Le tournant russe vers l’Asie : comment le Kremlin s’est préparé à la rupture avec l’Occident
L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe au mois de février a entrainé une vague de sanctions occidentales inédites par leur ampleur et la rapidité de leur mise en place. À défaut de pouvoir intervenir militairement, Washington, Bruxelles et leurs alliés tentent d’asphyxier les secteurs clefs de l’économie russe, nécessaires au financement de l’effort de guerre. Afin de faire face aux conséquences politiques et économiques de la rupture avec l’Ouest, la Russie ne semble avoir d’autres choix que de se tourner vers l’Asie, où la majorité des États ont refusé de se joindre aux sanctions.
C’est notamment le cas de l’Inde et de la Chine, qui s’abstiennent jusqu’à présent de condamner l’invasion russe et maintiennent leurs échanges avec la Russie. À la fin du mois de mars, le ministre des Affaires étrangères russe a été accueilli par ses homologues chinois et indien au cours d’une tournée asiatique destinée à briser l’image d’une Russie isolée sur la scène internationale. Malgré les pressions occidentales, les deux géants asiatiques se sont engagés à augmenter leurs achats d’hydrocarbures russes, permettant à Moscou d’atténuer les effets de l’embargo européen.
Ce succès de la diplomatie russe s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de long-terme de rapprochement avec le continent asiatique. Initié au début des années 2010, le « tournant vers l’Asie » (povorot na Vostok) doit permettre à la Russie de profiter du dynamisme économique de la Chine et de ses voisins tout en diminuant sa dépendance à l’égard de l’Europe. Résultant de la prise de conscience, par les dirigeants russes, du déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Asie-Pacifique, cette stratégie prend ses racines dans les dernières années de l’URSS.
Mikhaïl Gorbatchev et le premier « tournant vers l’Asie »
Le 15 octobre 1990, Mikhaïl Gorbatchev reçoit le prix Nobel de la paix sous les acclamations de la communauté internationale. Il est alors considéré comme le principal artisan de la fin de la guerre froide qui a opposé l’URSS aux États-Unis et à leurs alliés pendant près d’un demi-siècle. La politique étrangère du dernier dirigeant soviétique restera principalement associée à la détente avec l’Ouest, occultant son pendant asiatique pourtant marqué par des avancées considérables.
Lorsque Mikhaïl Gorbatchev accède en pouvoir en 1985, l’Asie est considérée comme une région hostile où l’URSS est cernée d’ennemis. Les États-Unis, le Japon, et surtout la Chine, sont autant de menaces qui enferment les dirigeants soviétiques dans une surenchère militaire ruineuse qui empêche tout développement des relations avec les États de la région, à l’exception de la Corée du Nord, de l’Inde et du Vietnam.
Le 28 juillet 1986, Mikhaïl Gorbatchev prononce un discours historique à Vladivostok, dans lequel il expose sa vision pour l’Asie. Il y reconnaît l’importance croissante de la région dans l’économie mondiale et indique sa volonté de diminuer la présence militaire soviétique au profit d’une coopération accrue avec les puissances régionales. La normalisation des relations sino-soviétiques, l’établissement de relations diplomatiques avec la Corée du Sud ou encore la reprise du dialogue avec le Japon resteront comme les principaux succès de ce premier « tournant vers l’Asie »[1].
La disparition de l’URSS et la décennie d’instabilité politique et économique qui a suivi a brisé l’élan asiatique initié sous Mikhaïl Gorbatchev. Les difficultés internes empêchent Boris Eltsine de poursuivre une politique étrangère ambitieuse qui sera principalement orientée vers l’Occident. L’arrivée de Evgueni Primakov, ancien conseiller de Gorbatchev, au ministère des Affaires étrangères en 1996 entraine néanmoins une résurgence du vecteur asiatique. L’ancien directeur des renseignements extérieurs œuvre à la formation d’un pôle de puissance non-occidental capable de contrebalancer l’hégémonie américaine. Son passage au ministère des Affaires étrangères est marqué par une accélération du rapprochement avec la Chine et la création du groupe des Cinq de Shanghaï (Shanghai Five), qui préfigure la création de l’Organisation de coopération de Shanghaï en 2001.
Les deux premiers mandats de Vladimir Poutine (2000-2008) sont caractérisés par la volonté d’être intégré au sein du club des puissances occidentales et d’être considéré comme telle. Alors que la Russie est devenue membre du G7 en 1997, Vladimir Poutine se fait l’avocat d’une Grande Europe « de Lisbonne à Vladivostok » affranchie de barrières tarifaires et de visas. Ces années de croissance économique accélérée sont marquées par l’eurocentrisme de la nouvelle élite russe et une relative indifférence par rapport à l’Asie.
