Le retour en grâce du syndicalisme américain
À la fin du mois de mars 2022, les travailleurs de l’entrepôt Amazon de Staten Island, à New York, votaient pour créer le premier syndicat de l’histoire de cette entreprise. Au même moment, à Bessemer, dans l’Alabama, les travailleurs d’un autre entrepôt votaient derechef – le premier scrutin, l’année précédente, avait été annulé, les agences publiques du travail jugeant que l’entreprise avait enfreint les règles. Ces David faisant face au Goliath de la mondialisation numérique ont suscité les espoirs de tous ceux qui, dans le monde, aspirent à une revitalisation syndicale. Or, ces élections s’inscrivent dans un contexte bien différent.
Dans plusieurs secteurs et sous différentes formes, les travailleurs américains sont engagés dans des mouvements qui révèlent les réalités d’un marché du travail fragmenté, et d’un système de relations professionnelles qui leur est défavorable. Déclenchée par les employés des cafés Starbucks, une véritable vague de syndicalisation s’est répandue parmi les travailleurs à bas salaire du secteur des services, en première ligne pendant la pandémie de Covid-19. D’autres secteurs du tertiaire ont, eux, été touchés par une multiplication de départs et de changements d’emploi, phénomène sans précédent baptisé désormais la « Grande démission ». Quant au secteur de la production, bastion du syndicalisme traditionnel, il a vu éclater en 2021 un très grand nombre de mouvements de grève. Le pic d’octobre (plus de 100 000 grévistes) a donné naissance à un néologisme : « Striketober » (contraction de strike, grève, et October).
Si les revendications des travailleurs ne datent pas d’hier, celles qui ont été portées lors de ces événements ont pour origine la dégradation des conditions de travail et de rémunération pendant la crise du Covid. La conjoncture met tout particulièrement en évidence la spécificité du modèle des relations d’emploi aux États-Unis. Plus que dans d’autres pays développés, les conditions de travail et de rémunération ainsi que la redistribution sociale et l’acquisition de nouveaux droits et protections sont déterminées par le contrat d’entreprise.
Du fait d’une réglementation fédérale minimaliste, de la grande disparité entre celles qui sont appliquées dans les différents États fédérés et des moyens insuffisants pour les faire respecter dans leur ensemble, le syndicalisme et les négociations collectives, expression du rapport de force social dans la relation contractuelle, jouent un rôle central dans la régulation du travail. L’idéologie et les pratiques antisyndicales qui caractérisent le patronat américain n’est pas sans rapport avec ces réalités structurelles.
Le droit du travail américain – Labor and Employment Law
Les systèmes de réglementation du travail et d’acquisition des avantages sociaux aux États-Unis se caractérisent par leur complexité. Loin de constituer un droit global et cohérent, ils résultent d’une accumulation de dispositifs législatifs, de règles jurisprudentielles et de pratiques collectives hérités de périodes historiques successives qui obéissent à des logiques différentes[1].
Le droit du travail, dans le sens de droits ouvriers collectifs – Labor Law –, est institué par le « National Labor Relations Act » (NLRA), dit « Wagner Act », de 1935. Censées constituer le meilleur mode de définition des termes de l’emploi et des conditions de travail, les négociations collectives se trouvent au cœur d’un système politique indirect de protection des droits collectifs des salariés. L’État se contente de fixer le cadre juridique décentralisé des relations de travail entre employeurs et employés, à travers la négociation, à l’échelle de l’entreprise, des conventions collectives locales. Celles-ci établissent les conditions de travail et de salaire ainsi que les avantages complémentaires aux prestations fédérales minimalistes introduites par la loi pour la sécurité sociale (« Social Security Act », 1935), comme la retraite, et offrent des garanties absentes du programme fédéral d’origine, assurance maladie ou congés payés entre autres.
L’autre grande loi héritée du New Deal, le Fair Labor Standard Act (FLSA, 1938), fixe les standards fédéraux relatifs à la semaine de travail : le salaire minimum, la durée légale de 40 heures et le paiement des heures supplémentaires au-delà.
La « révolution des droits » des années 1960 a introduit une réglementation publique du rapport individuel entre le salarié et son employeur. Cette intervention directe de l’État fédéral permet l’attribution de droits sociaux et érige de nouvelles formes de contrôle sur le travail en faveur des salariés non couverts par les droits collectifs. Entre 1964 et 1994, se sont succédées de grandes lois nationales issues de l’Employment Law, qui vont des droits civiques au congé familial, auxquelles est venue s’ajouter une jurisprudence portant sur la discrimination dite positive, l’Affirmative Action Law.
Depuis l’époque du New Deal, dont les négociations collectives ne concernaient pas la main-d’œuvre des secteurs agricole et domestique, les travailleurs noirs et immigrés ont été les laissés-pour-compte du contrat social rooseveltien, focalisé sur l’égalité économique dans la grande industrie. Ces nouvelles lois avaient donc pour vocation de répondre à l’aspiration aux droits civiques, et à mettre fin aux discriminations à l’emploi des femmes, des travailleurs appartenant aux minorités ethniques, des immigrés – catégories majoritairement présentes dans les services – et, plus tard, des travailleurs LGBT. Ce n’est donc que dans les années 1960 que l’« égalité des chances » s’introduit dans la conscience libérale et s’associe au rêve américain par le travail[2].
