Rediffusion

Comment la « zone grise » a recouvert la Russie

Politiste

Depuis des années, dans les grandes villes russes comme dans les villages, des citoyens mécontents, des jeunes mobilisés, des journalistes et des blogueurs, des activistes politiques, des militants associatifs ou des artistes tentent de faire connaître leur opposition. Comment dès lors comprendre que la société russe laisse le pouvoir politique mener cette terrible guerre en Ukraine ? Rediffusion du 24 mars

Depuis l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, le 24 février 2022, une question lancinante se pose : pourquoi, alors que la société russe est plurielle, diverse et connectée, aucune force sociale n’a-t-elle pu résister à la dérive criminelle du pouvoir russe en Ukraine ? Pourquoi les emprises autoritaires l’ont-elles emporté sur les voix critiques au point de rendre possible le déclenchement brutal des violences de guerre contre le pays voisin ? Comment comprendre la possibilité sociale de cette agression militaire sanglante ?

publicité

Si l’on écarte ici les explications essentialistes et culturalistes qui justifient la « patience » russe ou les penchants impériaux de sa population, quels sont les ressorts qui permettent l’imposition d’un ordre violent alors que, dans les grandes villes et dans les villages, les citoyens mécontents, les jeunes mobilisés, les journalistes et les blogueurs, les activistes politiques, les militants associatifs ou les artistes tentent, depuis longtemps, de faire connaître leur opposition ? Lors du déclenchement de la guerre, des milliers de citoyens ont signé des pétitions voire, pour les plus intrépides, sont descendus dans la rue. Pourquoi ne peuvent-ils faire entendre leur voix et valoir leurs droits ?

La réponse à ces questions nous conduit à évoquer les zones grises qui se sont étendues progressivement à de nombreux secteurs de la société, d’abord modestes et limitées, puis de plus en plus vastes, impliquant des acteurs de plus en plus nombreux. Primo Levi avait formulé l’idée de « zone grise » à partir de l’incitation faite aux prisonniers de collaborer dans les camps[1]. Il considérait possible l’extension de l’idée de « zone grise » à d’autres espaces d’emprise, dans un contexte de contrainte forte et durable[2]. En URSS, la vie au goulag relevait aussi de la « zone grise », « frontière poreuse qui relie à la fois les maîtres et les esclaves »[3].

Commentant les récits de Varlam Chalamov, Luba Jurgenson rappelle que « Le crime est commis par les responsables du système mais entraîne avec lui tous les échelons et dispositifs de contrôles sur la société. Tous les échelons du pouvoir sont impliqués à des échelles diverses. La « zone grise » fragilise notre espace de jugement »[4]. En sociologie, la « zone grise » désigne plus largement les innombrables transactions, négociations et interprétations qui permettent l’emprise : « Même dans les cas extrêmes, des processus d’emprise opèrent, sans quoi les chefs ne sont plus des chefs et les ordres et autres incitations ne fonctionnent plus en pratique »[5]. En Russie, depuis le début des années 2000, la « zone grise » s’est élargie à des pans croissants de la société, permettant aujourd’hui l’irréparable.

Le scénario de la dérive militaire criminelle n’était pas nécessairement pensé dès l’arrivée au pouvoir de Poutine en 2000. Les dispositifs de contrainte l’ont rendu possible, permettant en temps voulu le resserrement autoritaire.

Les atteintes politiques se sont jouées dans de multiples lieux et groupes sociaux, selon des modalités diverses, car la coercition en Russie est complexe et distribuée à une multitude d’acteurs. Les atteintes successives aux libertés politiques et aux droits humains, les lois liberticides, le guidage patriotique, la fraude électorale, la stigmatisation des protestataires sont portés par de nombreux relais qui entravent la protestation.

Cette distribution de l’oppression s’appuie sur de multiples dispositifs au sein desquels chacun dispose d’une parcelle du pouvoir oppressif, à toutes les échelles de la société. Prise indépendamment, chaque parcelle de l’autoritarisme peut sembler modeste. Le pouvoir d’une directrice d’école, les ordres d’un employeur privé, les règles d’un club de sport ou les directives d’un responsable d’immeuble constituent autant de fragments possibles de la contrainte. Assemblés et articulés, ils rendent possible un engrenage malin. Peu de recours sont permis car les institutions intermédiaires (partis politiques, associations, syndicats et médias indépendants) ont été successivement encadrées, contrôlées voire sanctionnées et interdites. La mise en œuvre des contrôles a été déléguée à de nombreuses instances administratives et policières mais aussi privées et commerciales.

Déployées dans le temps, ces emprises se sont installées progressivement, dans l’ordinaire des relations sociales. Elles ont été banalisées. Parfois, l’indignation est montée quand l’oppression était trop brutale et inique mais des formes d’accommodation et de contournement de la contrainte se sont développées qui ont permis d’accepter l’inacceptable. Ces multiples réseaux ont constitué une toile, de plus en plus dense mais souvent imperceptible, pesant sur les citoyens engagés ou critiques. Le scénario de la dérive militaire criminelle n’était pas nécessairement écrit et pensé dès l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. Les dispositifs de contrainte l’ont rendu possible, permettant en temps voulu le resserrement autoritaire. Nous prendrons ici les exemples successifs des partis politiques, des associations et des médias.

