Un jour, c’est la guerre
Un jour, c’est la guerre, qui s’impose comme un brusque changement de temps. Le 24 février 2022, l’Ukraine a subi une invasion massive de son territoire par les troupes de l’armée russe. C’était un jeudi, il y a huit mois. Un temps initial, désormais presque inaccessible (intellectuellement et émotionnellement) tant il est vrai que ces périodes d’entrée en guerre sont rapidement éclipsées par le souvenir des événements dramatiques qui ont suivi : blocus et bombardements de villes, violences sexuelles, massacres de civils, déportations, territoires perdus, occupés puis reconquis. Au loin, des grondements, la rumeur du quotidien mystérieusement assourdie, une suspension des activités. « Il y a du bruit et du silence, mais le silence absorbe le bruit. C’est comme aux enterrements[1]. »
Puis le danger se rapproche, se précise, s’introduit tel un intrus dans votre vie de tous les jours. Au détour d’une rue, il prend les traits d’un soldat ennemi, dont les paroles incompréhensibles alertent comme une menace. Ou bien l’individu s’exprime dans une langue que vous connaissez, que vous parlez : vous vous sentez trahi.
Comment d’ailleurs caractériser ce morceau de temps – l’entrée en guerre : un basculement rapide ou une lente dérive de la paix vers la guerre, par étapes successives ? Une chose, pourtant, me paraît incontestable. Ce temps qui nous a pris par surprise – nous, historiens de la guerre, qui aurions dû, en principe du moins, imaginer que le pire est souvent le plus probable – ce temps donc, nous l’avons reconnu rétrospectivement, à tort ou à raison, comme quelque chose qui nous était familier, dont nous avions écrit l’histoire pour des périodes plus anciennes, et qui reste enfoui dans la mémoire collective de nos sociétés occidentales, désormais démilitarisées.
Que signifie alors écrire l’histoire de la guerre en temps de guerre ? Quelles références mobiliser, et à quel niveau d’étude faut-il se placer, celui des menaces géopolitiques ou du langage de la violence interpersonnelle et quotidienne, pour saisir cette guerre-là dans sa spécificité ?
Une forme radicale de contemporanéité
Partons du témoignage de l’écrivaine et photographe Yevgenia Belorusets. Elle vivait à Kyiv jusqu’en avril 2022 avant de partir en Pologne et en Allemagne. Dans son poignant journal de guerre, où les notes quotidiennes alternent avec des photographies d’une ville aux rues désertes, elle fait ce constat : « Beaucoup de choses ont un début. Quand j’y réfléchis, j’imagine une ligne très clairement tracée sur une surface blanche. L’œil observe le sobre sillage d’un mouvement qui, en toute certitude, commence à un point donné et s’arrêtera à un autre. Mais je n’ai encore jamais pu imaginer le début d’une guerre. C’est étrange[2]. »
Car il y a quelque chose d’inconcevable, d’insensé dans une entrée en guerre : comment l’extraordinaire surgit en ce lieu-même, si banal, à ce moment précis. D’un jour à l’autre, l’anticipation des risques dicte de nouvelles conduites : tamiser les éclairages, plonger son appartement dans la pénombre, renforcer les vitres avec du ruban adhésif, se tenir loin des fenêtres, dormir à l’abri d’un couloir, d’une salle de bains, d’une cave. « Le trajet entre mon immeuble et le commerce alimentaire le plus proche, qui normalement ne prend pas plus de dix minutes, se distend pour devenir un long périple[3]. » S’impose alors l’idée vertigineuse de ce qui vient de changer, peut-être pour toujours.
« Le temps n’existe plus en ce moment », confirme le romancier ukrainien et professeur de philologie russe Volodymyr Rafeyenko, dans un entretien avec Marci Shore. « Je veux dire qu’il est très difficile à mesurer. Il a changé de rythme là-bas et il ne veut pas se corriger. Là-bas, un jour est fait d’années. Et ici, un jour passe comme une heure[4]. » Les heures, les jours ne s’écoulent plus. Du moins, plus comme avant. Le passé se dérobe et semble dériver, toutes amarres rompues avec l’instant présent. A-t-il réellement existé ?
De même que les bombardements peuvent provoquer des excavations dans un paysage, bouleverser l’apparence d’un quartier jusqu’à le rendre méconnaissable ou scarifier la façade d’une maison – toutes réalités spatiales auxquelles Yevgenia Belorusets se montre sensible avec son regard de photographe –, de même la violence de guerre arrache-t-elle par morceaux entiers des pans de notre passé en infligeant des pertes irrémédiables, celle du sentiment de sécurité ou de l’insouciance. À son tour, l’avenir perd de sa consistance.