Dans ce cadre général du droit du travail américain – Labor and Employment Law –, les droits et protections ne s’appliquent généralement qu’aux employees, qu’on traduit en français par « salariés à plein temps », ce qui mérite un certain nombre de commentaires. Tout d’abord, cette exigence exclut des avantages et protections dont bénéficient les employees la plupart des travailleurs à statut précaire[3]. De plus, le type d’employee y ayant droit varie d’une loi à l’autre, notamment en fonction du nombre d’heures travaillées.
La définition juridique de la catégorie employee s’est également réduite au fil des jurisprudences, ne recouvrant plus désormais que les travailleurs dont les compétences en matière de gestion du personnel ne dépassent pas 15 % de leurs fonctions, ce qui exclut, par exemple, les infirmières en chef. De fait, lorsque l’on compare le taux de syndicalisation aux États-Unis à celui d’autres pays, on ne prend généralement pas suffisamment en compte le fait que les employées à partir du premier niveau d’encadrement, manager ou supervisor[4], ne peuvent adhérer à un syndicat.
Ces droits et protections des salariés ne s’appliquent pas, par définition, aux independent contractors, les indépendants dont le statut de travailleurs non juridiquement subordonnés relève de critères qui sont assez comparables dans la plupart des pays. C’est au National Labor Relation Board (NLRB) et aux administrations fédérales appropriées (administration du travail et administration fiscale), ou aux tribunaux, qu’il revient de déterminer si un travailleur relève de l’une ou l’autre de ces catégories, soit à l’occasion de plaintes déposées par des travailleurs déclarés indépendants par leur employeur alors qu’ils se considèrent comme salariés, soit lors de contrôles épisodiques. Le problème des salariés déguisés est récurrent aux États-Unis.
On estime en effet que près de 30 % des entreprises y ont recours dans les secteurs les plus variés, des professions intellectuelles et artistiques aux artisans de la construction et aux travailleurs les moins qualifiés, comme les gardiens d’immeuble. L’intérêt est d’éviter le paiement des contributions sociales patronales, qui représentent environ 30 % du salaire. Le phénomène a récemment fait la Une des médias lorsque l’on a réalisé son ampleur dans la nouvelle économie, celle des plateformes dites « allégées » – transport de passagers VTC, livraison de repas ou de produits alimentaires – dont le modèle économique se distingue par son usage extensif des technologies numériques et par le recours à une stratégie « disruptive » de conquête des marchés[5].
Elle est basée sur l’« hyper-externalisation[6] » du capital physique et de la main d’œuvre, et sur le recours à des travailleurs indépendants afin de contourner les obligations de l’employeur à leur égard, les privant ainsi des droits salariaux[7].
Un système d’accréditation défavorable aux syndicats
C’est le National Labor Relation Board (NLRB), agence fédérale dont les cinq membres sont nommés par le président et approuvés par le Sénat, qui est en charge de l’application des lois sur le travail et de l’organisation de la procédure d’accréditation des syndicats représentatifs. Cette procédure se déroule en deux étapes, ce qui la rend particulièrement ardue.
Dans un premier temps, il est nécessaire, pour les travailleurs souhaitant syndicaliser leur lieu du travail, d’obtenir le droit d’organiser un référendum d’accréditation. Cela passe par une pétition qui doit être signée par au moins 30 % des salariés d’une unité de négociation. Après enquête (validité de la pétition, pertinence de l’unité de négociation qui doit rassembler des salariés dépendant du même employeur et partageant une communauté d’intérêt), le NLRB engage la deuxième étape : la supervision d’un référendum à bulletin secret. L’accréditation du syndicat est obtenue s’il emporte la majorité absolue des suffrages exprimés. Il acquiert alors le monopole de la représentation de tous les salariés appartenant à l’unité de négociation en question, y compris ceux qui ont voté contre, et est habilité à engager une négociation collective avec l’employeur. Dans le meilleur des cas, celle-ci débouche sur un accord collectif d’une durée de trois ans, généralement, au bénéfice de l’ensemble des salariés.
Le droit syndical est plus restrictif dans les 27 États qui appliquent le « Right to Work », un statut dérogatoire inscrit dans la loi Taft-Hartely de 1947, qui a fait du Sud du pays un « désert syndical » et qui s’est récemment étendu à plusieurs États du Nord, y compris ceux qui connaissent une forte tradition syndicale, comme le Wisconsin, l’Indiana et le Michigan[8]. Dans ces États, même quand un syndicat est reconnu comme représentatif en remportant l’élection, il ne dispose d’aucune forme de monopole syndical et ne peut donc réclamer une cotisation auprès des travailleurs qui bénéficient de la convention collective, ce qui affaiblit son rapport de force et réduit ses moyens d’action. Une décision récente de la Cour suprême a par ailleurs étendu ce régime aux travailleurs du secteur public[9].
L’entreprise dispose du droit d’intervenir au cours d’une campagne de syndicalisation au nom de la « liberté d’expression de l’employeur », notamment en faisant appel à des consultants… en « évitement syndical » (union busting). Plus de la moitié des entreprises y ont aujourd’hui recours. Même si elles sont en forte augmentation depuis les années 1970, ces pratiques s’inscrivent dans une longue histoire d’hostilité anti-ouvrière, qui est une des caractéristiques majeures du patronat américain[10]. De nos jours, cette tradition s’exprime de manière particulièrement féroce dans la grande distribution, notamment chez Amazon et chez son concurrent, Walmart.
Dans plus de 40 % des campagnes d’accréditation, la NLRB a condamné les entreprises pour pratiques déloyales. Amazon, mais aussi Starbucks, ont dépensé récemment des millions de dollars en frais de consultants, recourant à différents moyens de propagande – sites internet et affichages –, et organisé des réunions obligatoires de salariés – c’est une technique légale et classique – pour influencer leur vote, allant jusqu’à proférer des menaces à peine voilées.
