Les milliardaires et le karting
Quel est le point commun entre des activités organisées de manière exceptionnelles pour des personnes détenues en prison et des jets privés de milliardaires qui opèrent des déplacements réguliers en France comme à l’étranger ?
A première vue, pas grand-chose[1]. Premièrement, il y a, d’un côté, des activités situées dans le temps et dans l’espace : celle du Centre pénitentiaire de Fresnes, le 27 juillet 2022, dont les images sont diffusées quelques semaines plus tard[2]. L’épreuve de karting a duré 10 minutes[3]. Ces images font, par exemple, l’ouverture du journal télévisé de 20h de France 2, le 20 août. De l’autre, une aptitude à se jouer du temps et de l’espace : d’une part, parce que les jets privés compriment l’espace pour gagner du temps dans des déplacements qui, autrement, seraient plus coûteux.
C’est une autre géographie qui apparaît dans le suivi assuré par les comptes Twitter[4] : celle où les moyens de l’argent écrasent la distance, soit pour se déplacer plus vite sur de courtes distances[5], soit pour rendre possible en une poignée d’heures, ou sur une journée, des trajets qui nécessiteraient une durée beaucoup plus longue sans le recours aux jets privés, par exemple pour rejoindre des îles (comme l’avion de François-Henri Pinault le 9 juillet de Friedman aux Etats-Unis à Hawaï).
D’un côté, la souffrance physique et psychique, l’ennui de la prison et les corps entravés, de l’autre, les vies évènementielles et la mobilité comme horizon moral qui rappellent la nécessité de faire atterrir les réflexions sur « l’accélération » dans des contextes particuliers. La vitesse plus grande de certains flux n’est pas également distribuée. Comme le rappelle le philosophe Christophe Bouton, le sentiment d’accélération technologique et politique, devenu accélération tout court, n’est pas un phénomène global et implacable dont rien ne réchapperait[6]. Face au temps accéléré des espaces sans frontières, des limites politiques, législatives, administratives, financières déplient un spectre de contraintes qui, au mieux, entravent, au pire, empêchent la vie de milliards de personnes.
Le rapport à l’avenir est une deuxième différence. L’utilisation des jets privés endommage les possibilités de vivre dignement, ce qui n’est pas le cas d’une journée d’activités en prison. Sauf bien sûr en considérant qu’un relâchement éphémère de la dureté des conditions carcérales entraîne de la récidive, ce qui semble accepté par des idées auparavant cantonnées à l’extrême-droite, aujourd’hui banalisées et circulant dans une vaste partie du champ politique, et qui ne reposent sur aucune étude sérieuse. L’avenir proche et lointain, celui de l’été qui vient et des décennies prochaines, est, lui, menacé par l’utilisation des jets privés. Car le dioxyde de carbone (CO2) émis par l’utilisation d’un jet privé demeure dans l’atmosphère pour une longue période, contribuant ainsi au réchauffement climatique et aux évènements extrêmes qui en découlent, dont l’été qui s’achève a été une terrible illustration. La jouissance de kilomètres effacés parfois pour une poignée de minutes, 17 minutes pour un vol de l’influenceuse Kylie Jenner[7], devient une facture collective de long terme.
Pourtant, et c’est une troisième différence, les réactions suscitées par ces deux évènements ne sont pas comparables. Le porte-parole du gouvernement a considéré sur France Inter que ce « ce n’est pas l’interdiction des jets privés qui va tout d’un coup refroidir la planète », démontrant par là une incompréhension fondamentale du changement climatique, redoublée par la perspective d’une « compensation » des vols alors même que des travaux scientifiques ont souligné toutes les limites et dérives des compensations carbones[8].
