International

Un jour, c’est la guerre

Historien

Huit mois ont passé depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Le souvenir lointain de l’entrée en guerre semble s’être détaché de nous, presque insaisissable. Retour sur l’irruption de la violence armée en Europe à des degrés sans précédent depuis des décennies, sur le dérèglement du temps qu’elle a entraîné, sur la manière dont l’événement a bousculé le travail des historiens de la guerre.

Un jour, c’est la guerre, qui s’impose comme un brusque changement de temps. Le 24 février 2022, l’Ukraine a subi une invasion massive de son territoire par les troupes de l’armée russe. C’était un jeudi, il y a huit mois. Un temps initial, désormais presque inaccessible (intellectuellement et émotionnellement) tant il est vrai que ces périodes d’entrée en guerre sont rapidement éclipsées par le souvenir des événements dramatiques qui ont suivi : blocus et bombardements de villes, violences sexuelles, massacres de civils, déportations, territoires perdus, occupés puis reconquis. Au loin, des grondements, la rumeur du quotidien mystérieusement assourdie, une suspension des activités. « Il y a du bruit et du silence, mais le silence absorbe le bruit. C’est comme aux enterrements[1]. »

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Puis le danger se rapproche, se précise, s’introduit tel un intrus dans votre vie de tous les jours. Au détour d’une rue, il prend les traits d’un soldat ennemi, dont les paroles incompréhensibles alertent comme une menace. Ou bien l’individu s’exprime dans une langue que vous connaissez, que vous parlez : vous vous sentez trahi.

Comment d’ailleurs caractériser ce morceau de temps – l’entrée en guerre : un basculement rapide ou une lente dérive de la paix vers la guerre, par étapes successives ? Une chose, pourtant, me paraît incontestable. Ce temps qui nous a pris par surprise – nous, historiens de la guerre, qui aurions dû, en principe du moins, imaginer que le pire est souvent le plus probable – ce temps donc, nous l’avons reconnu rétrospectivement, à tort ou à raison, comme quelque chose qui nous était familier, dont nous avions écrit l’histoire pour des périodes plus anciennes, et qui reste enfoui dans la mémoire collective de nos sociétés occidentales, désormais démilitarisées.

Que signifie alors écrire l’histoire de la guerre en temps de guerre ? Quelles références mobiliser, et à quel niveau d’étude faut-il se placer, celui des menaces géopolitiques ou du langage de la


[1] Louis Calaferte, C’est la guerre, Paris, Gallimard, Collection L’Arpenteur, 1993.

[2] Yevgenia Belorusets, Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants. Kiev – Journal de guerre, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2022, p. 9.

[3] Ibid, p. 16.

[4] « Effacer la Russie – Entretien avec Volodymyr Rafeyenko », Revue Contreligne, 8 septembre 2022.

[5] Ibid.

[6] Margaret MacMillan, War: How Conflict Shaped Us, New York, Random House, 2020.

[7] Sur le retour de la guerre des tranchées dans le Donbass et l’expérience des soldats du 30e bataillon de l’armée ukrainienne sur la ligne de front, voir le documentaire de Loup Bureau, Tranchées, 2022.

[8] Timothy Snyder, « Ukraine Holds the Future. The War between Democracy and Nihilism », Foreign Affairs, September-October 2022.

[9] Samuel Moyn, Humane. How the United States Abandoned Peace and Reinvented War, New York, Farrar, Straus, and Giroux, 2021.

[10] Jean Guilaine et Jean Zammit, Les sentiers de la guerre. Visages de la violence préhistorique, Paris, Seuil, 2001, p. 7.

[11] Les initiatives de ce type sont nombreuses, par exemple #ScienceForUkraine, les programmes de l’Association for Slavic, East European, and Eurasian Studies, l’International Task Force for Displaced Scholars, l’Institute of International Education (créé en 1919), le fond de solidarité initié par la Gerda Henkel Stiftung, le programme PAUSE soutenu par le Collège de France, etc.

[12] Par exemple le projet Saving Ukrainian Cultural Heritage Online, lancé en mars 2022.

[13] André Markowicz, Et si l’Ukraine libérait la Russie ?, Paris, Seuil, collection Libelle, 2022.

[14] Alain. Bensa et Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, mars 2002.

[15] Evgenia Belorusets, Il est 15 h 30 et nous sommes toujours vivants, op. cit., p. 171.

[16] Nicolas Werth, Poutine historien en chef, Paris, Gallimard, collection Tracts, 2022.

Bruno Cabanes

Historien, Professeur à l'Ohio State University

Notes

[1] Louis Calaferte, C’est la guerre, Paris, Gallimard, Collection L’Arpenteur, 1993.

[2] Yevgenia Belorusets, Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants. Kiev – Journal de guerre, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2022, p. 9.

[3] Ibid, p. 16.

[4] « Effacer la Russie – Entretien avec Volodymyr Rafeyenko », Revue Contreligne, 8 septembre 2022.

[5] Ibid.

[6] Margaret MacMillan, War: How Conflict Shaped Us, New York, Random House, 2020.

[7] Sur le retour de la guerre des tranchées dans le Donbass et l’expérience des soldats du 30e bataillon de l’armée ukrainienne sur la ligne de front, voir le documentaire de Loup Bureau, Tranchées, 2022.

[8] Timothy Snyder, « Ukraine Holds the Future. The War between Democracy and Nihilism », Foreign Affairs, September-October 2022.

[9] Samuel Moyn, Humane. How the United States Abandoned Peace and Reinvented War, New York, Farrar, Straus, and Giroux, 2021.

[10] Jean Guilaine et Jean Zammit, Les sentiers de la guerre. Visages de la violence préhistorique, Paris, Seuil, 2001, p. 7.

[11] Les initiatives de ce type sont nombreuses, par exemple #ScienceForUkraine, les programmes de l’Association for Slavic, East European, and Eurasian Studies, l’International Task Force for Displaced Scholars, l’Institute of International Education (créé en 1919), le fond de solidarité initié par la Gerda Henkel Stiftung, le programme PAUSE soutenu par le Collège de France, etc.

[12] Par exemple le projet Saving Ukrainian Cultural Heritage Online, lancé en mars 2022.

[13] André Markowicz, Et si l’Ukraine libérait la Russie ?, Paris, Seuil, collection Libelle, 2022.

[14] Alain. Bensa et Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, mars 2002.

[15] Evgenia Belorusets, Il est 15 h 30 et nous sommes toujours vivants, op. cit., p. 171.

[16] Nicolas Werth, Poutine historien en chef, Paris, Gallimard, collection Tracts, 2022.