Les entreprises de la Silicon Valley et de la nouvelle économie numérique ont perpétué cette tradition mais sous une forme nouvelle. Comme l’ont précisé les compagnies de VTC Uber et Lyft dans leur dossier de demande d’entrée en Bourse, en 2019, le salariat, et donc toute revendication s’y référant, est contradictoire avec leur modèle économique. Entre les innombrables litiges en justice dans lesquels ces entreprises récusent la requalification des salariés déguisés, et le référendum populaire qui s’est tenu en Californie lors de l’élection présidentielle de novembre 2020[11] et au cours duquel ces compagnies ont cherché à imposer leur propre modèle d’emploi en dépensant près de 200 millions de dollars en publicité – ce qui en fait le référendum le plus cher de l’histoire –, les moyens pour combattre le salariat semblent illimités.
De surcroît, même si une élection lui impose la présence d’un syndicat représentatif, l’employeur n’est tenu, par la loi, qu’à négocier de « bonne foi », et rien ne l’oblige à mener à terme ces négociations. Selon une étude de Kate Bronfenbrenner[12], moins de 50 % des campagnes de syndicalisation parviennent à organiser une élection. Dans le cas d’une victoire, 50 % seulement des nouveaux accords sont négociés dans l’année qui suit la mise en place d’un nouveau syndicat et, après trois années, 30 % des élections n’ont toujours pas abouti à une négociation.
Cette stratégie d’usure affaiblit les jeunes syndicalistes, surtout dans les entreprises où la rotation du personnel est fréquente et donc la base syndicale fragile. De fait, Amazon, tout comme Starbucks, n’hésite pas à jouer avec les règles pour repousser l’échéance des négociations, faisant appel des résultats des scrutins en invoquant des pratiques déloyales de la part des syndicalistes. Même dans le cas d’un accord éventuel, rien ne garantit la qualité du contrat négocié. Faut-il s’en étonner lorsqu’on connaît le déséquilibre du rapport de forces qui oppose ces jeunes syndicats aux multinationales dans la négociation ?
Le syndicalisme et le « rêve américain » de la classe moyenne
Durant plus d’une génération, après la Seconde Guerre mondiale, l’aspiration des cols bleus américains à accéder au niveau de vie de la classe moyenne – le « rêve américain » – s’est concrétisée grâce au contrat social[13]. Si, dans le secteur privé, le taux de salariés couverts par des contrats collectifs n’a jamais dépassé 30 %, atteignant son plus haut dans les années 1950, les gains substantiels obtenus par ce système de régulation au profit des syndiqués ont eu un effet d’entraînement pour l’ensemble de la population active. La corrélation entre le nombre de travailleurs syndicalisés et la part du PIB allant aux 60 % d’Américains à revenu moyen, définis ainsi comme faisant partie de la classe moyenne, a été établie, tout comme par la suite la corrélation entre le déclin du syndicalisme et le recul de la classe moyenne[14].
Vers la fin du siècle dernier, ce rêve peinait à se réaliser. La mondialisation a entraîné une forte désindustrialisation et des délocalisations qui sapent les bastions du syndicalisme et les bases des négociations collectives. Par ailleurs, les restructurations à l’intérieur même du pays ont favorisé le recours à la main-d’œuvre industrielle peu syndiquée et moins rémunérée du Sud aux dépens des régions du Midwest et des côtes Est et Ouest, où le syndicalisme est davantage implanté. De même, les syndicats sont peu présents dans le secteur émergent des services, où les employeurs privilégient les contrats précaires, ce qui permet de miner la syndicalisation.
De 1983 à 2016, la part des travailleurs membres d’un syndicat a été quasiment divisée par deux, passant de 20,1 à 10,7 %. Mais ce déclin a été beaucoup plus prononcé dans le secteur privé, où elle est passée de 16,8 à 6,4 %, alors que le taux de syndicalisation dans le secteur public, qui lui est près de six fois supérieur, n’a observé qu’un léger fléchissement (36,7 % en 1983 contre 34,4 % en 2016), même s’il a pu baisser brutalement dans les États ayant récemment adopté des législations antisyndicales. C’est sur le désarroi de ces bastions industriels et syndicaux dévastés par la désindustrialisation que Donald Trump s’est appuyé pour remporter l’élection présidentielle : 27,2 % de l’électorat de la classe ouvrière blanche qui avaient voté pour Obama en 2012 ont voté pour Trump en 2016, représentant 13% de son électorat. Ces voix ouvrières ont fait basculer de justesse des États clés du Midwest – Pennsylvanie, Wisconsin, Michigan –, lui permettant de devenir le 45e président des États-Unis.
Les travailleurs américains en mouvement
C’est dans ce contexte que s’inscrivent les différents mouvements de travailleurs que connaissent aujourd’hui les États-Unis, dont le plus marquant est assurément la revitalisation syndicale en cours[15].
La citadelle Amazon
La campagne de syndicalisation chez Amazon est exemplaire à plus d’un titre. À travers les luttes qu’ont menées, d’une part, l’entrepôt de Bessemer dans le sud profond de l’Alabama, où, après l’échec d’une première tentative en 2021, les syndicalistes semblent désormais plus près de leur but[16], et d’autre part, celui de Staten Island, à l’autre bout du pays, dans la ville de New York où le taux de syndicalisation est parmi les plus élevés[17], qui vient de réussir à imposer pour la première fois à cette entreprise la présence d’un syndicat, c’est toute l’histoire du mouvement ouvrier américain qui s’est jouée.