En théorie, il est toujours possible d’imaginer un lendemain comme on tournerait les pages d’un calendrier. Mais bientôt l’incertitude finit par dominer. Avec la menace de la mort, la sienne ou celle des autres, le risque de voir détruit son cadre de vie ou d’être obligé de fuir, le futur devient indéchiffrable. On finit par s’interdire de trop y penser – par résignation, fatalisme ou superstition.
Reste le présent. Ou plutôt une forme radicale de contemporanéité, cette simultanéité d’existence et de présence avec l’événement qui recouvre tout comme une fine pellicule de poussière. À Kyiv, au printemps 2022, la journée débute par une vague de bombardements entre 4 et 6 heures du matin ; les sirènes de l’alerte aérienne déchirent le silence.
Ceux qui ont pris l’habitude de rédiger un journal, parfois dans le simple but d’habiter le temps immense qui s’ouvrait devant eux, finissent par se lasser. Pourtant, ce n’est pas le temps qui manque, on en aurait presque à revendre, mais l’énergie pour surnager dans le flot boueux des sensations, rassembler ses idées, construire une réflexion – et une réflexion pour qui et pourquoi, d’ailleurs ? « La question du mal ne m’intéresse pas beaucoup en ce moment », assure Volodymyr Rafeyenko. « Quelle différence cela fait-il ? L’essentiel est de pouvoir distinguer le bien du mal. Et de toute façon, sous les bombardements quotidiens et nocturnes, on ne pensait pas à la cause du mal. Oui, il y avait une incroyable acuité de perception, une peur, voire une terreur et une panique qu’il fallait combattre. Et l’empirique était vif et terrifiant comme il ne l’avait jamais été auparavant dans ma vie[5]. »
Le présent a tout submergé. Nulle échappatoire, aucun relâchement psychique – ni en première ligne, ni même à l’arrière. Yevgenia Belorusets encore, dans son quartier de Kyiv, quelques semaines après l’attaque russe : « Où que tombe mon regard, je vois la guerre, c’est une forme de vie globale, totale, qui engloutit tout. » Une maternité et un théâtre bombardés comme à Mariupol, des massacres de civils comme à Bucha, les crimes de guerre forment désormais l’ossature du temps.
Nos expertises mises à l’épreuve
Un jour, c’est la guerre, et de loin, ceux qui font profession d’interroger les conflits, d’en expliquer les origines, les mécanismes, les enjeux, les conséquences, ont l’étrange sentiment d’être devenus des contemporains de leurs propres objets de recherche. Le déclenchement des hostilités en Ukraine a entraîné une catastrophe humanitaire, sans équivalent depuis des décennies. Quant aux violences contre les civils, elles rappellent celles du front de l’Est à partir de 1941 ou de la guerre en Yougoslavie dans les années 1991-1995. Non pas des violences d’invasion, comme en Belgique et dans le Nord de la France à l’été 1914 (l’Allemagne n’a jamais prétendu que ces régions lui appartenaient historiquement), mais les actes de cruauté d’un pouvoir impérial qui réaffirme ses droits sur un territoire colonisé et châtie sans merci celles et ceux qui s’y opposent, sans distinction d’âge ou de genre.
Tandis que le temps médiatique s’accélère, celui des historiens de la guerre en subit inévitablement les effets. Se déroule, en temps réel, ce qu’ils ont étudié, analysé, enseigné depuis des années : un pays est envahi, se vide d’une partie de sa population, femmes, personnes âgées, enfants ; organise sa défense à l’échelle locale, se mobilise à l’échelle régionale ou nationale ; une nation se tient soudée autour d’un chef de guerre (un président élu, revêtu d’un t-shirt kaki) et d’une culture patriotique qui favorise la mobilisation de chacun ; elle subit bombardements, massacres de civils, viols, évacuations forcées et déportations, vit sous l’emprise des rumeurs et d’une information sous contrôle, peine à soigner ses blessés, à enterrer ses morts, déboulonne ses statues, rebaptise ses rues, exhibe des trophées de guerre, et s’enfonce, jour après jour, dans une grande tragédie collective, dont nul ne sait évidemment quand ni comment elle se terminera.
