International

Yémen : d’inquiétantes dynamiques identitaires

Journaliste, Politiste

Au Yémen, au-delà du quotidien d’une société encore en guerre, les défis liés à la reconstruction sont énormes et la pacification encore bien illusoire. La guerre, moment de basculement des référents identitaires, a exacerbé des lignes de fracture – religieuse, entre le Nord et le Sud du pays et entre les « groupes de statut » – qui se trouvent instrumentalisées, réifiées et idéologisées par le pouvoir politique.

La guerre au Yémen est indéniablement entrée dans une phase encourageante depuis le début du printemps 2022. La trêve annoncée en avril, renouvelée deux mois plus tard, ainsi que les changements institutionnels qui ont entrainé la démission du président Abdrabbo Mansour Hadi, « roi nu » depuis plus de sept ans, sont autant de signaux positifs[1]. Ceux-ci étaient espérés depuis longtemps mais chacun décrivait le conflit autant comme « caché » et « oublié » que comme « figé » et « enlisé ».

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Depuis avril, jamais l’accalmie n’avait tant duré, laissant enfin les civils souffler à l’abri des bombardements autrefois permanents, et tenter de gérer les affres de la crise économique et l’inflation des denrées alimentaires aggravée par la situation en Ukraine. Quoi qu’il advienne, le conflit yéménite débuté le 26 mars 2015 a déjà fait 400 000 morts selon l’ONU et détruit une proportion très significative des infrastructures qu’elles soient routières, éducatives, médicales, agricoles ou industrielles. Environ 60 % des 30 millions d’habitants continuent ainsi à dépendre de l’aide humanitaire internationale pour leur survie.

Au-delà du quotidien d’une société encore en guerre, les défis liés à la reconstruction sont énormes et la pacification est encore bien illusoire. Cette dernière l’est d’autant plus qu’elle se fonde sur un non-dit lié à la non-reconnaissance par les acteurs comme les observateurs et diplomates de la transformation des enjeux identitaires favorisée par le conflit. À rebours de l’histoire du Yémen contemporain, la confessionnalisation ainsi qu’une logique d’ethnicisation portées par les partis en conflit risquent bien de peser lourd dans les années à venir. Y résister commence par en comprendre les mécanismes.

Dualismes yéménites

Écrire sur le Yémen à destination de non-spécialistes impose une variété de détours tant cette société se distingue, y compris à l’échelle du Moyen-Orient. La trajectoire historique autant que la géographie montagneuse ont en effet imprimé leurs marques, donnant naissance à quelques spécificités qui continuent à faire sens sur le plan politique et sont à même de déboussoler jusqu’aux connaisseurs de la région eux-mêmes, ainsi que les voisins arabes du Yémen. Dès lors, ce dernier bouleverse bien des cadres de compréhension ailleurs mobilisés pour analyser les sociétés : référents religieux, rôle des continuités historiques, poids des idéologies et lignes de fractures sociales internes.

La structure identitaire au Yémen est notamment marquée par une série de dualismes qui ne se recoupent que partiellement. Par exemple, celui lié à l’histoire politique entre le Nord du pays et le Sud est autant endogène qu’hérité de l’histoire coloniale et de la guerre froide. La trajectoire d’Aden, port britannique jusqu’en 1967, puis l’expérience socialiste (unique dans le monde arabe) et le processus d’unification déçue de 1990 ont ancré des symboles et référents distincts dans les deux parties du pays. Ceux-ci ont été remobilisés au Sud au sein d’un puissant mouvement sécessionniste[2] qui s’est progressivement structuré et a gagné des soutiens régionaux au fil du conflit actuel. La question sudiste constitue une variable fondamentale qui est aujourd’hui intégrée dans les discussions de paix. La perspective d’un État centralisé, entrainant la marginalisation de fait du Sud et d’Aden, notamment pour des raisons démographiques, est dès lors devenue peu réaliste.