Ces deux combats ont évidemment le même objectif : la syndicalisation du site de travail. Les travailleurs se sont dressés contre les pratiques néo-tayloristes du groupe qui, « dans une course au “toujours plus” », impose des rythmes de travail de plus en plus élevés pour raccourcir les délais[18]. La gestion algorithmique des opérations oblige les travailleurs en bout de chaîne à finaliser les commandes en effectuant des tâches répétitives à une cadence dictée par les robots qui vont chercher les produits sur les rayonnages. Le temps de travail est long et le nombre de pauses réduit, même lorsqu’il s’agit d’aller aux toilettes. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que les travailleurs de chez Amazon et les chauffeurs-livreurs aient un taux d’accident de travail supérieur à celui des concurrents, tels Walmart ou UPS[19].
C’est cette dureté qui a incité une partie significative des travailleurs à vouloir s’organiser, malgré une rémunération de base de 15 dollars de l’heure (14,29 euros) dont la compagnie se vante, sachant que le taux du smic fédéral n’est que de 7,25 dollars (6,92 euros). Notons que c’est à la suite des mobilisations des travailleurs lors du mouvement « Fight Four Fifteen and for the Union » (FFF) organisé par le syndicat Service Employees International Union (SEIU) en 2012, dans les secteurs de la restauration rapide et de la grande distribution (mouvement qui reçut un large soutien de la population) que l’entreprise, à l’instar de son concurrent Walmart, a procédé à une augmentation de salaire dans le but de contourner la syndicalisation.
En quatre ans, près de 22 millions de salariés, soit un nombre de personnes concernées jamais atteint depuis cinquante ans, dont une majorité de Noirs et d’Hispaniques, ont pu bénéficier d’une augmentation du salaire minimum par le biais de décrets, lois et conventions établis à différentes échelles (quarante-neuf villes, six États et des dizaines d’entreprises), un résultat à mettre directement au crédit de ce mouvement social[20]. De la même façon, c’est face à la menace de campagnes de syndicalisation que la direction d’Amazon a augmenté de 3 dollars, en 2021, son traitement de base pour les primo-entrants. Si l’entreprise met en avant les avantages généreux offerts aux salariés, comme l’assurance maladie, en réalité peu d’entre eux en bénéficient, une durée d’emploi d’au moins un an étant nécessaire pour y avoir droit alors que le taux de rotation du personnel s’élève à près de 150 %. Autrement dit, un nombre significatif de travailleurs ne restent que quelques mois chez Amazon, le personnel de ses entrepôts est renouvelé deux fois plus souvent que chez ses concurrents[21].
C’est la dégradation des conditions de travail pendant la pandémie qui a mis le feu aux poudres. La première grève a éclaté à l’entrepôt JFK8 de Staten Island pour protester contre l’insuffisance des mesures sanitaires. À la suite de son licenciement, Christian Smalls, l’organisateur du mouvement, va fonder l’Amazon Workers Union et mener avec succès la campagne de syndicalisation dans cette usine. En un an, entre février 2020 et mars 2021, trente-sept plaintes vont être déposées contre Amazon auprès du NRLB. En décembre 2021, lors d’une tornade, la mort de six travailleurs dans un entrepôt de l’Illinois que la direction n’avait pas évacué va provoquer un choc dans la population.
L’interdiction pour les ouvriers de garder leur portable sur leur lieu de travail, levée pendant la pandémie, avait été rétablie, les empêchant de recevoir les messages d’alerte du service météo. La manifestation des travailleurs d’Amazon à Times Square, le 21 décembre, retransmise à la télévision, ou les grèves sauvages qui ont éclaté ici ou là, comme celle de soixante travailleurs dans trois entrepôts de la côte Est, au mois de mars – ils réclamaient une augmentation de salaire et le rétablissement de la pause de 15 à 20 minutes accordée pendant la pandémie – illustrent, s’il en était besoin, la montée de la colère.
Mais comment expliquer que, dans des conditions comparables, les luttes menées à Staten Island et à Bessemer aient obtenu des résultats différents ? Certains spécialistes estiment que les travailleurs de Bessemer ont commis une faute tactique en faisant campagne presque exclusivement par voie de communication électronique, plutôt que d’engager un travail de fond en allant directement convaincre les intéressés. Il faut dire, à leur décharge, que la pandémie n’a pas facilité les choses. Par ailleurs, contrairement à ce qui est préconisé dans le système d’« organizing[22] », la solidarité de la population locale et de ses élites, en particulier de la communauté noire – élus, pasteurs – n’a pas été mobilisée, alors que 85 % des travailleurs de l’usine sont afro-américains[23]. Le soutien national et symbolique apporté, entre autres, par Bernie Sanders, les basketteurs de la NBA et le mouvement Black Lives Matter n’aura pas suffi.
D’un autre côté, gagner des élections d’accréditation syndicale aux États-Unis n’est pas chose aisée, nous l’avons vu, surtout dans cette région. Même le grand syndicat de l’automobile UAW n’a connu ces dernières années, dans plusieurs usines des États du Sud, que des échecs dans ses tentatives, notamment à deux reprises chez Volkswagen, à Chattanooga dans le Tennessee, et chez Nissan, dans le Mississippi.