Dans ce processus progressif d’encadrement, l’accent a d’abord porté, dans les années 2000, sur les partis politiques d’opposition, refusant de se plier au projet du nouveau chef de l’État. Au nom de la restauration de la verticale du pouvoir et de la dictature de la loi, la législation électorale a réduit l’espace du pluralisme politique. Dès 2003, les partis libéraux et démocrates ont été évincés de la Douma d’État et n’y sont jamais revenus. Le monde politique a été strictement contrôlé et encadré, au fil d’élections frauduleuses et de répressions contre les militants politiques indépendants.

Ce contrôle de la vie politique a notamment été confié aux Commissions électorales, aux niveaux fédéral et local, chargées d’organiser des scrutins falsifiés pour garantir, à tous les échelons du pouvoir, l’élection de responsables loyaux au pouvoir central. Certes, des interstices d’ouverture ont parfois permis l’élection dans une ville ou dans une région de quelques élus critiques mais leurs mandats ont été de courte durée. En parallèle, des offres de collaboration ont été adressées aux opposants modérés, leur permettant de rejoindre les services officiels ou les établissements publics pour poursuivre leurs carrières.

Des partis « dans le système » ont joué la loyauté et relayé la politique patriotique et unitaire du gouvernement. Dans les bureaux de vote installés dans les écoles, les citoyens se sont habitués à participer à des élections fabriquées à l’avance qui donnaient immanquablement vainqueur le parti du pouvoir ou son représentant. Tous ceux qui ont tenté de perturber ce jeu politique ont été marginalisés. Les répressions contre les militants d’opposition sont allées croissantes, parfois jusqu’au meurtre, comme dans le cas de Boris Nemtsov, ou la tentative de meurtre, comme dans le cas de l’empoisonnement d’Alexeï Navalny en 2020, son emprisonnement à son retour de convalescence et l’interdiction de sa fondation de lutte contre la corruption, qualifiée d’extrémiste. La zone grise s’est étendue à l’ensemble des dispositifs partisans et électifs.

En 2011-2012, les fraudes massives ont suscité un sursaut démocratique. Les manifestations citoyennes ont montré la vivacité critique et le mécontentement dans la société face aux manipulations du pouvoir. La protestation a été remarquable par son ampleur à travers tout le pays mais elle fut suivie d’une vague de répressions des manifestants, des médias et des associations. Les organisations de la société civile ont été fermement contrôlées par une législation de plus en plus coercitive. Accusées de recevoir des subventions internationales et d’exercer une activité politique, les associations de défense des droits ont été enregistrées par le ministère de la Justice sur le registre des « agents de l’étranger », soumises à des contrôles administratifs tatillons, portant sur leurs budgets et leurs publications. Un appareil administratif et judiciaire s’est déployé pour appliquer les nouvelles règles contraignantes.

C’est ainsi que l’association Memorial, la principale association de réhabilitation des victimes du stalinisme et de défense des droits de l’homme, enregistrée depuis plusieurs années comme « agent de l’étranger », a finalement été brutalement dissoute en décembre 2021 pour n’avoir pas correctement indiqué son statut sur ses publications et, surtout, pour « avoir présenté une image mensongère de l’URSS en tant qu’État terroriste ». À l’inverse, de nombreuses associations loyales ont bénéficié de larges subsides gouvernementaux, dans le cadre du programme dit de « subventions présidentielles », distribuées en priorité aux organisations « socialement utiles ».

Les citoyens se sont habitués à voir la mention « agent de l’étranger » apposée sur les rapports des associations de défense des droits alors que les associations patriotiques prospéraient au nom du renforcement de la société civile, prenant en charge certains pans de l’aide sociale, de l’encadrement des jeunes ou de l’éducation historique officielle. La zone grise s’est étendue à l’ensemble du monde associatif.

Durant la même période, le développement d’Internet et des libertés numériques a ouvert des espaces d’expression libre et de pluralisme dans l’espace public. Des journaux indépendants, des blogueurs puis les internautes sur les réseaux sociaux ont profité des facilités numériques pour publier, se distraire, échanger ou militer. Cette inventivité a d’abord confirmé la réalisation des promesses d’Internet, support décentralisé et interactif, favorisant les solidarités horizontales et la critique des multiples « verticales » du pouvoir.

Soutenues et développées par le gouvernement russe, les infrastructures numériques ont même bénéficié d’investissements publics massifs au nom du progrès économique. Des entreprises numériques russes de premier plan ont émergé, à l’exemple du moteur de recherche Yandex et du réseau social V Kontakte. Elles sont entrées en concurrence avec les grands opérateurs internationaux (les GAFAM) qui ont développé leurs plateformes dans le pays.

La toile tissée sur la société a resserré ses nœuds pour empêcher toute opposition à la guerre, mettant en branle cette multitude d’acteurs qui disposaient chacun d’une parcelle de contrainte.