Cette contemporanéité forcée (à distance, toutefois) met à l’épreuve nos expertises. Elle nous oblige, en tant qu’historiens, à clarifier ce qu’est la guerre. Comme temps, comme espace, comme tissu d’expériences variées. Quelles en sont les limites et les spécificités. À revisiter les conflits du passé à la lumière des questionnements que nous apporte le présent.
Il y a quelques mois, nombreux étaient ceux, y compris parmi les historiens, à convoquer une rhétorique guerrière pour qualifier la Covid-19. Une guerre sans ennemi alors, une guerre sans haine ? Ou plus exactement, une catastrophe mondiale, sans effusion de sang, dont les victimes sont principalement les plus âgés, et non pas les plus jeunes comme dans les conflits armés. Appeler la pandémie une « guerre » légitime ou banalise des biopolitiques qui prennent, selon les pays, des formes variées, depuis la restriction des déplacements jusqu’à des incarcérations forcées.
Ce que révèle également l’usage métaphorique du terme, c’est une difficulté accrue à définir ce qu’est une guerre. À force d’envahir le langage courant, ou de désigner tout événement tragique comme des attentats terroristes par exemple (une atteinte à la sûreté plutôt qu’un conflit stricto sensu), le mot « guerre » s’est réfugié dans l’imaginaire, réceptacle de nos angoisses collectives, de nos phobies, de nos peurs de l’avenir.
En ce qui concerne la guerre réelle, si l’on entend par là une lutte armée entre États ou groupes rivaux entraînant des victimes militaires ou civiles, elle a souvent cessé d’être appelée une « guerre ». On voit bien le paradoxe : à mesure que les violences contre les civils se faisaient de plus en plus massives ou se radicalisaient sous des formes diverses (campagnes génocidaires, nettoyage ethnique, afflux de réfugiés, bombardements délibérés de villes et de cibles civiles), ces mêmes violences devenaient de plus en plus incompréhensibles à un grand nombre de nos contemporains occidentaux.
Par un mélange d’irréalité (la guerre sortait de l’horizon d’attente de la génération la plus jeune, qui n’en avait vécue aucune), de naïveté (la foi aveugle dans la fin de l’Histoire ou dans la moralité des « frappes chirurgicales ») et de cynisme : la guerre, c’est toujours celle des autres, et si possible, sur d’autres continents. « Pour ceux d’entre nous qui ont bénéficié de ce qu’on appelle souvent “la longue paix”, il est d’autant plus facile de considérer la guerre comme quelque chose que les autres font, peut-être parce qu’ils sont à un stade de développement différent », résume l’historienne Margaret MacMillan. « Nous les Occidentaux, supposons avec complaisance que nous sommes plus pacifiques… Le résultat est que nous ne prenons pas la guerre autant au sérieux qu’elle le mérite[6]. »
Prendre la guerre au sérieux
Voici qu’un conflit, bien réel celui-là, éclate en Europe. Tout invite, justement, à le prendre au sérieux. En premier lieu, il s’agit d’une guerre conventionnelle, de haute intensité de surcroît, radicalement différente des guerres asymétriques ou des corps expéditionnaires auxquels les pays occidentaux étaient habitués. Elle fait ressurgir une menace qu’on croyait appartenir à l’époque révolue de la guerre froide, celle de l’arme atomique. Enfin, elle mobilise de multiples références et des imaginaires variés : celui des tranchées[7], des violences génocidaires de la seconde guerre mondiale lorsqu’on prend au sérieux la rhétorique « éliminationniste » de Vladimir Poutine[8], du danger nucléaire, des nettoyages ethniques de la guerre civile en Bosnie et Croatie, des guerres urbaines à Alep ou Grozny.
Or ceux qui sont convoqués pour expliquer, interpréter, analyser la guerre en Ukraine sont aussi les enfants d’une des périodes de paix les plus longues que l’Europe (occidentale) ait connue dans son histoire récente. Des témoins désarmés, en quelque sorte, face à l’irruption de la violence et à la menace d’une guerre étendue à toute l’Europe. En ce qui concerne les historiens militaires américains, qui vivent pourtant dans un pays en guerre quasi-constante, ils restent dans l’illusion d’une guerre juste, sinon d’une guerre de plus en plus « humaine », déléguée à des professionnels et de mieux en mieux ciblée[9].
Arrêtons-nous sur ce contexte politique et culturel de lente « déprise de la guerre ». Après les guerres d’Algérie et du Vietnam où la conscription constituait encore, pour un nombre significatif de jeunes gens, un horizon possible et une menace, la guerre sort du champ d’expérience collective. Elle est renvoyée à un passé aboli et à une fonction sociale réservée à des militaires de métier.