Il faut également préciser que la victoire de l’Amazon Labor Union (ALU) à l’entrepôt JFK8 de Staten Island est suspendue[24], à la suite d’une plainte déposée par la compagnie contre les syndicalistes pour pratiques déloyales et qui a donné lieu à une enquête du NLRB. De plus, cette victoire a été suivie, quelques semaines plus tard, par une défaite dans un entrepôt avoisinant, le LBJ15 : sur 1 600 électeurs, 380 ont voté en faveur du syndicat et 618 contre. Christian Smalls a relativisé l’échec, affirmant son intention de continuer la lutte : « C’est un marathon, pas un sprint. On sait tous qu’il va y avoir des victoires et des défaites. La campagne à JFK8 a été organisée depuis plus d’un an et par des travailleurs de l’usine qui jouissent de la confiance de leur base, alors que la campagne à LBJ5 n’a duré que quelques mois ».
Une deuxième défaite dans un autre entrepôt proche a été enregistrée peu après. De nombreux facteurs peuvent influer sur le processus de syndicalisation. À la différence de JFK8, bon nombre de travailleurs de ces deux derniers sites ont un statut précaire. Leur demande principale est l’augmentation du nombre d’heures de travail, ce qui va dans le sens des revendications syndicales mais les rend aussi plus sensibles aux pressions de l’employeur[25]. Parmi les autres revendications de l’ALU, on peut mentionner des pauses plus longues, des congés payés en cas d’accident du travail et une augmentation conséquente du salaire – jusqu’à 30 dollars de l’heure –, étant donné le coût élevé de la vie dans la région.
Il n’en demeure pas moins que l’élan et l’enthousiasme sont déterminants dans ce genre de bataille, et les déconvenues récentes pourraient refroidir les ardeurs de ceux qui, dans plus de cent entrepôts, ont pris contact avec le jeune syndicat. À l’heure actuelle, un seul a gagné le statut de syndicat représentatif dans un des 1 137 entrepôts que compte l’entreprise, et cette victoire est désormais contestée, aucun contrat n’a été signé. On est encore loin du compte.
Les travailleurs de Starbucks continuent sur leur lancée
La vague de syndicalisation a débuté dans les cafés de la chaîne Starbucks, industrie des services à bas salaire, où seulement 1,2 % des travailleurs étaient syndiqués en 2021. En 2022, plus du quart des demandes d’élections proviennent de ce secteur. Depuis les deux premières victoires remportées en décembre 2021 à Buffalo, dans l’État de New York, 43 cafés ont voté en faveur d’un syndicat, y compris dans des États très peu syndicalisés comme l’Arizona, et 250 ont déposé un dossier de demande pour l’organisation d’un vote dans plus de 30 États. Trois cafés ont voté contre la syndicalisation.
La victoire du site de torréfaction de Manhattan marque l’extension du mouvement au secteur manufacturier. Au regard des 20 à 30 employés par café en moyenne, la centaine de salariés qu’il emploie peut sembler significative, mais ces effectifs restent modestes, comparés aux milliers de personnes qui travaillent dans un entrepôt d’Amazon ; l’effectif réduit facilite la construction d’un collectif de travailleurs motivés.
Les revendications portées par les employés sont nombreuses, malgré la culture socialement progressiste de cette compagnie, qui aime à se présenter en modèle en faisant valoir les avantages qu’elle offre à ses salariés. Parmi ceux-ci, on peut citer un salaire horaire de base qui devait atteindre 15 dollars au mois d’août 2022, le salaire moyen étant, lui, de 17 dollars, soit bien plus que les 12 dollars pratiqués dans ce secteur ; mais aussi l’attribution de stock-options et de bourses d’études pour les étudiants. La compagnie se vante également de proposer une assurance maladie, même si peu de travailleurs y ont réellement droit, faute d’un nombre d’heures de travail suffisant (20 heures par semaine), et que le taux de couverture est relativement faible.
Les principales revendications touchent, entre autres, à l’augmentation des salaires et du nombre d’heures travaillées, à une meilleure organisation du travail et à la révision du système des pourboires. Les premiers débrayages visaient à protester contre les conditions de travail qui ne respectaient pas les mesures sanitaires pendant la pandémie, à réclamer une « prime Covid » et à s’opposer à la suppression des prestations alimentaires pour le personnel, à un moment où les bénéfices de l’entreprise avaient fortement augmenté.
Quelques semaines après le début de la vague de syndicalisation, l’entreprise a demandé à son ancien PDG, Howard Schultz, d’en reprendre la direction. Chantre du progrès social, Schultz n’en est pas moins représentant d’une ligne dure sur la question syndicale. Durant ses cinquante années d’existence, la compagnie n’a jamais toléré la présence d’un syndicat dans ses murs. Cette fois encore, même si de nouveaux avantages sont proposés aux salariés – augmentation de salaire, meilleure prise en compte de l’ancienneté, amélioration du système des pourboires – l’absence de syndicat dans le café qui les emploie demeure la condition pour en bénéficier. De même, si la direction de l’entreprise a proposé d’aider financièrement une employée devant voyager dans un autre Etat pour avoir accès à un avortement, il semblerait que le mesure ne s’appliquerait pas aux syndiquées.
Diverses tactiques sont employées pour contrer les tentatives de syndicalisation, entre autres, l’envoi de cadres pour décourager le personnel et de nouvelles embauches pour diluer les voix favorables lors des scrutins. Le NLRB a d’ailleurs engagé une action contre Starbucks pour avoir licencié des syndicalistes qui avaient participé à une campagne d’accréditation dans un café de Memphis, dans le Tennessee. Symbole fort, l’entreprise a fait appel aux services de l’agence Pinkerton, connue pour avoir fait régner la loi du marché dans le Far West et dont l’implication dans le massacre de Haymarket Square à Chicago, le 3 mai 1886, est maintenant avérée. Ses agents ont notamment pour mission d’infiltrer la clientèle pour intimider les salariés et favoriser la rotation du personnel.
