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L’urne et la kalachnikov : la continuation de la guerre par tous les moyens

Politiste

Par une résolution adoptée ce mercredi, l’Assemblée générale des Nations Unies demande à la Russie de revenir sur sa « tentative d’annexion illégale » de quatre régions ukrainiennes à la suite de « soi-disant référendums illégaux ». En soumettant une population affaiblie et épuisée à jouer le jeu du vote, ces consultations électorales constituent, par leurs effets performatifs, un acte de guerre supplémentaire, psychologique cette fois.

Le 30 septembre dernier, Vladimir Poutine célébrait sur la place rouge l’annexion de quatre régions ukrainiennes : Donetsk, Kherson, Lougansk et Zaporijjia. Cet agrandissement de la Fédération de Russie fait suite à la tenue d’une série de référendums dont les scores officiels se sont échelonnés de 87,05 % à 99,77 %. Que la hauteur des scores proclamés soit inversement proportionnelle à leur crédibilité est une réalité bien connue de l’analyse des élections en régime autoritaire.

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De même, on sait les capacités acquises par l’administration russe depuis maintenant de nombreuses années dans l’orientation des processus électoraux pour aboutir aux résultats souhaités. Pour autant, si on peut voir dans ces scrutins le prolongement de stratégies bien rodées, leurs modalités ainsi que les enjeux qu’ils cristallisent en font néanmoins des évènements tout à fait spécifiques, qui marient de façon inattendue la sociologie historique du vote et la stratégie militaire.

Une corde supplémentaire à l’arc non conventionnel ? Le vote comme acte de guerre

La notion de guerre hybride a fait l’objet de nombreuses controverses, sur lesquelles il ne s’agit pas de revenir ici[1]. Apparu au milieu des années 2000 pour désigner les nouveaux défis qui s’offraient aux armées régulières face à des guérillas de plus en plus sophistiquées, le terme s’impose une décennie plus tard dans le contexte de la guerre du Donbass. Il concerne alors l’action de la Russie et l’ensemble des moyens non militaires – informationnels, économiques, énergétiques – qu’elle y déploie à des fins stratégiques.

L’invasion de l’Ukraine le 24 février dernier avait semblé sonner le glas de ces méthodes, avec un retour à une approche bien plus conventionnelle de la guerre. Si on avait souvent souligné l’ingéniosité de la Russie dans la conduite d’actions hybrides, son avancée sur le terrain ukrainien s’est avérée bien moins efficace, notamment au regard des moyens déployés ainsi que de son coût matériel et humain.

L’organisation des référendums intervient ainsi dans un contexte de déroute de l’armée russe accélérée par la contre-offensive ukrainienne entamée le 29 août, qui est parvenue en quelques semaines à reprendre 6 000 kilomètres carrés de territoire dans le Nord-Est et le Sud du pays. Évoquée à plusieurs reprises dans les mois précédents, l’annexion de fait des quatre régions concernées se présente comme une solution d’urgence venant compenser directement les revers militaires essuyés par le Kremlin. Non seulement elle vise dans l’immédiat à endiguer l’avancée ukrainienne en revendiquant l’appartenance de ces territoires à la Russie afin de sécuriser la domination des zones occupées, mais en plus, elle y rend illégitime toute présence armée étrangère.

L’enjeu est de taille lorsque l’on sait que le découpage administratif des régions occupées excède l’étendue sous réel contrôle russe. La revendication d’appartenance à la Russie permet alors d’inverser les rôles et, pour Moscou, de se présenter cette fois-ci comme la victime d’une agression armée sur ses propres terres.

C’est précisément sur ce dernier aspect que se cristallisent les craintes autour du recours à l’arme nucléaire au nom d’une « défense de l’intégrité territoriale de la Russie[2] » maintes fois agitée par les dirigeants russes. Enfin, de façon plus pragmatique, la population masculine vivant sur le territoire des oblasts de Donetsk, Kherson, Lougansk et Zaporijjia constitue de fait une réserve de soldats supplémentaire pour l’armée russe dans les conditions édictées par la mobilisation partielle annoncée par Poutine le 21 septembre 2022.

Au risque d’enfoncer une porte déjà grande ouverte, il est nécessaire d’insister sur le fait que les votes qui ont eu lieu à l’Est et au Sud de l’Ukraine fin septembre 2022 ne partagent avec une consultation démocratique que la dénomination. Ils n’ont pas constitué non plus un dispositif de pacification, comme cela a été le cas par exemple pour le référendum d’autodétermination qui a abouti à l’indépendance du Timor oriental.

