet depuis 1975 d’interrompre une grossesse mais, aujourd’hui encore, l’accès à ce soin varie fortement entre les territoires. Ainsi, les disparités de l’offre, aussi bien en termes de types de lieu, de proximité géographique, de méthodes et de professionnel·les habilité·es et disponibles, altèrent la qualité des soins et les possibilités de choix pour les personnes qui en ont besoin.

Un recours à l’IVG plus important chez les jeunes adultes, et plus restreint dans le nord de la France que dans le sud

En France, d’après les dernières données disponibles, on estime qu’un tiers des femmes aura recours à l’avortement au cours de sa vie. Chaque année cela représente autour de 200 000 IVG. La grande majorité de ces avortements concerne des femmes plutôt jeunes : en 2020, plus de la moitié des femmes ayant interrompu une grossesse dans l’année ont moins de 29 ans, les deux tiers ont moins de 32 ans, et les trois quarts ont moins de 34 ans. Par contre, l’avortement chez les moins de 18 ans (âge de la majorité) est peu fréquent et n’a cessé de diminuer ces dernières années. Les situations affectives, conjugales et professionnelles des personnes qui ont recours à l’avortement sont très diverses, et ce soin concerne tous les milieux sociaux. Les études montrent par ailleurs que les barrières à l’accès à l’avortement sont d’autant plus fortes que les personnes sont précaires, éloignées des structures de soins.

Mais au-delà de ces inégalités sociales, on observe aussi que le recours à l’avortement est variable sur le territoire national : en 2020, le département présentant le plus faible taux de recours est la Mayenne (8,8 ‰) et le plus élevé est le Var (22,4 ‰). Les DROM sont également des territoires où le taux de recours est relativement élevé, au-dessus de 20 ‰ pour une moyenne nationale de 15,4 ‰ femmes en âge d’avoir une grossesse (15 à 49 ans). On observe notamment une séparation assez nette entre la partie nord du territoire hexagonal, où le taux de recours à l’IVG est nettement plus faible que la moyenne nationale, et le sud de la France, notamment la côte méditerranéenne et la Corse, où le taux de recours est au contraire au-dessus de la moyenne nationale, tout comme la région parisienne et ses départements limitrophes.

Cette variation du taux de recours selon les territoires ne peut s’expliquer uniquement par des critères démographiques, elle traduit plutôt des réalités hétérogènes sur le terrain, à la fois en termes de normes et de pratiques sociales, politiques et médicales, alors même que le cadre légal est identique sur l’ensemble du territoire.

Un élargissement du droit et des modalités d’accès à l’IVG depuis 1975

Depuis la loi Veil (loi n° 75-17 du 17 janvier 1975) qui posa la première pierre du cadre législatif actuel de l’IVG, puis la loi Pelletier (loi n° 79-1204 du 31 décembre 1979) qui l’a pérennisé, plusieurs modifications législatives ont été adoptées. Ces mesures ont permis d’élargir le cadre législatif et de diversifier les méthodes, les lieux et les professionnel·les qui peuvent procurer ce soin, tout en protégeant légalement ce droit reproductif.

D’une part, l’accessibilité de l’IVG a été renforcée. Le délai légal a été allongé à deux reprises : de 12 semaines d’aménorrhée en 1975, il est passé à 14 en 2001 puis à 16 en 2022. Par ailleurs, les méthodes d’avortement et les lieux de soins ont été diversifiés : les médecins ne pouvaient pratiquer que des avortements par méthode chirurgicale, puis la mise sur le marché du RU 489 en 1989 a permis de développer l’avortement médicamenteux. D’abord pratiquée uniquement à l’hôpital et jusqu’à 9 semaines d’aménorrhée, cette méthode a pu être utilisée en cabinet de ville de gynécologues jusqu’à 7 semaines à partir de 2001 (loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001), puis également chez un généraliste depuis 2004, en Centre de planification et d’éducation à la sexualité (CPEF) et en Centre de santé depuis 2009, et en téléconsultation depuis 2020. Enfin, les sages-femmes peuvent pratiquer des IVG médicamenteuses en ville depuis 2016, et chirurgicales à l’hôpital depuis 2022 (loi n° 2022-295 du 2 mars 2022). Enfin, pour que le coût économique de l’IVG ne soit un frein, l’Assurance Maladie rembourse l’IVG (quelle que soit la méthode) à hauteur de 70 % dès 1982, puis de 100 % depuis 2013. Depuis 2016, ce sont tous les soins liés à l’IVG qui sont totalement pris en charge.