Une deuxième ligne de fracture est pour sa part lié à la question religieuse. La population yéménite, uniformément musulmane (la minorité juive a été exilée entre les années 1950 et les premières années du nouveau millénaire, mettant fin à une présence ancienne et un réservoir fantasmé de traditions[3]), se répartit à peu près équitablement entre deux branches : le chaféisme, présent au Nord comme Sud, est une branche traditionnelle du sunnisme ; le zaydisme, présent essentiellement dans les hautes terres du Nord avec Sanaa comme cœur, est une branche spécifique du chiisme, distincte donc du chiisme duodécimain iranien, irakien ou libanais. Le zaydisme a structuré pendant plus d’un millénaire l’histoire politique du Yémen à travers l’institution politique et religieuse de l’imamat qui régna sur tout ou partie des régions du nord-ouest jusqu’à la révolution républicaine de 1962.

Ces deux dualismes ou lignes de fracture sont connus de celles et ceux qui sont familiers du Yémen. Elles ont été largement instrumentalisées par le pouvoir politique qui a engagé des processus de convergence à travers la constitution d’un Yémen unifié au sortir de la guerre froide, et la mise en avant (au Nord confronté au pluralisme religieux, puis dans l’ensemble du pays) d’une identité musulmane générique qui a eu pour effet d’occulter les spécificités doctrinales du zaydisme[4]. La guerre actuelle, par bien des aspects, s’est structurée autour d’une réaction à ces deux processus certes officiellement portés par le pouvoir républicain, mais très imparfaitement mis en pratique et appliqués en usant de formes de violence. Ces deux principes n’ont en effet pas effacé des types de domination politique et symbolique du Nord sur le Sud, et la marginalisation du zaydisme.

Dans les années 2000, la relance de la question sudiste mais aussi l’émergence du mouvement dit-houthiste, du nom de ses leaders successifs, a témoigné de la centralité des dualismes identitaires dans la structuration du paysage politique mais aussi guerrier. Les houthistes ont en effet donné naissance à un mouvement armé qui s’est opposé au pouvoir de 2004 à 2010 lors des « guerres de Saada[5] », et parvenait à mobiliser autour d’une opposition au processus de convergence religieuse, équivalent de leur point de vue à une « sunnisation », guidée tant par l’influence du salafisme que des Frères musulmans. Ils tentaient dès lors de donner une incarnation politique à une dynamique de renaissance zaydite.

Si le « printemps yéménite » de 2011 et la conférence de dialogue nationale lancée en 2013 à la suite de la chute du Président Ali Abdallah Saleh avaient tenté de régler ces deux questions, le conflit débuté en 2015 n’a fait qu’accentuer la fragmentation politique, quitte à faire du principe d’une division du Yémen une solution crédible aux yeux de beaucoup d’acteurs. Les affrontements armés ont aussi généré une inquiétante polarisation confessionnelle, renvoyant les violences à une logique d’affrontement entre sunnites et chiites, « important » un modèle relativement répandu dans les conflits au Moyen-Orient.

Cette grille de lecture a notamment été portée par les acteurs islamistes sunnites yéménites, les jihadistes en particulier, mais aussi par certains acteurs du champ religieux officiel saoudien qui n’ont cessé de lier l’implication de leur armée au Yémen à une lutte historique contre le chiisme perse[6]. Par ailleurs, les houthistes eux-mêmes, progressivement parvenus à s’imposer au cœur du jeu politique et militaire, jusqu’à prendre le contrôle de la capitale en septembre 2014 et à évincer le président Hadi, ont joué une partition très importante en la matière. Leur renaissance du zaydisme a impliqué un rapprochement manifeste avec la doctrine religieuse du chiisme duodécimain et une alliance avec l’Iran révolutionnaire, venant directement bouleverser les équilibres identitaires traditionnels.

Depuis mars 2015, l’intervention militaire de la coalition emmenée par l’Arabie saoudite contre les houthistes, avec l’objectif officiel de rétablir le pouvoir légitime à Sanaa, n’a fait qu’accentuer la pertinence de cette lecture confessionnelle. Dans le même temps, le soutien apporté par les Émirats arabes unis, pourtant membres de la coalition, au mouvement sudiste a sapé les prétentions du gouvernement légitime d’exercer la souveraineté sur l’ensemble du territoire, encourageant le maintien du dualisme hérité de l’histoire. Ces deux fragmentations se trouvent ainsi au centre des préoccupations de celles et ceux qui sont en quête d’une solution pacifique et durable au conflit actuel.