Dans le même temps, les historiens de la guerre modifient leurs perspectives : ils commencent à interroger les conflits, et plus précisément les batailles (le cœur même de l’activité guerrière dans ce qu’elle a de paroxystique), du point de vue des combattants et non plus exclusivement des stratèges. L’histoire sociale, puis l’histoire culturelle entrent alors en scène pour faire une place croissante aux civils, en particulier aux femmes, plus récemment aux enfants, et pour mettre en lumière les mécanismes collectifs qui permettent aux sociétés de tenir ou les poussent à se diviser.
Si incroyable que cela puisse paraître, la violence de guerre avait longtemps été négligée, ou même escamotée par les historiens, y compris (et peut-être même surtout) par ceux qui avaient eu une expérience directe des combats. Pudeur de survivants, confrontés à des sociétés d’après-guerre qui refusaient de les écouter ; difficulté propre au milieu intellectuel de saisir un conflit dans sa dimension physique ; ou, tout simplement, effroi face à la violence aveuglante des engagements armés.
À l’inverse, la génération des historiens qui n’a pas connu intimement la guerre est aussi celle qui ambitionne de la regarder au plus près. Or la fin des années 1980 où se développe l’histoire culturelle de la guerre est caractérisée par l’effondrement des totalitarismes à l’Est, une foi aveugle dans le projet européen. « L’Europe, c’est la paix » fait alors office de slogan. Mais la paix pour qui exactement ?
Quelques années plus tard, les images du siège de Sarajevo, les corps décharnés des détenus du camp de concentration d’Omarska ou les récits des viols de masse apportent autant de démentis, pour qui consent à leur prêter attention, aux espoirs d’un avenir irénique sous les auspices de l’Union européenne. Si l’on excepte les spécialistes de la Yougoslavie, quels furent les historiens de la guerre, pourtant, à comprendre ce qui se jouait réellement dans la politique de cruauté élaborée contre les populations civiles ?
Ce sont surtout des juristes comme le magistrat Antoine Garapon, des spécialistes de littérature et des linguistes comme Marie-Françoise Allain ou Xavier Galmiche, des philosophes comme Muhamedin Kullashi, ou des anthropologues comme Véronique Nahoum Grappe, parties prenantes de la mobilisation des intellectuels au sein du comité Vukovar-Sarajevo et du comité Kosovo (accueilli à partir de l’hiver 1992 dans les locaux de la revue Esprit), qui dessinèrent, dans la tradition des militants de la gauche antitotalitaire, les mécanismes du nettoyage ethnique et de ses crimes de profanation.
Une exception toutefois, quelques archéologues comme Jean Guilaine, qui confie en avant-propos de son ouvrage sur la violence préhistorique, co-écrit avec Jean Zammit : « Serait-ce le corollaire de notre époque ? Après une longue période de paix, l’Europe renoue avec la guerre : Serbie, Tchétchénie, Kosovo. Dans le même temps, la violence, fruit de disparités économiques et de marginalisations sociales, gagne nos cités et, parfois aussi, nos campagnes. Est-ce pour ces raisons que, parallèlement, les préhistoriens découvrent, ou redécouvrent, les tensions et la guerre[10] ? »
Les enjeux intellectuels du conflit actuel apparaissent donc plus clairement à la lumière de ceux de la guerre civile en Yougoslavie il y a trente ans – même si le contexte est différent. Il y a d’abord l’engagement humanitaire des spécialistes de sciences sociales qui ont des liens professionnels ou personnels avec les terrains frappés par la guerre : aide aux collègues ukrainien.nes réfugié.es en Pologne, en Allemagne, en France – surtout des femmes, seules ou avec leurs enfants et leurs parents, les hommes en âge de combattre ne pouvant pas quitter le territoire de l’Ukraine[11] ; numérisation d’archives menacées de destruction[12] ; renforcement institutionnel des liens entre universités américaines, européennes et ukrainiennes… Au printemps 2022, la Central European University crée « l’université invisible pour l’Ukraine » (IUFU), qui propose des cours en ligne à des étudiants dont la scolarité académique a été affectée par la guerre – le terme « invisible » faisant référence aux diverses initiatives clandestines ou en exil menées par des intellectuels d’Europe centrale aux XIXe et XXe siècles.
