Politique

Éric Zemmour : du polémiste à l’entrepreneur politique

Sociologue, Politiste

L’affaiblissement des partis et leurs difficultés, voire leur incapacité à désigner un leader incontesté – et accessoirement performant – pour mener le combat électoral en vue de l’élection présidentielle laissent une opportunité de plus en plus grande à des entreprises individuelles dans lesquelles, selon la formule consacrée, ce n’est plus le parti qui fait le leader mais le leader qui fait le parti. Comme avant lui Emmanuel Macron, Éric Zemmour s’est engouffré dans la brèche. Retour sur sa campagne.

La campagne d’Éric Zemmour et la création de son parti Reconquête ! constituent un objet d’analyse plus complexe qu’il n’y paraît : il ne saurait se réduire à la figure d’un journaliste recyclant son talent éprouvé de polémiste médiatique dans une bataille politique, voire à celle d’un essayiste à succès ou d’un tribun télévisuel porté un large public rejoignant ses idées et ses positions politiques au fil de sa campagne, ainsi qu’ont pu le laisser croire un temps les sondages (le « potentiel électoral » d’EZ a été estimé à 18 % dans un sondage IFOP paru le 8 juin 2021[1]).

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Il est nécessaire de se départir de la fascination-répulsion éprouvée envers l’individu Zemmour pour considérer « l’entreprise Zemmour » dans son ensemble et sur le temps long et l’appréhender comme le produit de la combinaison d’un travail relativement classique de construction d’un appareil politique (le parti Reconquête !) – mené cependant en un temps-record et de façon particulièrement efficace – liant, à la fois, mobilisation numérique et travail militant de terrain,  prenant appui sur la « personnalité » du candidat, érigé en figure de chef charismatique aux multiples facettes publiques[2].

Construction partisane et mise en récit de la candidature Zemmour

L’affaiblissement des partis et leurs difficultés, voire leur incapacité à désigner un leader incontesté – et accessoirement performant – pour mener le combat électoral en vue de l’élection présidentielle ont laissé une opportunité de plus en plus grande à des entreprises individuelles dans lesquelles, selon la formule consacrée, ce n’est plus le parti qui fait le leader mais le leader qui fait le parti. Éric Zemmour, et avant lui Emmanuel Macron en 2017 (voire Jean-Luc Mélenchon en 2017, puis 2022) ont démontré que, plutôt que de tenter un combat perdu d’avance au côté des grands partis (primaire restreinte ou élargie, prise de pouvoir à l’intérieur d’un parti, etc.), il était désormais possible, avec certaines chances de succès, de créer pour mener campagne, une entreprise personnelle « ad hoc » à sa main.

Une telle opération contourne les multiples obstacles que rencontre le postulant au soutien d’un parti existant mais pose, en premier lieu, vis-à-vis de l’extérieur (commentateurs et profanes de la politique), la question de sa légitimité. C’est ainsi que dans le cas d’Emmanuel Macron (avec la mobilisation des « marcheurs » dans les premiers temps de la campagne de 2017), comme celui d’Éric Zemmour cinq ans plus tard, la mise en scène d’un soutien populaire demeure un élément essentiel de légitimation de la candidature.

Deux éléments donnent corps à l’idée que l’entreprise politique personnelle d’EZ serait la réponse à une mobilisation venue d’«en bas » et qu’elle prendrait appui dès l’origine sur une intense mobilisation populaire.

En premier lieu, c’est le récit produit par EZ lui-même, justifiant sa candidature, qui se présente comme le résultat d’une réflexion ayant rendu celle-ci inéluctable, afin de répondre aux éléments d’une « crise » (en premier lieu civilisationnelle, largement provoquée selon lui par la question migratoire et ses conséquences) à laquelle ne répondrait, à droite, aucune des offres politiques. Outre qu’il dédouane cette entreprise personnelle de la figure stigmatisée du politicien mû par sa seule ambition face aux compromissions découlant de l’exercice du pouvoir et aux nécessités de « faire carrière » en politique (qu’EZ a constamment dénoncé dans ses livres), elle désamorce une partie des critiques qui disqualifieraient d’entrée de jeu cette entreprise « personnelle », concurrente de celles portées par les partis de droite.