La fragmentation latente

Il est un troisième dualisme yéménite, davantage latent, qui a trouvé à se réinventer dans le contexte de la guerre. Moins souvent invoqué dans les analyses sur le Yémen contemporain car s’appuyant sur de subtiles dimensions historiques et généalogiques, il constitue pourtant un « sous-texte » fondamental pour comprendre la profondeur de la polarisation identitaire. Il porte aussi en lui un ferment de redéfinition des frontières de la nation yéménite et, par-là, recèle un potentiel de violence nouveau, appuyé sur une base quasi-ethnique.

Davantage qu’en classes sociales, la structure de la société yéménite traditionnelle (cela est plus vrai encore au Nord qu’au Sud) se scinde peu ou prou autour de ce que l’anthropologue Franck Mermier a décrit au Yémen comme des « groupes de statut »[7]. Ces derniers sont relativement figés et définissent une fonction professionnelle et une place dans la hiérarchie sociale. Ils se fondent sur une généalogie largement mythifiée. Les deux groupes archétypaux en sont d’un côté les tribus, majoritaires, et de l’autre la catégorie des descendants du Prophète Mohammed, appelés hachémites ou sada, dont la proportion dans la population demeure l’objet de bien des débats mais qui reste de toute évidence minoritaire et inéquitablement répartie.

Les premiers, dont l’ancrage territorial au Yémen s’inscrit dans une histoire longue marquée par une forte continuité géographique, se revendiquent (il y a certes des exceptions) d’un ancêtre commun Qahtan, lui-même descendant du Prophète Houd. Dans la mythologie arabe, les descendants de Qahtan incarnent une forme de pureté, incarnée dans les territoires des royaumes antiques du Yémen actuel dont le plus fameux est celui de Saba. Il est fréquent aujourd’hui de voir les chefs tribaux présenter un arbre généalogique qui leur permet de remonter jusqu’à Qahtan (dont on trouve une trace épigraphique, en tant que nom de tribu au Ier siècle).

Les seconds, hachémites, appartiennent à une forme de noblesse. Leur connexion directe avec la famille du Prophète leur offre une préséance (nombreux ont été les souverains musulmans à s’en revendiquer jusqu’à l’ère contemporaine, des rois du Maroc à ceux de Jordanie, en passant par l’Ayatollah Khomeini) qui est autant religieuse que politique. Le zaydisme réserve ainsi aux sada la fonction suprême d’imam, monarque au Nord jusqu’en 1962.

Or, les hachémites trouvent leur origine mythique dans une généalogie distincte de celle des tribus qahtanites. Ils sont en effet issus d’Adnan, l’ancêtre mythique des Arabes du nord. Selon l’histoire islamique du Yémen, les sada seraient arrivés à la fin du IXe siècle afin d’user de leur prestige pour régler des conflits tribaux entre qahtanites. Ils auraient alors pris souche, bénéficiant d’un statut particulier de protection par les tribus et préservant leurs lignages, notamment à travers des stratégies matrimoniales. Tiers minoritaires, ils incarnent donc une figure ambivalente : ils ne sont certes pas pleinement originaires du territoire yéménite et pourtant représentent, par leur incarnation du pouvoir et des traditions, une essence nationale, face aux autres sociétés de la région.

Chez les voisins, tant Omanais que Saoudiens, les descendants du Prophète ont ainsi vu depuis longtemps leur rôle relégué. La place de cette catégorie, particulièrement au Nord, mais aussi par exemple dans la région orientale du Hadramaout ou au sein des influentes confréries soufies sunnites, constitue dès lors une singularité yéménite. Telles les familles de la noblesse française, les familles de sada portent un nom généralement identifiable et aussi des pratiques d’entre-soi qui perdurent dans l’époque contemporaine dans le contexte de leur marginalisation politique à compter des années 1960 (tant au Nord dans le cadre républicain, qu’au Sud du fait de l’idéologie socialiste).