La journée d’activités en prison a suscité de son côté la condamnation du Garde des Sceaux qui a jugé ces images « choquantes » et qui a « ordonné » une enquête administrative. Des dirigeants politiques d’extrême-droite, comme Eric Ciotti, se sont joints au concert des réprobations pour déclarer que « nos prisons ne sont pas des colonies de vacances dans lesquelles détenus et gardiens tissent des liens d’amitié », entonnant ainsi le vieux refrain sur la vie douce que couleraient les personnes détenues au frais du contribuable.
Pourtant, à de rares exceptions près, par exemple une enquête de Reporterre[9], les conditions de détentions, dans une période qui a été marquée par des chaleurs extrêmes très difficiles à supporter en prison, n’ont pas suscité de condamnations ou d’enquêtes. Pour une raison simple qui sous-titre aussi bien les attitudes indignées d’aujourd’hui que les silences de l’été et qui pourrait se résumer en une phrase simple : il faut qu’ils payent et qu’ils souffrent.
La Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, affirme ne même pas comprendre « où est le scandale » dans cette journée d’activités par rapport aux conditions de détention[10]. L’avocate Naïri Zadourian écrit de son côté avec force sur Twitter : « Vous voulez qu’on vous rassure sur le fait que les détenus souffrent ? Ça ferait du bien à votre conscience ? Et bien ils souffrent. Mais bien comme il faut. Vraiment aucune inquiétude à avoir à ce sujet. Même ceux qui ont eu le droit à 1h de karting souffrent. Ne mangent pas à leur faim, ne dorment pas, ne voient leur famille que 40 minutes de temps en temps, risquent le quartier disciplinaire au moindre incident, meurent de chaud ou de froid, sont privés de soins et d’hygiène, sont victimes de violence. Respirez, ils sont maltraités. Je peux vous assurer qu’une heure d’activité ne va vraiment rien changer à tout le reste de leur journée, de leur année et de leur détention en général. Surtout à Fresnes. Rassurez-vous, ils sont déjà en cellule et souffrent comme vous en rêvez. »
Les personnes détenues sont marquées par un stigmate qui occulte un point déjà relevé par le sociologue américain Kai T. Erikson dans son travail sur la déviance (1966) : « Après tout, même le pire mécréant de la société se conforme la plupart du temps, ne serait-ce qu’en utilisant le bon couvert au dîner, en s’arrêtant docilement aux feux de circulation ou en respectant de cent autres façons les conventions ordinaires de son groupe »[11]. Une personne en prison, même pour un crime, a passé davantage de temps à respecter les règles de la société qu’à les enfreindre. Pourquoi la société ne les respecterait-elle pas à son encontre ?
Erikson revient à la fin de son ouvrage sur la genèse de deux modèles pénitentiaires aux Etats-Unis, celui de Philadelphie (1821) et de Auburn (1818). Les réponses anciennes à la déviance privilégiaient le marquage de la chair, l’exclusion et la condamnation à mort. Le début du XIXe siècle voit se prolonger la figure du bannissement du groupe par l’enferment. L’épreuve des conditions de détention, et la difficile réinsertion, s’inscrivent bien dans les corps, à l’image de ces sanctions plus anciennes qui nous paraissent peut-être plus « barbares » sans voir que nous les déclinons plus que nous les dépassons, et promeuvent le désir d’une détention hors-les-murs, créée dans la liberté retrouvée par les murs de l’expérience carcérale.
Comme l’écrit Erikson, il n’existe aucune cérémonie pour marquer la sortie de la « déviance » et la fin du stigmate, les teintant ainsi d’irréversibilité. Il faut qu’ils payent et qu’ils souffrent. Les formes changent mais les fonctions sont reconduites : les frontières d’un groupe sont assurées par la reconnaissance de comportements jugés déviants et par la création de structures chargées de les éliminer mais leur incapacité à y parvenir indique le rôle de la déviance dans le maintien de l’identité territoriale du groupe (boundary-maintaining devices)[12].