« Attraper le vent chinois dans les voiles de l’économie russe »
La crise financière mondiale de 2008 a mis un frein à près d’une décennie de croissance et plongé le pays dans la récession. Apparue aux États-Unis, cette crise a remis en cause la capacité de l’Occident à réguler le système économique international. Cet épisode entraine un regain d’intérêt des dirigeants russes pour les économies en plein essor de l’Asie-Pacifique[2]. L’équation paraît alors évidente : les États est-asiatiques constituent un marché durable et en constante augmentation pour le secteur des hydrocarbures russe, permettant de réduire la dépendance à l’Europe. D’autre part, les investissements asiatiques permettraient de revitaliser les régions de Russie orientale dont les difficultés socio-économiques et le déclin démographique deviennent une source de préoccupation majeure pour le Kremlin.
L’intensification de la politique asiatique de la Russie se fait réellement sentir à partir de 2012. Au mois de février, Vladimir Poutine, alors candidat à un troisième mandat présidentiel, publie un article qui fait office de programme de politique étrangère[3]. Le futur président y fait le constat de l’évolution de l’équilibre économique mondial en faveur de l’Asie et du besoin pour la Russie d’effectuer un « tournant économique vers l’Asie ». Cet article contient notamment une formule devenue célèbre : « Attraper le vent chinois dans les voiles de l’économie russe ». Depuis 2010, la Chine a dépassé l’Allemagne pour devenir le premier partenaire commercial individuel de la Russie.
L’organisation du sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) en septembre est l’occasion d’officialiser cette nouvelle orientation à l’international. Le choix de Vladivostok fait écho au discours de Mikhaïl Gorbatchev en 1986 et témoigne de l’ambition russe de devenir un acteur régional de premier plan. Pour l’occasion, la cité portuaire a fait l’objet d’importants travaux de modernisation. À l’instar de Saint-Pétersbourg, pensée comme une « fenêtre vers l’Europe » par Pierre le Grand, Vladivostok est appelée à devenir la « fenêtre vers l’Asie ». Cette même année, une équipe de chercheurs publie le premier rapport sur le « tournant vers l’Asie » dans lequel ils vont jusqu’à suggérer de déplacer la capitale de Moscou à Vladivostok[4].
Jusqu’à la fin de l’année 2013, les responsables politiques insistent sur la nature purement économique du « tournant ». Le pouvoir met en avant l’Extrême-Orient russe, dont le développement constitue, selon Vladimir Poutine « la priorité nationale au XXIe siècle »[5]. Au-delà de la Chine, le Kremlin essaye d’impliquer le Japon et la Corée du Sud, qui sont perçus comme des partenaires naturels pour le développement de la Russie orientale. Un rapprochement avec Tokyo et Séoul, respectivement deuxième et troisième partenaires économiques de la Russie en Asie, est également perçu comme un moyen de contrebalancer l’influence grandissante de la Chine.
2014 – le tournant géopolitique
Au printemps 2014, l’annexion de la Crimée par la Russie et son soutien aux séparatistes du Donbass entraine une première rupture avec l’Occident. Les sanctions économiques et la politique d’isolement diplomatique mise en place par les États-Unis et leurs alliés amènent certains analystes à parler de « nouvelle guerre froide ». Ces évènements agissent comme un catalyseur pour la politique asiatique de la Russie et favorisent particulièrement le rapprochement avec la Chine.
Moins de deux mois après le référendum officialisant l’annexion de la Crimée, les compagnies énergétiques Gazprom (Russie) et CNPC (Chine) signent un accord prévoyant la fourniture de près de 40 milliards de mètres cubes de gaz par an depuis la Sibérie vers la Chine pendant 30 ans, pour un montant record de 400 milliards de dollars. Qualifié de « contrat du siècle » (sdelka veka) dans les médias russes, cet accord est considéré par nombre de spécialistes comme étant le point de départ réel du « tournant vers l’Asie ».
L’annonce de la vente du système de défense antiaérienne S-400 à la Chine en 2015 peut, quant à elle, être considérée comme une nouvelle étape dans la coopération militaire. Alors que la Russie avait jusque-là refusé de vendre ses armements de pointe à la Chine, elle participe, dès lors, activement à l’effort de modernisation de l’Armée populaire de libération. Symbole de ce rapprochement, la Chine devient le premier pays non issu de l’URSS à participer à un exercice militaire sur le sol russe en 2018.
Les évènements de 2014 ont également contribué à un changement de paradigme chez les élites. La destruction des liens tissés depuis les années 1990 avec l’Europe et l’Amérique du Nord a porté atteinte à l’eurocentrisme qui jusque-là caractérisait la classe dirigeante et ouvert son regard sur l’Asie[6]. D’après Sergueï Karaganov, ancien conseiller du président qui s’attribue la paternité de l’idée du « tournant vers l’Asie », la crise de 2013-2014 aurait fait passer le « tournant » d’une « simple politique économique à un basculement revêtant une signification géopolitique et civilisationnelle »[7].
Condamné à devenir le partenaire junior de la Chine ?