La dynamique engagée par les houthistes au cours de la décennie 2000[8] puis, de façon plus appuyée, dès lors qu’ils ont pris le pouvoir par les armes à Sanaa en 2014 s’apparente à une forme de restauration concrète. Si le retour à la forme ancienne de l’imamat zaydite n’est jamais envisagé, leur exercice du pouvoir a imposé une transformation des équilibres. En effet, la famille al-Houthi, représentée par le leader charismatique du mouvement Abdulmalik mais aussi son cousin Muhammad, un temps de facto chef de l’État, porte haut son statut hachémite. Par sa pratique de gouvernement, elle a de façon évidente favorisé l’arrivée de leurs semblables aux manettes dans l’administration et l’armée. En dehors de Mahdi al-Mashat, actuel détenteur de la fonction largement honorifique de chef de l’État houthiste, l’origine hachémite des dirigeants, mais aussi par exemple des négociateurs de ce camp, apparait comme systématique.

En 2021, le proto-État qu’ils contrôlent – mais n’est pas reconnu par la communauté internationale bien qu’ayant autorité sur environ les deux tiers des Yéménites – annonçait la mise en place d’une taxe spécifique (le khums) dont une part des revenus serait versée aux hachémites. À travers les slogans et références à l’histoire islamique et au chiisme, mais aussi une nouvelle iconographie et martyrologie, la place des descendants du Prophète est constamment mise en avant[9]. Une telle logique est couplée à un discours nationaliste qui prétend que le pouvoir houthiste constitue un rempart contre l’agression étrangère. L’action armée de l’Arabie saoudite (dont les dirigeants, non hachémites, sont considérés comme illégitimes) œuvre ainsi contre les musulmans, pour les intérêts des États-Unis et d’Israël.

Ce que la guerre fait aux identités

La revanche des descendants du Prophète favorise le déploiement d’un ressentiment chez une part de ceux qui ne partagent pas leur généalogie et s’estiment l’objet de discriminations. La préséance politique, religieuse et symbolique qui est accordée aux familles hachémites donne ainsi lieu à une réaction qu’il ne faudrait pas négliger. Celle-ci est d’autant plus profonde que les houthistes ont, avec un savoir-faire à bien des égards contre-intuitif, réussi à prendre possession des leviers institutionnels, développant aussi un État policier implacable et fortement idéologisé.

Elle est d’autant plus ancrée qu’elle s’inscrit dans un contexte de grande violence armée dans laquelle les oppositions et inimitiés sont instrumentalisées, réifiées et idéologisées, y compris par des acteurs régionaux. La guerre constitue un moment de basculement des référents identitaires. La confessionnalisation de l’Irak au cours des vingt dernières années dans le contexte de la guerre lancée par les États-Unis en 2003, puis la répression du soulèvement syrien depuis 2011 illustrent ces processus largement étudiés par la sociologie politique au Moyen-Orient, notamment les travaux de Fanar Haddad ou de Laurence Louër.

En contexte yéménite, la réaction parmi les opposants et ennemis des houthistes s’incarne en particulier dans un mouvement qui s’est autodénommé al-Aqyal, présent sous la forme d’une association et d’un groupe intellectuel très actif depuis 2017, en particulier via les réseaux sociaux[10]. Le nom fait référence aux descendants des royaumes pré-islamiques et donc à une mythologie proprement qahtanite projetée comme singulièrement yéménite. Se noue ici une représentation ambivalente et réinventée de la nation qui est puissante dans la mesure où elle renvoie à des figures et événements anciens tant liés à l’histoire antique qu’à celle de l’Islam, venant délégitimer la prétention des hachémites à représenter le Yémen. Elle fonde aussi une logique ethnique, voire raciste, parfois dénoncée par des intellectuels inquiets de voir leur société ainsi se polariser[11].