Si le mouvement semble désormais bien lancé, rappelons tout de même que les États-Unis comptent près de 9 000 cafés Starbucks et que, pour l’heure, aucun contrat n’a encore été négocié.
Une vague qui s’étend au secteur des technologies
Fin juin, les travailleurs d’un magasin Apple près de Baltimore, dans le Maryland, sont entrés à leur tour dans l’histoire : à 65 voix contre 33, ils ont plébiscité l’introduction du premier syndicat dans cette entreprise. D’autres campagnes sont en cours, à New York et à Atlanta, en Géorgie, où une demande d’élection a été déposée auprès du NLRB. Certes, le rapport de force est bien inférieur à celui d’un entrepôt Amazon par la faible importance de leur chiffre d’affaires – la vente en magasin ne représente que 17% du chiffre d’affaires de l’entreprise, et 6% des ventes totales – mais en même temps, grâce à leur expertise technique, les vendeurs sont difficiles à remplacer.
Il reste que, face aux revendications salariales et dans une volonté de contourner les tentatives de syndicalisation, la première entreprise américaine en matière de cotation sur les marchés (la première également à avoir dépassé le cap des 3 000 milliards de capitalisation boursière) vient de fixer le salaire horaire de base à 22 dollars, soit une augmentation de 45 % par rapport à 2018. Cependant, d’autres revendications, parmi lesquelles l’accès aux stock-options ou l’augmentation du compte d’épargne retraite en actions, n’ont pas été satisfaites.
Grâce à des conditions de travail favorables et à des rémunérations élevées, la Silicon Valley était parvenue jusqu’à présent à éviter la création de syndicats. Certaines entreprises font face, désormais, à un activisme des employés qui s’exprime dans de nombreux domaines, y compris sociétaux. Le tout nouveau syndicat du conglomérat Alphabet (Alphabet Workers Union) regroupant, entre autres, Google, YouTube, Waymo, Verily, Fitbit, et Wing, ne limite pas son action à la question des salaires et des conditions de travail, mais fait aussi la promotion de la « solidarité, de la démocratie, et de la justice sociale et économique », comme le précise son site.
Comparé aux 156 500 employés que compte le groupe à travers le monde en 2021, dont 98 700 aux États-Unis, ses 900 membres sont loin de pouvoir obtenir une accréditation formelle, mais ils disposent de moyens d’influence morale qui ont déjà porté leurs fruits. En 2018, 20 000 salariés ont arrêté le travail pour obliger la compagnie à renoncer au versement d’une prime de départ à des cadres supérieurs ayant dû démissionner à la suite d’accusations de violences sexuelles. La prise de position des salariés a par ailleurs contraint la direction de l’entreprise à se retirer de certains programmes pour le Pentagone, à corriger des pratiques de discrimination raciale, ou à attribuer un salaire horaire minimum de 15 dollars et une assurance maladie aux travailleurs de ses sous-traitants.
Le mouvement de syndicalisation est parti comme une trainée de poudre : dans la distribution – la chaine d’alimentation Trader Joe’s, les magasins de matériel sportif REI – ; dans une compagnie aérienne, Delta, où le personnel à bord n’était pas syndicalisé ; de nouveau dans la restauration rapide…
« The Great Resignation »
Ces mouvements, constituant une petite « révolution à l’échelle américaine[26] », s’inscrivent dans un contexte social très favorable aux travailleurs et dépendent pour beaucoup de lui. Dans un marché du travail en tension, ceux-ci ont en effet davantage les moyens de faire pression sur les entreprises pour obtenir de meilleurs salaires et autres avantages. Conséquence directe de cette situation, un phénomène a récemment vu le jour, celui de « la grande démission », The Big Quit.
Après quatre mois consécutifs de records battus, le mois de novembre 2021 a enregistré 4,5 millions de travailleurs ayant démissionné ou changé d’emploi, soit 3 % de la population active, l’année connaissant la démission de 26% de la population active non agricole, des niveaux sans précédent. Deux ans seulement après la perte de 20 millions d’emplois due à des fermetures d’entreprises et aux licenciements massifs qui en ont résulté, la situation s’est inversée, créant un déséquilibre entre emplois vacants et travailleurs disponibles.
Les employés les plus concernés par le phénomène sont ceux du secteur des services à bas salaire, non syndicalisés, qui ont subi de plein fouet les conséquences de la pandémie. C’est-à-dire tous ces travailleurs en première ligne, victimes d’un burn-out – personnels de santé, camionneurs, livreurs, conducteurs de bus, enseignants, vendeurs – ou d’une perte d’emploi, notamment dans les secteurs du tourisme et du divertissement.
La forte réaction qui s’en est suivie est l’expression d’une demande refoulée de personnes ayant voulu quitter leur emploi pendant la pandémie en raison de conditions de travail dégradées et de l’absence de protections sanitaires satisfaisantes, mais qui craignaient de le faire en une période de chômage élevé (presque 15 % au deuxième trimestre de 2020). S’y sont greffées des revendications salariales afin d’affronter la poussée inflationniste résultant de l’injection de fonds publics pour soutenir l’économie et la concurrence, et pour répondre à la rupture des chaînes d’approvisionnement, aggravée depuis par la guerre en Ukraine.