Pourtant, très tôt, les services de sécurité ont aussi installé des boîtiers de surveillance (dits SORM) sur les installations numériques pour permettre aux autorités de filtrer les contenus échangés. L’agence Roskomnadzor de surveillance des communications a gagné en puissance pour appliquer une législation foisonnante pour l’encadrement d’Internet. Les fournisseurs d’accès Internet ont appliqué les blocages de sites exigés par les autorités de régulation. En 2019, la loi sur « l’Internet souverain » est venue expliciter les objectifs de la politique menée, visant à renforcer l’indépendance des infrastructures numériques à l’égard du réseau mondial. La zone grise s’est étendue à l’ensemble des dispositifs numériques.

Le déclenchement même de la guerre, avec l’invasion militaire de l’Ukraine le 24 février 2022, a actionné les multiples rouages du pouvoir qui ont rendu possible l’impensable. Marginalisés ou empêchés, aucun parti politique n’a pu critiquer les décisions du pouvoir exécutif, la Douma étant une docile chambre d’enregistrement des exactions gouvernementales. La notion même d’ « agents de l’étranger » a pris une connotation plus inquiétante encore dans le contexte de la guerre, assimilant les associations et les médias affublés de ce stigmate à la « cinquième colonne » des ennemis de l’intérieur. Les médias indépendants, qui continuaient à informer sur la guerre, ont été successivement bloqués par Roskomnadzor à partir du 3 mars. Les grandes plateformes numériques, comme Twitter, Facebook et Instagram, ont été ralenties puis bloquées sur le territoire russe. À l’inverse, les médias loyaux et les chaînes de télévision publiques ont abondamment relayé les discours officiels.

La toile tissée sur la société a resserré ses nœuds pour empêcher toute mobilisation d’opposition à la guerre ou toute prise de parole critique, mettant en branle cette multitude d’acteurs qui disposaient chacun d’une parcelle de contrainte. Ce resserrement a probablement été impulsé par les cercles les plus proches de l’entourage présidentiel, par les institutions centrales liées aux services de sécurité et à l’armée. Une description précise de la prise de décision est cependant impossible tant l’administration centrale est opaque. Depuis de nombreuses années, aucune recherche sur l’administration n’est envisageable car les différents échelons du pouvoir sont verrouillés et fermés à tout échange extérieur. Seules des bribes d’informations percent parfois, immédiatement analysées par les spécialistes du Kremlin. Mais au fond, peu importe les modalités de décision du centre, c’est ici l’enserrement de la société qui importe pour saisir pourquoi, dans la Russie du XXIe siècle, l’étouffement de la critique et la fabrication de l’adhésion au parti de la guerre sont possibles.

Face à l’emprise, le prix de l’émancipation dans la société est de plus en plus élevé. Dans son discours du 16 mars, Vladimir Poutine a proféré des menaces contre ses propres citoyens en déclarant : « L’Occident collectif tente de diviser notre société en spéculant sur les pertes de guerre et sur les conséquences socio-économiques des sanctions, il tente de provoquer une confrontation civile en Russie et, en utilisant sa cinquième colonne, il cherche à atteindre son objectif. Et il y a un objectif, comme je l’ai déjà dit, la destruction de la Russie. Mais toute nation, et en particulier le peuple russe, sera toujours capable de distinguer les vrais patriotes des ordures et des traîtres et les recrachera simplement, comme un moucheron accidentellement entré dans une bouche. »

Face aux menaces et aux violences, de nombreux citoyens russes choisissent de quitter le pays, renonçant à l’espoir de changer le régime politique de l’intérieur. En leur absence, les dispositifs de contrôle enserrant la société renforcent un peu plus leur poids, faisant peser la menace de la dénonciation et de la trahison sur ceux qui pensent autrement. La zone grise s’est étendue à l’ensemble du pays.

Cet article a été publié pour la première fois le 24 mars 2022 dans le quotidien AOC.


[1] Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard,1989.

[2] Frediano Sessi, « Zone grise », Témoigner. Entre histoire et mémoire, 117, 2014.

[3] Nicolas Werth, La route de la Kolyma. Voyage sur les traces du Goulag, Paris, Belin, 2012 ; Sophie Coeuré, « Voyage dans le passé soviétique », La vie des idées.

[4] Intervention de Luba Jurgenson lors de la rencontre en soutien à Mémorial-International, Aubervilliers, 10 mars 2022.

[5] Francis Chateauraynaud, « L’emprise comme expérience. Enquêtes pragmatiques et théories du pouvoir », SociologieS, 2015.

Françoise Daucé

Politiste, Directrice d'études à l'EHESS

Notes

[1] Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard,1989.

[2] Frediano Sessi, « Zone grise », Témoigner. Entre histoire et mémoire, 117, 2014.

[3] Nicolas Werth, La route de la Kolyma. Voyage sur les traces du Goulag, Paris, Belin, 2012 ; Sophie Coeuré, « Voyage dans le passé soviétique », La vie des idées.

[4] Intervention de Luba Jurgenson lors de la rencontre en soutien à Mémorial-International, Aubervilliers, 10 mars 2022.

[5] Francis Chateauraynaud, « L’emprise comme expérience. Enquêtes pragmatiques et théories du pouvoir », SociologieS, 2015.