À cette solidarité concrète s’ajoute un important travail de réflexion sous la forme de séminaires, de colloques, d’universités d’été, qui ne sont pas sans rappeler ceux des années 1990 pendant le siège de Sarajevo ou la guerre de Bosnie, avec les moyens nouveaux offerts par des technologies de communication qui n’existaient pas à l’époque. Organisé en septembre 2022 par des urbanistes, des architectes et des spécialistes de l’histoire urbaine, le colloque « The Reconstruction of Ukraine. Ruination/Representation/Solidarity » dépasse la question de la reconstruction des bâtiments et des infrastructures pour aborder celle des liens sociaux, des collectivités ou des individus affectés par la violence, expliciter ce qui est visé par l’agression russe, et inscrire la restauration de l’Ukraine dans le contexte européen et des échanges scientifiques transnationaux. Notons la place particulière, dans ce paysage intellectuel, des chercheurs de langue russe ou des experts de la Russie, qui semblent souvent porter le deuil de leur objet d’étude et des liens puissants qui les lient à ce pays[13].
L’autre legs des années 1990 nous vient des anthropologues et d’un certain regard porté sur la violence, dans les séminaires de Françoise Héritier au Collège de France en 1995-1997 ou les travaux de Véronique Nahoum-Grappe sur les « crimes de profanation ». Pour le dire en un mot, il s’agit de considérer la violence comme un langage. S’intéresser à ce qu’elle vise – les liens de parenté ou la dimension irréductible de notre humanité – à travers des gestes, des atteintes, des rituels, des « pratiques de cruauté ».
Comme la guerre de Bosnie, le conflit en Ukraine déborde littéralement de formes polysémiques de violences (déshumanisation de l’ennemi, crimes contre la filiation, pollution délibérée de la communauté adverse…), que les analyses géopolitiques ignorent complètement. Pour Vladimir Poutine comme pour Slobodan Milosevic dans les années 1990, l’usage de la violence extrême est un moyen de remodeler le monde, d’affirmer des rapports de forces, de coloniser des territoires – c’est la définition même de la « purification ethnique », conçue par Vaso Cubrilovic dans les années 1930.
Le vingtième siècle est-il terminé ?
Dans de telles circonstances, on pourrait s’imaginer que les historiens de la guerre se montrent les plus actifs à éclairer les enjeux du conflit ou à en expliquer les mécanismes. Ce n’est pas toujours le cas.
Par la stupeur qu’il provoque, tout d’abord, l’irruption d’un événement – en particulier un événement tragique, accompagné d’expériences extrêmes et, à dire vrai, insoutenables pour la plupart d’entre nous – donne lieu, bien souvent, à une « rupture d’intelligibilité[14]» qui paralyse les intelligences au lieu de les stimuler. De la même manière, il n’est pas rare que le temps de guerre provoque une régression historiographique, les spécialistes interrogeant un conflit en cours avec les outils de l’histoire militaire la plus traditionnelle, sans prendre la mesure du degré de violence dont ils sont les témoins.
Au moment où nous devons penser la guerre en temps de guerre, nombreux sont les obstacles qui peuvent nous freiner : le flux incessant de témoignages, tous aussi bouleversants les uns que les autres – mais sans hiérarchie, sans contexte parfois – ; l’information en continu ; le poids des propagandes. Ou tout simplement, le risque d’invisibilisation des historiens de l’Ukraine et de la Russie, ceux qui en connaissent le passé, les langues, le terrain, et a fortiori les savants issus des institutions académiques locales, au profit d’historiens de la guerre occidentaux, sans compétence dans ce domaine précis. Dans un contexte d’urgence et d’émotion collective, il est difficile parfois de ne pas céder à une forme d’appropriation culturelle.
Ce n’est pas une raison, toutefois, pour que les historiens de la guerre gardent le silence face à des événements qui transforment le regard porté sur leurs propres objets. La gravité des atteintes aux droits humains nous invite d’abord à réfléchir aux méthodologies et aux niveaux d’étude les plus adaptés pour les décrire et les comprendre. Par exemple, un massacre comme celui de Bucha ou la prise de contrôle d’une région particulière, lorsque les commissions d’enquête sur le terrain auront permis de les documenter avec assez de précision.