Les représentations activées par les intellectuels d’al-Aqyal évoquent volontiers l’opposition entre les « autochtones » (al-sukan al-asliyin) et les « importés » (al-mutawaridin), vocable utilisé pour désigner les hachémites. L’une des figures du mouvement, Sam al-Ghubari, développe longuement son argumentation dans un ouvrage intitulé Le Yémen, c’est mon pays dans lequel il fait notamment référence aux connexions ontologiques entre la branche hachémite qui est arrivée au Yémen au Moyen-âge depuis les rives de la mer Caspienne et l’identité perse.

Il explique également combien la présence des « envahisseurs » hachémites au Yémen fait couler le sang depuis un millénaire. Kamel al-Khawdani, issu d’un milieu modeste met en avant, dans ses interventions sur les réseaux sociaux, la rupture avec l’idéal républicain que provoque la solidarité entre les familles hachémites et ce qu’il décrit comme leur racisme, voire leur « colonisation ». Dans ce cadre, les figures politiques qui, tout en étant d’origine hachémites ont pu jouer un rôle dans l’affirmation du projet républicain depuis les années 1960 se voit délégitimées ou décrites comme de simples « agents infiltrés » dont les réelles intentions seraient hostiles à la nation yéménite authentique.

Dès lors, de nouveaux symboles sont valorisés tel l’ibex qui est présent dans l’iconographie des royaumes antiques du Yémen. Le 22 janvier a ainsi été désigné par les membres d’al-Aqyal « Journée de l’ibex yéménite », organisant une cérémonie au cours de laquelle est portée dans les rues une paire de cornes de ce type de bouquetin. Ceci permet de réactiver un néopaganisme qui n’est pas sans similitude avec les cérémonies spirituelles d’extrême droite en Europe faisant appel aux druides ou vikings. Les partisans d’al-Aqyal emploient aussi comme signe distinctif, par exemple dans leurs pseudonymes sur internet, l’alphabet sudarabique utilisé jusqu’à l’avènement de l’islam au Yémen.

Il n’est sans doute pas fortuit qu’un nombre important des figures du mouvement réside en Arabie saoudite et déploie ses activités sans souci dans un environnement où les activités politiques sont par ailleurs très surveillées, voire réprimées. La logique que déploient les militants d’al-Aqyal n’entre pas en contradiction avec les discours officiels saoudiens et s’inscrit dans une propagande qui cherche à délégitimer le pouvoir des houthistes et à souligner leurs liens avec la politique étrangère iranienne. L’idéologie d’al-Aqyal s’articule enfin avec le discours islamiste sunnite. Le salafisme en particulier s’est constitué autour d’un rejet des hiérarchies traditionnelles religieuses qui valorisaient fréquemment les hachémites.

Il avait pu constituer une forme de revanche sociale et a donc trouvé, parmi les populations marginalisées, un certain écho. Parmi les initiateurs d’al-Aqyal, l’ancien vice-président et chef militaire Ali Muhsin (démis de ses fonctions en avril 2022) a de longue date joué un rôle dans la construction idéologique d’une hostilité aux hachémites. Dès le milieu des années 2000, parallèlement à son rôle sur le front contre les houthistes à Saada, il animait et finançait les activités intellectuelles de divers instituts ou médias, parmi lesquels le centre Nashwan al-Himyari, encore actif, qui a servi à diffuser une lecture exclusive de l’identité yéménite.

L’instrumentalisation de la réaction populaire anti-houthiste par des acteurs politiques et militaires constitués fait dire au journaliste Asil Sariya que le mouvement al-Aqyal représente un nouveau visage du conflit[12]. La polarisation selon une ligne ethnicisée, en plus de la confessionnalisation et de l’ancrage d’un sécessionnisme sudiste, constitue bien un processus qui met à mal le principe d’une nation yéménite inclusive. Les appels à l’épuration ne sont certes pas formulés de façon explicite et les voix critiques de la logique d’al-Aqyal sont nombreuses et issues d’horizons très variés, tel le militant sudiste Louay Iskandar ou la journaliste Rahma Hugayra.