Organisé sous l’égide de l’ONU le 30 août 1999, celui-ci s’est pourtant déroulé dans un contexte de très grande violence. Ainsi la situation de guerre dans laquelle se trouvent les régions de Kherson, Zaporijjia, Donetsk et Lougansk – depuis plusieurs mois pour les deux premières, plusieurs années pour les deux dernières – n’est pas suffisante à elle seule pour disqualifier totalement ces scrutins, si on ne prend pas en compte la façon dont ce vote a été conduit.

Un scrutin sous contrôle organisé par l’occupant dans un contexte extrême

On sait depuis longtemps la capacité des régimes autoritaires à s’accommoder des élections et à en tirer parti[3]. Dans ce domaine, les dirigeants de la Russie postsoviétique ont acquis un savoir-faire leur permettant d’orienter désormais en leur faveur toute consultation électorale. Par une combinaison d’une part des possibilités offertes par une excellente maîtrise du droit électoral, d’autre part d’une gamme étendue de moyens de pressions sur l’électorat – de l’incitation à la coercition – la Russie continue d’organiser des élections formellement pluralistes à échéances régulières, tout en ayant rendu toute alternance inenvisageable sauf très exceptionnellement au niveau local.

Néanmoins, depuis les protestations de 2012 et le retour de Vladimir Poutine à la présidence après le mandat de Dmitri Medvedev, les subtilités de la communication politique ont perdu du terrain face à des pratiques plus brutales de fraude, d’exclusion de candidats – comme Alexeï Navalny lors de l’élection présidentielle de 2018, et ses partisans lors des élections municipales suivantes. Les scores obtenus par Vladimir Poutine et Russie unie, le parti politique qui le soutient, s’envolent sur fond de démobilisation toujours plus importante des électeurs.

La consultation organisée entre le 25 juin et le 1er juillet 2020 pour adopter les modifications à la Constitution russe permettant, entre autres, à Vladimir Poutine de se maintenir au pouvoir pour deux mandats présidentiels supplémentaires a, de ce point de vue, constitué un sommet. Rebaptisé « vote panrusse » – le terme de referendum étant juridiquement trop contraignant en termes de participation minimale et surtout d’observation électorale – il s’est déroulé sur plusieurs jours au prétexte des conditions sanitaires dues à la pandémie.

L’étalement temporel du scrutin et la possibilité de voter à distance ou dans des bureaux installés en plein air dans des lieux parfois aussi insolites qu’une cour d’immeuble ou un coffre de voiture[4] ont démultiplié les opportunités d’irrégularités. Le oui l’a emporté avec officiellement 78,56 % des voix et 67,88 % de participation, soit un score très proche de l’élection présidentielle de 2018 avec 76,69 % des votes en faveur de Vladimir Poutine et 67,54 % de participation.

Si les référendums qui ont eu lieu à Donetsk, Kherson, Lougansk et Zaporijjia partagent un certain nombre de caractéristiques avec le vote panrusse de 2020, les conditions de leur déroulement les en distinguent cependant fortement. L’hypothèse de consultations électorales était certes à l’agenda depuis plusieurs mois, cependant seules trois journées séparent l’annonce officielle de leur tenue et le premier jour du vote, empêchant de fait toute campagne. En outre, si l’expression d’opinions hostiles aux dirigeants russes et à l’État est très contrainte en Russie, elle n’est pas comparable à la clandestinité à laquelle sont condamnées les forces pro-ukrainiennes dans les territoires occupés.

De même, si cet autre précédent qu’avait été le referendum d’autodétermination de la Crimée le 16 mars 2014 s’était effectué en présence de groupes paramilitaires divers parmi lesquels des soldats sans insignes, vraisemblablement russes[5], la pression psychologique exercée sur la population n’a pas grand-chose de commun avec le contexte extrême de 2022, marqué par la guerre, l’occupation et les exactions qui ont été révélées au fil des mois.

Au-delà du simulacre : l’extorsion du consentement

Ainsi, lorsque l’on évoque les procédures électorales russes, c’est très souvent le vocabulaire du factice et du trompe-l’œil qui est sollicité. Qualifiés de « simulacre » et de « Potemkine », les référendums en Ukraine ne dérogent pas à la règle. Depuis le début de la guerre, les expressions imagées se sont également étendues au registre des violences sexuelles et conjugales, en comparant la crise entre les deux pays à un divorce, la Russie à un « ex toxique », en évoquant son « emprise » sur la société[6].

Quelques jours avant le début de l’invasion, le Président russe citait, lors d’une conférence de presse en compagnie d’Emmanuel Macron, les paroles d’une chanson populaire : « Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter » pour évoquer le sort qui attendait l’Ukraine. En filant la métaphore, on peut alors s’interroger sur la capacité des habitants des quatre régions concernées de consentir pleinement à la proposition qui leur était faite de rejoindre la Fédération de Russie.