La pénurie de main-d’œuvre fait que les travailleurs sont maintenant en position de force pour négocier auprès des entreprises, qui peinent à retrouver leur niveau d’activité d’avant crise. Lors de la réouverture des établissements, en 2021, consécutive à l’accès aux vaccins, les employeurs de la restauration et de l’hôtellerie (6,9 % de démissions en novembre), de même que ceux de la distribution (4,4 %), ont rencontré de grandes difficultés pour recruter. Mis en concurrence, ils commencent maintenant à proposer des salaires et des primes plus avantageux pour attirer les candidats.
Les travailleurs en première ligne, épuisés, ont été nombreux à quitter leur emploi. Les métiers de la santé et des services à la personne ont connu un taux de démission de 6,4% en novembre 2021. Certains ont également démissionné pour s’occuper d’un proche tombé malade. La pandémie a aussi précipité le départ à la retraite d’une partie non négligeable des baby-boomers dû, en plus des facteurs mentionnés, à l’augmentation des valeurs boursières et immobilières qui leur permet d’assurer leurs pensions.
Mais la crise Covid a surtout été l’occasion d’une prise de conscience chez les travailleurs, qui ne souhaitent plus désormais sacrifier leur bien-être et leur santé, voire risquer leur vie, pour des emplois qui ne leur plaisent pas ou ne leur permettent pas d’avoir accès à un logement décent ou de bénéficier d’une assurance maladie. Elle a aussi permis de souligner l’ampleur des inégalités, accentuées par l’explosion des bénéfices réalisés par leur propre entreprise.
Amazon, dont le patron Jeff Bezos s’est livré à une véritable provocation en effectuant son premier vol habité dans l’espace en pleine pandémie, en est l’exemple le plus caricatural. L’expérience vécue des risques professionnels, le télétravail, le confinement, qui a été l’occasion pour certains de consacrer du temps à la réflexion, ont permis à bon nombre de travailleurs de modifier la perception qu’ils avaient de leur emploi, de leurs employeurs, des nouvelles opportunités qui s’offraient à eux et de la qualité de leur vie au travail.
Ce mouvement de protestation, appelé désormais la « grève générale 2021 », est d’abord et avant tout l’expression d’un éveil des consciences…
« Striketober »
Avec plus de 100 000 Américains ayant fait grève en octobre 2021, « Striketober » représente la plus forte mobilisation sociale dans ce pays depuis les années 1970. Profitant de la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs, les travailleurs syndicalisés choisissent la voie de l’action collective pour affirmer leurs revendications et protester contre leurs conditions de travail, en particulier la pénibilité des heures travaillées pendant la pandémie. Dès le 22 octobre, ABC News rapporte que 43 des 255 grèves de l’année, soit près de 17 % d’entre elles, ont eu lieu en octobre, alors que l’année 2020 n’en avait connu que 54. Pour le New York Times, l’explication du phénomène est claire : « Les travailleurs américains sont exploités, et ils en ont assez ! »[27].
La première grève à grande échelle est déclenchée dans l’entreprise du secteur agroalimentaire Kellogg’s, où 1 400 travailleurs arrêtent le travail le 4 octobre, et poursuivent leur action pendant deux mois, tout en refusant le premier contrat proposé par la compagnie. Ils finissent par obtenir des augmentations de salaire et d’autres avantages, et surtout la fin du système à deux vitesses qui vise à miner la solidarité collective, les primo-entrants étant traités sur une échelle de salaire plus basse que les anciens, et ne bénéficiant pas des mêmes avantages, notamment de l’assurance maladie.
Les grèves touchent tout le pays et de nombreux secteurs. Dans celui de l’agroalimentaire, encore, les employés de Nabisco décrochent une augmentation de salaire et de la contribution de l’entreprise aux comptes individuels de retraite, ainsi qu’une prime de 5 000 dollars. Dans l’entreprise de machines agricoles John Deere, 10 000 travailleurs répartis sur quatorze sites et dans plusieurs États arrêtent le travail le 14 octobre jusqu’au 17 novembre. C’est leur première grève depuis trois décennies. Ils obtiennent une augmentation des salaires, des pensions de retraite et des primes.
Des employés des métiers de la santé entrent, eux aussi, dans le mouvement et cessent le travail. Comme dans d’autres pays, les conditions de travail dangereuses et épuisantes, ainsi que l’offre d’une rémunération à des taux horaires plus élevés faite aux infirmières libérales en vue de les attirer ont fini par excéder le personnel. Des milliers d’employés se sont mis en grève ou ont déposé des préavis dans plus d’un tiers des hôpitaux de la Californie. Ils seront 31 000 chez le géant de la santé Kaiser Permanente, et 2 000 dans un hôpital de l’Indiana.
Dans la distribution, plus de13 000 travailleurs syndiqués des supermarchés Kroger, à Houston, dans le Texas, réclament une augmentation de salaire et une meilleure assurance maladie. Après neuf jours de grève, en janvier 2022, les 8 400 travailleurs syndiqués de la même entreprise, à Denver, dans le Colorado, obtiennent une augmentation de plus de 5 dollars de l’heure, une meilleure pension et une assurance maladie. On pourrait aussi mentionner des mineurs dans l’Alabama, ou des doctorants-assistants dans les grandes universités. La liste est longue…
L’étendue de ce vaste mouvement est impossible à évaluer, car les débrayages de moins d’une journée ou les grèves de moins de 1 000 personnes ne sont pas comptabilisés par le ministère du Travail. C’est le cas des salariés de McDonald’s qui ont débrayé dans au moins dix villes à travers le pays contre le harcèlement sexuel, en reprenant les mots d’ordres de « Fight For Fifteen » pour une augmentation des salaires et des droits syndicaux.