Il est ainsi parfois mentionné que les images des activités de la prison de Fresnes auraient choqué « l’opinion publique » (le FigaroVox évoque par exemple « la vive émotion dans l’opinion publique »), tout comme le recours aux jets-privés (pour Ouest-France, « dans l’opinion publique, l’utilisation des jets privés ne passe plus »). Pourtant, il est difficile de savoir, dans ces deux situations, qui pense quoi, et pourquoi, ce qui est leur premier point commun. Qu’est-ce que l’opinion publique ? Pierre Bourdieu écrivait déjà en 1973 qu’elle consiste « à imposer l’idée qu’il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l’opinion moyenne »[13]. Les enquêtes par sondage présentent trop de biais méthodologiques pour être considérées comme fiables, comme l’a plus récemment rappelé Alexandre Dézé[14].
En revanche, les réactions publiques sur l’utilisation des jets privés et cette journée d’activités en prison illustrent bien, et c’est leur deuxième point commun, les frontières assurées par la déviance. Si la seconde frontière semble largement installée autour de l’idée que la peine doit être dure pas seulement dans l’énoncé de son verdict mais dans ses conditions de réalisation (adjoindre la souffrance à la condamnation), la première, elle, est plus récente, presque balbutiante.
Il y a quelques années, peu de personnes pouvaient connaître le trajet d’un jet privé d’un milliardaire voire s’en offusquer. Le monde était déjà à sa disposition, certes, mais notre ignorance était plus large. A mesure que celle-ci s’érode, et que les effets du changement climatique sont toujours plus manifestes, une réalité vacille. Les commentaires publics, comme ceux de la juriste Suzanne Vergnolle, du contributeur du Guardian Akin Olla qui demande l’interdiction ou la taxation des jets privés, ou encore du député et secrétaire national des Verts Julien Bayou qui souhaite les « bannir », appartiennent à un ensemble de réactions qui dessinent une déviance en construction. Mais ce n’est pas seulement le fait d’isoler un comportement pour le qualifier de déviant qui le constitue ainsi.
Pour Erikson, le volume de déviance dans un groupe est à la fois stable à travers le temps et proportionné à la capacité de son appareil de contrôle social (social control apparatus) à le prendre en charge. Quels seraient, suivant ces affirmations, les appareils de contrôle de cette déviance climatique en cours d’élaboration ? Une nouvelle législation sur le crime environnemental[15] ? Quelles formes de déviances s’estomperaient au profit de celle qui aujourd’hui n’apparaît pas encore comme tel ? A ce stade, une partie de cette construction s’appuie sur le recours à la catégorie d’empreinte carbone, qui agrège différents gaz à effet de serre exprimés en équivalent CO2, afin de rendre comparable le coût de ces trajets avec les émissions d’un.e Français.e sur de nombreuses années ou avec son équivalent en termes de trajets en voiture. La constitution de cet espace de commensurabilité est aussi la genèse d’un espace moral où sont mis en relation et en comparaison, par l’intermédiaire d’une même métrique, des attitudes et des activités auparavant disjointes.
Un troisième point commun renvoie au rapport que les « responsables » entretiennent aux règles. Le terme de responsables est employé ici au sens que Luc Boltanski lui donne, à savoir des personnes qui « peuvent mettre en œuvre une large gamme d’actions concourant à modifier non seulement leur propre vie, mais également la vie d’un nombre plus ou moins élevé d’autres personnes »[16]. Deux choses sont ainsi considérées comme nécessaires : les règles et la possibilité de les contourner. Pour Luc Boltanski, les membres d’une classe dominante sont attachés au fait que les règles soient « là, indispensables, éternelles, sacrées, inviolables, et pourtant destinées à être toujours contournées, interprétées, oubliées, modifiées, mais jamais désavouées ». Ainsi, « appartenir à la classe dominante, c’est d’abord être convaincu que l’on peut transgresser la lettre de la règle, sans en trahir l’esprit.»