De ce point de vue, et pour des raisons diverses, la candidature d’Éric Zemmour avant même qu’elle soit déclarée, a été prise au sérieux par l’ensemble des médias et n’a jamais été traitée comme celle d’un de ces figurants routiniers de la Présidentielle (Poutou, Dupont-Aignan, Lassalle…), bien qu’il ne représente aucun courant politique institutionnalisé et qu’il soit un néophyte en politique dénué à la fois d’expérience (comme EM en 2017, il n’a jamais été élu), et de capital politique ou bureaucratique institutionnalisé pour ce poste (il est diplômé de Science po Paris mais a raté son entrée à l’ENA). Des scénarios politico-journalistiques s’échafaudent autour de sa candidature à mesure qu’elle prend – médiatiquement – consistance. Il pourrait ainsi l’emporter sur Marine Le Pen et, à défaut, constituer un facteur d’affaiblissement du résultat de celle-ci, possiblement jusqu’à empêcher sa qualification pour le second tour, donnée depuis longtemps comme acquise par les sondages.

Cette division du vote « d’extrême droite » est également censée abaisser le seuil électoral à franchir et redistribuer les cartes entre prétendants, y compris la candidate LR (Valérie Pécresse, désignée en décembre 2021), voire celui de la gauche radicale, JLM. En résumé, EZ « jouerait contre son camp », quel que soit le score envisagé… à moins qu’il puisse se qualifier pour le second tour, dans la lancée de sondages prometteurs. L’ambition d’EZ est ainsi de réunir « les droites » autour de valeurs qui seraient partagées par de larges fractions de leur électorat et dévoyées par les deux grands partis. Les Républicains, d’une part, parti affaibli depuis longtemps par des divisions internes et l’oubli de ses fondamentaux idéologiques gaullistes, le Rassemblement national, d’autre part, dont l’évolution souhaitée vers la figure d’un parti de gouvernement, avec sa « dédiabolisation », se serait opérée au détriment de sa radicalité.

En second lieu, c’est la campagne qui précède sa déclaration de candidature qui donne une visibilité remarquable à un soutien populaire (tant sondagier que militant), ce dont la plupart des partis établis, faute de pouvoir en faire la démonstration, font désormais l’économie. La mobilisation militante ainsi rendue visible a pour dessein, en premier lieu, de porter la candidature d’EZ. L’entrée officielle en campagne se fera certes attendre (jusqu’au 30 novembre 2021), mais EZ restera présent sur Cnews jusqu’à ce que la décision du CSA du 8 septembre le conduise à cesser son émission quotidienne.

C’est alors, à partir du 15 septembre, que la sortie de son livre La France n’a pas dit son dernier mot, lui permet de multiplier les « conférences littéraires » aux allures de meetings. En parallèle, la préfiguration du parti « Les Amis d’Éric Zemmour » au printemps 2021 (qui pose les bases du parti Reconquête ! créé en décembre), associé aux campagnes sur le terrain (affichage sauvage « Zemmour Président », et plus tard « Impossible n’est pas français ») et dans l’espace numérique (créations de sites de soutien – « Je signe pour Zemmour«  – puis campagne d’adhésion suivant le lancement du parti Reconquête !), visent à mobiliser tous azimuts. Les facilités offertes par l’engagement en ligne (sur le modèle inauguré par Ségolène Royal, en 2007, pour le PS et reprises notamment par En Marche ! dont l’appartenance au « mouvement » ne se voulait pas exclusive d’autres engagements politiques) enrôlent avec succès pour un coût individuel minimal de 30 euros un premier noyau dur de militants motivés qui donne une existence à l’implantation locale du parti.