En dehors des fraudes, quand bien même une partie de la population s’est trouvée à voter oui à ces consultations, on peut fortement douter que ce vote soit la manifestation spontanée d’une adhésion sans arrière-pensée, libre de toute pression et de toute peur. Les images les plus fortes étaient bien sûr celles de soldats armés faisant du porte-à-porte et présentant aux habitants une urne transparente permettant de savoir immédiatement la case qu’ils avaient cochée sur le bulletin.

Mais on peut aussi souligner la particularité d’une situation où, dès l’annonce de l’organisation des référendums, l’ensemble de la population – et des observateurs extérieurs – sait sans ambiguïté que l’issue du processus sera le rattachement de fait de ces régions à la Russie. Comment une telle perspective ne pourrait-elle pas avoir un effet sur les choix effectués, ne serait-ce que pour garantir sa survie personnelle à un moment où on sait déjà de façon documentée le sort réservé à ceux et celles soupçonnés d’être pro-ukrainiens dans les régions occupées ?

Enfin, n’assiste-t-on pas à une manifestation extrême des phénomènes d’« imposition de problématique[7]», chers à Bourdieu lorsqu’il s’agissait de dénoncer les biais des sondages ? Certes il y a bien eu des velléités séparatistes répertoriées à Lougansk et Donetsk[8] depuis 2014, mais à quoi l’ensemble des autres électeurs ont-ils dit oui : à un arrêt des combats ? à leur sécurité et celle de leur proche ?

Dans le contexte d’une guerre, un référendum organisé en urgence par la force occupante n’en est plus à la fabrication du consentement mais bien à son extorsion. En soumettant une population affaiblie et épuisée à jouer le jeu du vote, il constitue, par ses effets performatifs, un acte de guerre supplémentaire, psychologique cette fois. Personne n’est dupe, ni des conditions du déroulement de ces scrutins ni de leurs résultats. Les enjeux sont ailleurs : manifester la défiance du Kremlin vis-à-vis d’une partie de la communauté internationale et démontrer, en dépit des revers militaires, sa capacité de nuisance.


[1] Pour une généalogie du terme, de ses glissements sémantiques successifs et des controverses qui lui sont associées, voir : Elie Tenenbaum, « Le piège de la guerre hybride », Focus stratégique, n° 63, octobre 2015.

[2] Transcription en anglais du discours de Vladimir Poutine le 21 septembre 2022.

[3] Hermet, Guy, Linz, Juan, Rouquié, Alain, Des élections pas comme les autres, Paris, Presses de sciences po, 1978.

[4] Palko, Vadim, « Garaj, pessotchnitsa, bagajnik i mnogoïe drougoïe: “Snob” sobral samye strannye mesta dlia golossovania po popravkam k Konstitoutsii » [Garage, bac à sable, coffre et plus: “Snob” a rassemblé les endroits les plus étranges pour voter sur les amendements à la Constitution], Snob, 30 juin 2020, en ligne.

[5] Goujon Alexandra, L’Ukraine de l’indépendance à la guerre, Paris, Le Cavalier bleu, 2021, pp. 86-87.

[6] Daucé, Françoise, « Comment la zone grise a recouvert la Russie », AOC, 24 mars 2022

[7] Bourdieu, Pierre, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318, janvier 1973, pp. 1292-1309.

[8] Colin-Lebedev, Anna, Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, Paris : Seuil, 2022, p. 168.

Clémentine Fauconnier

Politiste, Maîtresse de conférences en science politique à l'Université de Haute Alsace

Notes

[1] Pour une généalogie du terme, de ses glissements sémantiques successifs et des controverses qui lui sont associées, voir : Elie Tenenbaum, « Le piège de la guerre hybride », Focus stratégique, n° 63, octobre 2015.

[2] Transcription en anglais du discours de Vladimir Poutine le 21 septembre 2022.

[3] Hermet, Guy, Linz, Juan, Rouquié, Alain, Des élections pas comme les autres, Paris, Presses de sciences po, 1978.

[4] Palko, Vadim, « Garaj, pessotchnitsa, bagajnik i mnogoïe drougoïe: “Snob” sobral samye strannye mesta dlia golossovania po popravkam k Konstitoutsii » [Garage, bac à sable, coffre et plus: “Snob” a rassemblé les endroits les plus étranges pour voter sur les amendements à la Constitution], Snob, 30 juin 2020, en ligne.

[5] Goujon Alexandra, L’Ukraine de l’indépendance à la guerre, Paris, Le Cavalier bleu, 2021, pp. 86-87.

[6] Daucé, Françoise, « Comment la zone grise a recouvert la Russie », AOC, 24 mars 2022

[7] Bourdieu, Pierre, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318, janvier 1973, pp. 1292-1309.

[8] Colin-Lebedev, Anna, Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, Paris : Seuil, 2022, p. 168.