Le réchauffement climatique fait l’objet d’un consensus scientifique total mais de nombreuses déclinaisons du capitalisme vert promettent d’y répondre dans les règles du marché, c’est-à-dire sans bousculer la logique d’accumulation et de profit du capitalisme et la production des énergies fossiles à l’origine du changement climatique. La règle devrait être la contrainte collective mais elle repose sur le bon vouloir individuel, dans une nouvelle « théodicée de privilèges » (McGoey et Thiel, 2018) qui consiste à faire croire que l’enrichissement d’un petit nombre est positif pour la vaste majorité, par exemple à travers la philanthropie des milliardaires ou la promesse d’embauches lors de l’implantation d’entreprises.
La lettre de la règle « le changement climatique est sérieux et appelle des contraintes », moins qu’ébauchée, s’estompe déjà au profit de l’esprit de la règle « continuons à jouir comme hier, nos activités sont essentielles, notre mode de vie est mérité, nous travaillons durement, tout cela est compatible avec la règle », ce qui serait différent si une personne milliardaire avait par exemple droit au même quota carbone, incessible, que n’importe qui d’autres. Ce développement n’est d’ailleurs pas l’expression, de ma part, d’une quelconque forme de supériorité morale. Mon propre comportement est imparfait puisque le système politique dans lequel nous vivons l’est largement. Pour le dire autrement, mon mode de vie, par ma situation sociale et l’histoire de mon pays, est un « jet privé » au regard des manières de vivre de centaines de millions d’autres humains sur Terre[17]. Cela n’invalide toutefois pas la distinction entre la lettre et l’esprit de la règle, qui apparaît également dans la condamnation de cette journée d’activités en prison : elle avait bénéficié de l’autorisation de l’administration pénitentiaire. Les condamnations viennent dire que celle-ci est caduque. L’esprit de la règle prévaut, là encore, sur la règle.
Quatrièmement, la dénonciation des milliardaires et celle de personnes faisant, pour un temps bref, une autre expérience que celle de la souffrance carcérale pourrait rejoindre une lecture individualisante des problèmes sociaux, qui ferait de l’individu le responsable de son sort. Si les personnes détenues ne doivent pas faire l’objet d’un « important changement de cœur, une conversion spirituelle ou une guérison clinique », pour reprendre la formule d’Erikson, attentes auxquelles invitent pourtant les étiquettes de « malades » ou de « réprouvés », il n’est pas nécessaire non plus d’espérer de la volonté des milliardaires ou de leurs bonnes œuvres, c’est-à-dire de leur réforme morale, un changement de comportements. Car ce qui permet de se déplacer d’un point à un autre du globe sans considération ni des distances ni de l’avenir n’est pas une tare morale ou une dérive psychiatrique mais bien, au bout du chemin, une responsabilité collective.
Fidèle au vieil adage « follow the money », il y a en effet davantage que des heures de vols dans le trajet des jets privés : des choix collectifs. Celle de réformes faites ou non-faites, de systèmes fiscaux et d’exemptions, de luttes parfois énoncées (contre la fraude fiscale) mais rarement mises en œuvre. Les heures de vol sont le reflet d’un système qui accepte ou reconduit une organisation politique, et des majorités électorales, qui organisent le démantèlement de la puissance publique et l’accaparement d’une minorité. De même pour la prison : les conditions de détention sont la sédimentation de choix collectifs. Si rien ne change, c’est que nous l’acceptons, peut-être en croyant qu’elles sont un instrument de dissuasion, comme si la double menace d’une peine et de ses conditions matérielles empêchait le passage à l’acte et effaçait les contextes sociaux.
Le temps d’un été, le télescopage de ces deux moments en apparence profondément séparés, et leur inégale condamnation, révèle des déviances solidement installées ou en cours d’élaboration. Du ciel aux prisons, elles nous montrent toutes les deux comment les possibilités de dignité sont encore largement à arracher à l’indifférence.