« Vieux » médias, activisme numérique et militantisme IRL

Pour comprendre le succès d’une campagne qui propulse un acteur totalement extérieur au champ politique aux premiers rangs d’une compétition électorale particulièrement disputée par des agents disposant d’atouts politiques individuels et institutionnels incomparables à ce nouvel arrivant, il est nécessaire de prendre en compte les modalités de sa reconnaissance (individualisation, personnalisation…) auprès du plus grand nombre.

Auteur, comme tant d’autres de ses confrères, de livres de circonstance sur les péripéties de la vie politique au cours des années 1990, EZ connaît un premier succès éditorial avec son pamphlet « réactionnaire » Le premier sexe, en 2006. Ce livre, à rebours des thèses féministes et des études de genre, largement banalisées au même moment, participe de la construction des deux faces du personnage public qu’il va devenir : d’une part, l’auteur qui va exploiter à partir de ce succès des positions sociétales (puis politiques) de plus en plus clivantes, d’autre part le débatteur télévisuel qui déploie son argumentaire avec un sens de la formule et de la répartie dont la télévision est de plus en plus friande (dans les talk-shows comme sur les chaînes d’information en continu).

Au fil du temps et de l’évolution de sa carrière, un positionnement politique spécifique s’affirme de manière ostentatoire, à travers l’ensemble de ses prises de position médiatiques. Face, notamment, à la fraction d’une « extrême droite » (RN) qui veut se respectabiliser en adoucissant son discours et abandonne certains de ses marqueurs historiques, EZ développe, d’autant plus librement qu’il le fait, jusqu’au tournant des années 2020, sans finalité électorale, les marqueurs d’une droite radicale, réactionnaire, et identitaire. L’émission « On n’est pas couché » (dans laquelle il interviendra pendant 5 saisons sur France 2, entre 2006 et 2011) lui offre un rôle de critique culturel (face aux invités du show-business) et d’interlocuteur régulier d’acteurs politiques majeurs, longuement interviewés dans l’émission.

Ce sont d’ailleurs bien moins ses positions les plus clivantes, en tant que telles, qui lui permettent de poursuivre sa carrière dans les grands médias (Canal +, Le Figaro, RTL), que l’utilisation de celles-ci en tant qu’occasions de confrontation et prétextes à débats et polémiques de toute nature. Parallèlement, les considérables succès de ses livres l’autorisent à développer une vision nettement plus idéologique, à partir d’un « diagnostic » décliniste, bien avant que ne se profile sa candidature à l’été 2021 (basculement significativement symbolisé d’un titre à l’autre, du Suicide français en 2014, à La France n’a pas dit son dernier mot qui paraît le 15 septembre 2021).

Cette « vision » se métamorphose en « offre politique » qui prend consistance, discrètement, avec la constitution d’une équipe de campagne qui réfléchit à la stratégie du candidat et trouve publiquement un relai inespéré avec la montée en puissance d’EZ dans les premiers sondages. Le candidat putatif est, en effet, consacré présidentiable grâce à une série de sondages qui mettent un scène une progression exceptionnelle de son score électoral avant qu’il ne se porte candidat, mobilisant de façon plus ou moins concertée divers acteurs : instituts de sondage, sites d’extrême droite, hebdomadaires conservateurs, chaîne d’information en continu… le tout largement relayé par l’ensemble des grands médias.

La campagne numérique d’Éric Zemmour qui suit, au début de l’été 2021, a tout d’abord bénéficié du savoir-faire de quelques individus, bons connaisseurs du numérique et des techniques nécessaires pour valoriser les actions sur les supports les plus pertinents (Twitter, mais aussi Facebook, YouTube ou Wikipédia afin d’élargir l’audience à des publics moins politisés). Pour un faible coût (à partir de la mise en ligne d’éléments tirés du réservoir des innombrables apparitions médiatiques d’EZ), mais avec la disponibilité sans faille d’un petit noyau d’activistes numériques, et l’aide des compétences multiples des militants, EZ atteint, en peu de temps, une visibilité numérique dépassant le niveau des grands candidats… ce qui attire l’attention en retour de la presse traditionnelle. Des petites mains (pour la veille, les tâches routinières, et faire nombre, lors d’opération concertées de riposte ou de mise en visibilité) aux aspects plus stratégiques, l’expertise et l’autonomie de ces équipes a assuré le succès numérique de cette campagne mesurable en visibilité (le buzz) et au nombre de polémiques suscitées.