D’autre part, le cadre législatif est devenu beaucoup moins contraignant que dans la première mouture de la loi. L’accès à ce soin n’est plus conditionné, ce qui permet d’améliorer l’autonomie et le respect de la décision des personnes en demande. Ainsi, le délai de réflexion de sept jours, imposé en 1975 puis assoupli en 1979 (dans certaines situations seulement), est totalement supprimé en 2016. La consultation psychosociale, obligatoire depuis 1975, devient facultative pour les majeur·es en 2001, et la même année, les mineur·es peuvent avorter sans l’autorisation de leurs parents. Enfin, la notion de « détresse » est supprimée de la loi en 2014.

Enfin, un délit d’entrave à l’IVG est mis en place en 1993 permettant de condamner les pratiques visant à empêcher le recours ou l’accès à l’avortement. Il est étendu aux informations anti-avortement en 2004 et à Internet en 2017. Pour autant, une clause de conscience à laquelle peuvent se référer les professionnel·les qui refusent de pratiquer des avortements reste une spécificité exclusive à cet acte et est toujours en vigueur depuis 1975. Malgré des effets délétères dénoncés régulièrement par les acteur·rices de terrain et la société civile, les propositions de loi visant à supprimer cette clause de conscience n’ont toujours pas été adoptées par le Parlement.

La transformation de l’offre de soins : des acteurs s’éclipsent, d’autres apparaissent

Depuis 20 ans, on assiste à une réduction du nombre d’établissements réalisant des IVG. Entre 2007 et 2017, 70 centres pratiquant l’IVG ont fermé. Ce mouvement se poursuit encore, et on constate également la fermeture de maternités auxquelles les centres IVG sont souvent intégrés : entre 2000 et 2017, la part des femmes en âge d’avoir une grossesse résidant à plus de 30 minutes d’une maternité a augmenté d’un tiers. Ce sont notamment les établissements privés lucratifs qui ont cessé de pratiquer des IVG, désengagement certainement amplifié par la faible rentabilité des IVG. Ainsi, en 2020, ils pratiquent 5 % des IVG contre un tiers en 2001. Les petits centres ont également été très touchés. Dans les territoires ruraux en particulier, ces fermetures mettent à mal la confidentialité de l’acte, notamment pour les mineur·es qui ne peuvent utiliser de voiture seul·es. Par exemple, 19 ans après la fermeture du centre IVG de Moissac (Tarn-et-Garonne), les habitant·es de la région doivent encore aller jusqu’à Montauban (25 km) pour accéder à l’IVG chirurgicale.

La diminution de l’offre de soins à l’hôpital est renforcée par l’importance croissante de la part des IVG réalisées en ville. Les praticien·nes de ville pallient un manque d’offre en établissement sans pouvoir proposer toutes les méthodes. Les sages-femmes ont pris en charge un quart de ces IVG en 2020 alors même que la pratique ne leur a été ouverte que quatre ans plus tôt. Cette tendance a été amplifiée pendant la crise sanitaire, notamment du fait de la mobilisation du personnel et des moyens de l’hôpital pour le Covid-19, et des adaptations législatives mises en place en urgence suite à la demande des acteurs de terrain (allongement du délai pour les IVG médicamenteuses en ville et autorisation de la téléconsultation).