Pour nombre d’observateurs, le « tournant vers l’Asie » serait en réalité un simple « tournant vers la Chine », préjudiciable aux intérêts nationaux de la Russie sur le long-terme. Le fossé démographique et économique qui sépare les deux puissances condamnerait la Russie à jouer le rôle de partenaire « junior » soumis aux intérêts de son voisin[8]. Les détracteurs pointent notamment une asymétrie dans la dépendance commerciale. Alors que la Chine arrive largement en tête des partenaires de la Russie, cette dernière n’entre même pas dans les dix premiers partenaires de la Chine. Par ailleurs, l’influence économique croissante de la Chine en Asie centrale, notamment via son projet des « nouvelles routes de la soie » (Belt & Road Initiative), remet en question la domination historique de la Russie sur la région.
Des éléments permettent néanmoins de nuancer ce constat. Tout d’abord, la Russie peut compter sur l’Inde, partenaire historique dans la région et puissance rivale de la Chine. Datant de la période soviétique, les bonnes relations entre Moscou et New Delhi sont marquées par une coopération soutenue dans le domaine militaire et énergétique. D’autre part, la Chine fait également face à un relatif isolement diplomatique en Asie. En conflit avec les États-Unis et leurs alliés depuis la présidence de Donald Trump, la Chine doit également faire face aux États riverains de la mer de Chine méridionale, qui y contestent son hégémonie.
Les auteurs les plus sceptiques vont jusqu’à affirmer qu’il n’existe pas de « tournant russe vers l’Asie ». Cette formule serait un argument parmi d’autres utilisé pour faire pression sur les Occidentaux[9]. La Russie demeurerait un pays européen et eurocentré caractérisé par le sous-développement de sa partie orientale. Jusqu’à présent, la politique de développement de l’Extrême-Orient n’a pas permis d’endiguer la crise démographique. L’échec du volet intérieur du « tournant vers l’Asie » s’explique par l’incapacité à attirer les investissements étrangers en raison du sous-développement des infrastructures et d’un climat des affaires qui demeure miné par les problèmes de corruption.
Se positionner dans le monde post-occidental
Au cours d’un entretien accordé à la télévision britannique en juin 2018, Sergueï Lavrov affirmait que le monde se trouvait dorénavant dans une phase « post-occidentale » en raison de l’essor de nouveaux centres politiques et financiers non-occidentaux tels que la Chine et l’Inde. Le « tournant russe vers l’Asie » peut donc aussi être perçu comme un moyen de se positionner le plus avantageusement possible dans la nouvelle configuration internationale. C’était d’ailleurs l’objectif poursuivi par Evgueni Primakov durant le second mandat de Boris Eltsine. Le ministre des Affaires étrangères d’alors annonçait l’émergence d’un « monde multipolaire » dans lequel la Russie était appelée à constituer un pôle de puissance non-occidental aux côtés de l’Inde et de la Chine.
Bien que l’idée d’un triangle stratégique avec l’Inde et la Chine soit habituellement attribuée à Evgueni Primakov, elle a été introduite par Mikhaïl Gorbatchev. Le dernier dirigeant soviétique y voyait un moyen de contrer l’axe antisoviétique formé par les États-Unis, la Communauté économique européenne (CEE) et le Japon[10]. Durant les années 2000, cette idée a été élargie au Brésil puis à l’Afrique du Sud et serait à l’origine du groupe des BRICS qui constitue aujourd’hui une alternative non-occidentale au G7. Le dernier sommet du groupe en juin 2022 a d’ailleurs offert une tribune à Vladimir Poutine pour mettre en avant l’échec de la stratégie d’isolement de la Russie par l’Occident.
L’Organisation de coopération de Shanghaï, basée sur une initiative russo-chinoise, demeure la tentative la plus aboutie de constituer un ensemble politique et économique capable de rivaliser avec les organisations occidentales. Fondée par la Russie, la Chine et plusieurs États d’Asie centrale en 2001, elle avait pour objectif initial de prémunir la région des risques d’instabilité en provenance d’Afghanistan. Avec l’arrivée de l’Inde et du Pakistan en 2017, puis de l’Iran en 2021, l’organisation s’est imposée comme la principale plateforme sécuritaire en Eurasie, lui valant parfois le surnom d’« OTAN asiatique »[11].
Le volet économique du « tournant vers l’Asie » proclamé par Vladimir Poutine en 2012 n’a pas tenu ses promesses. Loin de la « fenêtre vers l’Asie » censée transformer le pays en puissance économique du Pacifique, l’Extrême-Orient russe n’est toujours pas sorti de la crise socio-économique entrainée par la chute de l’URSS. En revanche, le rapprochement avec la Chine et l’Inde et, plus largement, l’activisme dont la Russie fait preuve auprès des États et organisations non-occidentales lui permettent de préserver son statut à l’international malgré l’invasion de l’Ukraine. Pariant sur le déclin de l’influence occidentale, les dirigeants russes parviennent pour le moment à limiter les dégâts de la stratégie d’isolement économique et diplomatique mise en place par les États-Unis et l’Union européenne.