Les limites d’un tel travail politique d’investissement numérique, se feraient toutefois rapidement sentir s’il n’était en même temps relayé et complété par la concrétisation, sur le terrain, d’un militantisme fervent dont la démonstration de force culminera, à Paris, place du Trocadéro, le 27 mars 2022, avec la présence de plusieurs dizaines de milliers de supporters (100 000, selon le candidat).

Comme nous avons pu l’observer en rencontrant des militants de tous âges, la candidature Zemmour (dès sa préfiguration) a effectivement concrétisé une attente idéologique et militante forgée au fil des apparitions télévisuelles antérieures et des analyses contenues dans les livres d’EZ qui l’ont distingué de plus en plus du RN qui ne répondait plus aux aspirations les plus radicales. Pour les plus jeunes (qui intégreront le mouvement Génération Z), ce sont à la fois les propositions idéologiques radicales (formulées notamment sur Cnews et reprises sur les réseaux sociaux) et les possibilités d’actions concrètes autour d’une communauté de militants actifs en relation sur le terrain (collages, travail en commun – comme, par exemple, les « permanences numériques » – réunions, temps festifs et conviviaux réguliers) qui semblent avoir joué un rôle particulièrement mobilisateur.

Le premier tour de l’élection présidentielle est venu clore la première séquence de l’aventure politique d’EZ qui a vu les prises de position antérieures du journaliste se transformer en offre politique. Le bilan a des allures d’échec ou de succès, selon qu’il soit jugé au regard des ambitions proclamées de son promoteur (figurer au deuxième tour, voire gagner l’élection) ou, à celui, certainement plus réaliste, dressé sur un néophyte s’engageant en politique sur un créneau à la fois limité et disputé.

Reste que, alors que les entreprises individuelles se multiplient, l’entreprise Zemmour offre un modèle de campagne complexe et novateur articulant, d’une part, une multitude de leviers médiatiques (des médias institutionnels et des sondages aux supports numériques, en passant par la production éditoriale) et, d’autre part, en mettant en valeur le leader sous la figure nouvelle du tribun et débatteur en campagne.


[1]Toutes les références aux sondages sont issues de l’article de Quentin Meunier, Comment l’Ifop et Le Point ont décidé de tester la candidature d’Eric Zemmour, mis en ligne le 15/06/2021.

[2]Les éléments de cet article reposent sur un travail documentaire, la lecture des livres et des déclarations d’Éric Zemmour, la plupart des ouvrages sur EZ et sa campagne ainsi que des rencontres avec des proches d’EZ et des militants à Paris et en région. Ce travail est toujours en cours et fera l’objet d’une publication.

Philippe Riutort

Sociologue, Professeur de sciences sociales en lettres supérieures au lycée Henri IV à Paris, enseigne la science politique à l'Université Paris X-Nanterre

Pierre Leroux

Politiste, Professeur à l'Université catholique de l’Ouest

Mots-clés

Droite

Notes

[1]Toutes les références aux sondages sont issues de l’article de Quentin Meunier, Comment l’Ifop et Le Point ont décidé de tester la candidature d’Eric Zemmour, mis en ligne le 15/06/2021.

[2]Les éléments de cet article reposent sur un travail documentaire, la lecture des livres et des déclarations d’Éric Zemmour, la plupart des ouvrages sur EZ et sa campagne ainsi que des rencontres avec des proches d’EZ et des militants à Paris et en région. Ce travail est toujours en cours et fera l’objet d’une publication.