Néanmoins, il semble probable que la domination politique et militaire actuellement exercée par les houthistes sur leurs territoires (renforcée, et finalement actée par les trêves qui se succèdent depuis avril 2022) constituent aussi une forme de rempart contre les violences. Leur affaiblissement, qu’il soit prochain ou lointain, risque bien toutefois dans le contexte du ressentiment généré par le monopole qu’ils font exercer par leurs semblables hachémites, de favoriser une réaction qui alors sera armée sur le plan idéologique. Il ne faudrait pas que la communauté internationale, à commencer sans doute par le puissant voisin saoudien, en méconnaisse les mécanismes et fondements. La sortie durable du conflit yéménite ne se fera pas en faisant l’impasse sur ces inquiétantes dynamiques identitaires.


[1] Helen Lackner, « Au Yémen, la fin de la guerre paraît enfin en vue », Orient XXI, 22 avril 2022.

[2] Anne-Linda Mira Augustin, South Yemen’s Independence Struggle, Le Caire : American University of Cairo Press, 2021.

[3] Cet imaginaire a notamment été investi par l’exposition « Juifs du Yémen, 2000 ans d’histoire » présentée par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris en 2003-2004.

[4] Laurent Bonnefoy, « Les identités religieuses contemporaines au Yémen : convergence, résistances et instrumentalisations », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n°121-122, 2008, pp.201-215.

[5] Marieke Brandt, Tribes and Politics in Yemen. A History of the Houthi Conflict, Londres : Hurst, 2017.

[6] Laurent Bonnefoy et Abdulsalam al-Rubaidi, « Recompositions islamistes sunnites et polarisation confessionnelle dans le Yémen en guerre », Critique internationale, vol. 78, no. 1, 2018, pp. 85-103.

[7] Franck Mermier, Le cheikh de la nuit. Sanaa. Organisation des souks et société citadine, Arles : Actes Sud, 1997.

[8] Samy Dorlian, La mouvance zaydite dans le Yémen contemporain, L’Harmattan, 2013.

[9] Abdullah Hamidaddin (dir.), The Huthi Movement in Yemen. Ideology, Ambition, and Security in the Arab Gulf, Londres : IB Tauris, 2022.

[10] Yasir ‘Izi, al-Markaz al-dimuqrati al-arabi, 8 mai 2021.

[11] Maysa Shujaa al-Din, al-Arabi al-jadid, 15 novembre 2021.

[12] Asil Sariya, Daraj, 23 août 2021.

Khaled Al-Khaled

Journaliste, Expert indépendant, docteur en sciences de la communication

Laurent Bonnefoy

Politiste, Chercheur au CNRS

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Notes

[1] Helen Lackner, « Au Yémen, la fin de la guerre paraît enfin en vue », Orient XXI, 22 avril 2022.

[2] Anne-Linda Mira Augustin, South Yemen’s Independence Struggle, Le Caire : American University of Cairo Press, 2021.

[3] Cet imaginaire a notamment été investi par l’exposition « Juifs du Yémen, 2000 ans d’histoire » présentée par le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris en 2003-2004.

[4] Laurent Bonnefoy, « Les identités religieuses contemporaines au Yémen : convergence, résistances et instrumentalisations », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n°121-122, 2008, pp.201-215.

[5] Marieke Brandt, Tribes and Politics in Yemen. A History of the Houthi Conflict, Londres : Hurst, 2017.

[6] Laurent Bonnefoy et Abdulsalam al-Rubaidi, « Recompositions islamistes sunnites et polarisation confessionnelle dans le Yémen en guerre », Critique internationale, vol. 78, no. 1, 2018, pp. 85-103.

[7] Franck Mermier, Le cheikh de la nuit. Sanaa. Organisation des souks et société citadine, Arles : Actes Sud, 1997.

[8] Samy Dorlian, La mouvance zaydite dans le Yémen contemporain, L’Harmattan, 2013.

[9] Abdullah Hamidaddin (dir.), The Huthi Movement in Yemen. Ideology, Ambition, and Security in the Arab Gulf, Londres : IB Tauris, 2022.

[10] Yasir ‘Izi, al-Markaz al-dimuqrati al-arabi, 8 mai 2021.

[11] Maysa Shujaa al-Din, al-Arabi al-jadid, 15 novembre 2021.

[12] Asil Sariya, Daraj, 23 août 2021.