Les disparités de méthodes entre les territoires : un révélateur d’inégalités face au choix

La concentration des IVG dans quelques établissements va souvent de pair avec une spécialisation dans certaines méthodes, engendrant une limitation du choix des femmes, voire parfois une imposition de la méthode comme souligné par les publications du ministère de la Santé. On observe une augmentation de la part des IVG médicamenteuses depuis leur autorisation en 1989 : en 1997, elles représentaient 20 % des IVG, 43 % en 2005 et 72 % en 2020. La diminution de la part des IVG chirurgicales s’explique aussi par leur moindre rentabilité : elles nécessitent plus de matériel et de personnel. La possibilité de choisir la méthode n’est ainsi pas toujours garantie.

L’offre est très hétérogène selon les départements : en 2020, la part des IVG chirurgicales à l’hôpital varie entre 7 et 61 %, celle des IVG médicamenteuses à l’hôpital entre 21 et 82 %, et celle des IVG médicamenteuses en ville entre 2 et 60 %. Cette hétérogénéité s’observe aussi entre les professionnel·les qui réalisent des IVG, notamment pour les sages-femmes, qui pratiquent entre 1 et 33 % des IVG.

Concernant les IVG chirurgicales, des variations territoriales existent également pour ce qui est du type d’anesthésie. En 2020, dans 12 départements, l’ensemble de ces IVG étaient pratiquées sous anesthésie générale seulement : les femmes n’ont pas eu le choix du type d’anesthésie, alors même que les anesthésies locales réduisent les effets secondaires, la durée d’hospitalisation, et donc permettent une plus grande confidentialité de l’IVG. La réticence à effectuer des avortements sous anesthésie locale peut s’expliquer par leur moindre rentabilité et la nécessité de disposer de salles blanches, c’est-à-dire une salle d’intervention hors bloc opératoire.

Cette variation territoriale se double d’une variation saisonnière. En effet, la moyenne mensuelle des avortements est très fortement dépendante de la disponibilité des soignant·es. Ainsi, les périodes de congés, notamment estivaux, sont des périodes où l’accès à l’IVG est très tendu et pendant lesquelles une baisse très importante des IVG a lieu, obligeant à garder la grossesse plus longtemps avant une prise en charge.

L’accès à l’IVG est donc hétérogène en ce qui concerne les méthodes et les professionnel·les habilité·es. Les IVG pratiquées en ville prennent le relai du secteur hospitalier, notamment en cas de crise. La fragilisation de l’hôpital public en cours depuis de nombreuses années, ainsi que la faible valeur symbolique et économique de l’acte abortif, mettent à mal, dans la pratique, la constitution de réels réseaux de professionnel·les et la pérennisation de lieux où pratiquer des avortements.

L’allongement du délai à 16 semaines et l’ouverture de la pratique des IVG chirurgicales aux sages-femmes ne sont pas encore effectifs sur l’ensemble du territoire : des moyens matériels, humains et administratifs doivent être alloués pour que l’offre légale de soins existe dans la pratique, pour tou·tes et en tout lieu. De manière générale, tout élargissement légal suppose d’intégrer pleinement l’IVG et les évolutions de sa prise en charge à la formation initiale et continue des soignant·es.

La très forte diminution des IVG chirurgicales au profit des médicamenteuses, exacerbée dans certains départements, traduit des inégalités en termes de choix disponibles. La réalisation quasi exclusive des opérations par anesthésie générale sur certains territoires est également un indicateur de ces inégalités. Par ailleurs, la précarisation croissante de la société a des effets sur l’offre de soins et sur les choix en matière de santé sexuelle et reproductive, y compris sur le recours et l’accès à l’avortement. Il est d’autant plus important de garantir un véritable choix des méthodes : médicamenteuse ou chirurgicale, par anesthésie locale ou générale, à l’hôpital, dans un cabinet ou chez soi, et quelle que soit la période de l’année.

NDA : Les résultats présentés sont issus des bulletins statistiques et des données de santé (publications disponibles ou traitements par les autrices).


Justine Chaput

Démographe, Doctorante à l'INED et à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Clémence Bracq

Sociologue

Magali Mazuy

Démographe et sociologue, Responsable des données nationales relatives à l'avortement à l'INED

Mots-clés

IVG