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Sans pouvoir présager de la portée de son élan, la vague de protestation sociale et de revitalisation syndicale que connaissent les États-Unis est, comme le soulignait le Wall Street Journal dès le vote favorable des premiers cafés Starbucks, en décembre 2021[28], le signe de « nouveaux rapports de force dans le monde du travail ». Les conditions du marché de l’emploi restent favorables aux travailleurs : le taux de chômage n’est que de 3,6 % au mois de mai et 44 % de la population se dit à la recherche d’un emploi mieux rémunéré[29]. Le secteur du tourisme, qui fait appel à de nombreux métiers précaires, risque fort d’être perturbé cet été, par manque de saisonniers[30].
Ces évolutions traduisent un changement profond des mentalités et une réelle prise de conscience. Le mouvement bénéficie d’ailleurs d’un fort taux de sympathie auprès de la population : 68% des Américains, selon un sondage Gallup de 2021, sont favorables aux syndicats, une proportion qu’on n’a pas connue depuis les années 1960, et qui est même supérieure chez les 24-35 ans. C’est en effet à une jeune génération de travailleurs qu’on doit ce renouveau. Plus éduqués que leurs aînés, ayant bien souvent fait des études supérieures, mais déclassés par la polarisation du marché du travail, ils sont d’autant plus sensibles aux injustices. Face aux nombreux obstacles institutionnels et culturels, ils sont aussi plus capables de mobiliser de nouvelles ressources.
Il leur sera pourtant difficile d’inverser la tendance déclinante du syndicalisme, qui ne représentait plus que 10,3 % de la population active, en 2021[31]. Une refondation du droit du travail et un renforcement des moyens alloués aux institutions chargées de veiller à son application, changeraient la donne[32]. Poussé par son parti, qui a besoin de renouer avec sa base ouvrière, et par les mouvements sociaux qui ont essaimé pendant la pandémie, le démocrate centriste Joe Biden aspire désormais à être « le président le plus pro-syndical de l’histoire ». Il a de fait nommé un ministre du Travail et des juges du NLRB favorables aux syndicats, avant de déposer au Congrès le « Protecting the Right to Organize Act » (PRO).
Ce projet de loi assure aux travailleurs le droit effectif de s’organiser en syndicats et de négocier des contrats grâce à la reconnaissance d’un syndicat représentatif sur la simple obtention d’une majorité de volontés déclarées ; grâce aussi à l’abrogation du régime Right-to-Work et à l’interdiction effective des pratiques antisyndicales du patronat, comme le recours à des contractuels pour remplacer les grévistes. Or, s’il a déjà été voté par la Chambre des représentants, ce projet de loi reste bloqué au Sénat en raison d’une disposition constitutionnelle particulière qui veut que 60 % des voix (super-majorité) sont nécessaires pour assurer le passage d’une loi lorsqu’une minorité de blocage (filibuster) s’y oppose. La courte – et fragile – majorité démocrate ne suffira pas, et, si l’on en croit les sondages, les prochaines élections de mi-mandat ne devraient pas arranger les choses.
Le succès remporté par les syndicalistes chez Amazon et Starbucks est dû à l’organisation des campagnes par la base, celle que forment les militants issus de leurs rangs, qui partagent le même sort que leurs collègues et sont donc à même de gagner leur confiance. Le silence des dirigeants des grands syndicats et de la direction de la confédération AFL-CIO interroge d’autant plus. Car pour Steven Greenhouse, longtemps spécialiste du syndicalisme au New York Times[33], remédier à la crise du syndicalisme nécessiterait le lancement d’une vaste campagne nationale dont eux seuls ont les moyens. Si certains syndicats semblent prêts à s’y engager, tel le syndicat des services, SEIU, et celui des camionneurs, Teamsters, les lourdeurs structurelles du syndicalisme et les difficultés du Parti démocrate, embourbé dans des conflits internes, sont autant de facteurs paralysants[34]. Les jeunes syndicats dynamiques, qui ne sont pas membres de la confédération, n’ont pas été invités au récent congrès du juin 2022.
Cependant, il se pourrait que le vent du changement finisse même par atteindre les dirigeants des entreprises. Dans certains secteurs, l’hôtellerie et la construction, les employeurs sont maintenant majoritairement partisans de la reconnaissance d’un syndicat représentatif, dès lors qu’il recueille 50 % d’intentions favorables, sans être obligé de recourir à un référendum. Le besoin de services de qualité est à l’avantage des travailleurs, contrairement au secteur industriel où, dans 75 % des cas, l’employeur, face à une campagne de syndicalisation, menace de délocaliser la production.
Par ailleurs, à la différence d’autres GAFAM, Microsoft annonce ne pas s’opposer au processus de syndicalisation en cours dans l’entreprise de jeux vidéo Activision Blizzard Inc. qu’il est en train d’acquérir. Même les entreprises les plus réfractaires, telles Amazon et Starbucks, doivent dorénavant affronter la « rébellion » de certains actionnaires qui les appellent à améliorer le traitement des travailleurs dans tous les domaines. Il faut dire que les 4 millions de dollars dépensés par Starbucks à des cabinets d’évitement syndical n’ont pas empêché le vote en faveur de la syndicalisation dans les trois cafés de Buffalo où une élection a eu lieu[35].
En attendant, ces guerriers précaires qui lèvent la tête face aux monstres de la mondialisation, ceux-là mêmes qui font fi de tous les gouvernements de la planète, sont à même de fabriquer de nouveaux héros mythiques, tels que les chérissent, les Américains. C’est le retour en force de ce rêve, qui n’arrêter pas de renaitre.