L’écueil principal est d’observer le conflit de trop haut, ou dans une simple perspective de sécurité collective (ce que font de nombreux think tanks américains), sans s’attacher au langage de la violence, à ses gestes, à ses cibles – oubliant ainsi le quotidien des violences, leur fonction symbolique, les transgressions qu’elles expriment, leur préférant une anticipation, nécessairement incertaine et fragile, du déroulement à venir des hostilités. Ce que l’écrivaine et photographe Yevgenia Belorusets résume avec ironie, dans une page de son journal de guerre : « Une journée confinée, sans pouvoir mettre un pied dehors, seule avec les informations et les analyses prospectives. On prédit la fin de la guerre comme si on présentait la météo, les experts s’expriment dans les journaux, d’autres tiennent de longs monologues rassurants dans des vidéos. En procédant ainsi, en sautant dans ce flot lointain d’informations, on peut lentement accepter ce qui se passe dans mon pays[15]. »
Réflexion sur le niveau d’analyse le plus approprié donc, mais aussi sur le type d’histoire que nous voulons écrire. Ancré dans des rhétoriques nationalistes et dans un rejeu des mémoires de la seconde Guerre mondiale, comme l’a bien montré Nicolas Werth dans un essai récent[16], le conflit légitime une approche culturelle du fait guerrier, qui accorde une part centrale à l’analyse des représentations collectives et des imaginaires.
Alors qu’un expert issu des études géopolitiques aura tendance à s’interroger sur l’origine sociale et géographique des jeunes soldats russes qui commettent les massacres, un spécialiste de l’histoire culturelle de la guerre prendra au sérieux les discours de Vladimir Poutine et conclura que l’intensité des violences s’explique essentiellement de deux manières: la conviction de se battre contre des « nazis », en rejouant, à quelques décennies de distance, l’affrontement apocalyptique de la Grande Guerre patriotique ; et le fait que la guerre de reconquête en Ukraine doit purifier la région de ses minorités indociles, tant il est vrai qu’il n’est pas, dans cette perspective, de pire ennemi qu’un frère ennemi.
Répétons-le : l’enjeu est d’importance. D’un côté, on repousse les auteurs d’atrocités vers une supposée barbarie (ils viendraient des confins de la Russie) ou une immaturité émotionnelle (ils seraient à peine sortis de l’adolescence) ; de l’autre, on se montre attentif à ce qu’ils croient viscéralement : en Ukraine, ils mènent une guerre civilisationnelle contre les fascistes et leurs alliés occidentaux. En d’autres termes, on entre dans la tête des bourreaux, au même titre que l’historien George Mosse proposait jadis de se placer dans « l’œil » du fascisme et du nazisme afin d’en étudier les mécanismes.
Encore faut-il se défier de penser par simples analogies, comme beaucoup ont une tendance naturelle à le faire. Auteur du célèbre essai Les Somnambules consacré à la crise de juillet 1914, l’historien Christopher Clark met en garde contre des parallèles historiques qui lui semblent simplificateurs : la première guerre mondiale a commencé de manière incroyablement complexe, rappelle-t-il, alors que dans le cas de l’Ukraine, il s’agit d’une agression de la part d’un seul pays. L’Europe aujourd’hui n’est pas divisée en deux systèmes d’alliances, la Russie est isolée. À ces comparaisons infondées on peut donc préférer l’énumération de quelques-uns des thèmes que les circonstances actuelles invitent à revisiter : la mise en place des unions sacrées, l’efficacité de l’arme économique, la question de la neutralité, la définition d’un crime de guerre et d’un génocide, l’accueil des réfugiés, la fonction des trophées ou des musées de guerre… De même qu’un procès transforme des affects en droit, de même peut-on s’efforcer de transformer les souffrances de guerre en objet d’histoire.
Enfin, pouvons-nous toujours affirmer, comme nous le faisions au lendemain du 11 septembre 2001, ou après la chute du mur de Berlin et l’effondrement des régimes communistes à l’Est – pour reprendre la lecture proposée par Éric Hobsbawm –, que « le Vingtième siècle est terminé » ? Le conflit actuel semble prouver l’inverse : le « long Vingtième siècle » n’en finit pas de mourir, avec ses spectacles désolants de milliers de réfugiés déversés sur les routes, ses villes écrasées sous les bombes, le réemploi d’armes datant de la Seconde Guerre mondiale.
Dans un contexte où s’accumulent les catastrophes (pandémie, crise climatique, épuisement du modèle démocratique et essor des régimes autoritaires), brouillant les temporalités par le sentiment d’accélération du temps qu’elles inspirent, les historiens de la guerre doivent apprendre à penser contre l’illusion d’une paix prolongée, qui a longtemps dominé notre époque. Et évidemment aussi contre eux-mêmes. C’est ce que l’Ukraine, douloureusement, vient aujourd’hui nous rappeler.