International

Leçons du bord du gouffre nucléaire, de Cuba à Kiev

Politiste

Il y a tout juste 60 ans, Le 28 octobre 1962, se dénouait, après 14 jours d’intense tension, la crise des missiles de Cuba. Quelles leçons tirer, dans la situation actuelle en Ukraine, de la plus grave crise nucléaire qu’ait connu le monde ?

«Est-ce que vous réalisez que si je fais une erreur dans cette crise, deux cents millions de personnes vont se faire tuer ? »[1] C’est ainsi que le Président américain John Kennedy a décrit sa situation à son porte-parole Pierre Salinger, durant la crise d’octobre 1962. Soixante ans plus tard, face aux menaces nucléaires russes dont l’ombre couvre l’invasion de l’Ukraine, son lointain successeur Joe Biden annonce que « nous n’avons pas fait face à l’hypothèse d’une apocalypse depuis Kennedy et la crise des missiles cubains. »[2] Il nuance dès le lendemain son propos sur l’apocalypse en insistant sur l’incertitude relative à l’issue de l’escalade. Que faire de ces prises de parole ?

publicité

Alors que les dirigeants de l’OTAN s’engagent également dans une rhétorique nucléaire, que les arsenaux existants demeurent très au-delà de ce qui serait suffisant pour mettre fin à la civilisation telle que nous la connaissons et que nous ne disposons toujours pas de protection contre des frappes nucléaires délibérées, accidentelles ou non-autorisées, il est essentiel d’apprendre des crises nucléaires passées. Cette analyse fait le point sur les résultats de soixante ans de recherche sur la crise de Cuba, la crise nucléaire la plus étudiée, puis se penche plus précisément sur le processus d’apprentissage et les obstacles auxquels il fait face, avant d’en tirer cinq leçons pour la situation en Ukraine, à la lumière des résultats de la recherche indépendante.[3]

Apprendre des crises nucléaires passées : le cas de Cuba

En octobre 1962, des avions espions américains détectent la présence de sites de missiles soviétiques à Cuba.[4] S’ensuit une crise internationale comprenant une mise en quarantaine de l’île par la marine américaine, qui s’apparente à un blocus, c’est-à-dire un acte de guerre, et la considération de l’emploi de la force voire de l’invasion de Cuba par le comité exécutif issu du Conseil de Sécurité Nationale américain chargé de conseiller le jeune Président démocrate


[1] Cité dans Martin J. Sherwin, Gambling with Armageddon (New York, Penguin, 2020), p. 9. Notre traduction.

[2] Discours du 6 octobre 2022.

[3] Elle s’appuie notamment sur les chapitres 6, 7 et l’annexe de Repenser les choix nucléaires (Paris, Presses de Sciences Po, 2022) ainsi que des recherches ultérieures. Nous parlons de recherche indépendante aisément distinguable par deux critères: le rejet de financements porteurs de conflits d’intérêts et de la naturalisation des éléments de langage des acteurs, qu’ils soient des officiels ou des opposants. Comme nous le verrons et le montrons en détail dans l’ouvrage, cette naturalisation des éléments de langage du discours officiel et leur position d’experts para-officiels les a rendus incapables d’évaluer et de dire le rôle de la chance.

[4] Pour de plus amples informations sur ces aspects, voir notre « l’insoutenable légèreté de la chance », pp. 358-363 et Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine (New York : Bloomsbury, 2017) chapitre 3 pour la question de la pré-délégation.

[5] Voir notamment Eric Schlosser, Command and Control (New York: Penguin, 2013); Scott Sagan, The Limits of Safety. Organizations, Accidents and Nuclear Weapons, Princeton, Princeton University Press, 1993, chapitres 2, 3 et 4.

[6] Trois autres épisodes exigent de plus amples recherches: l’absence du Dr Max Jacobson de la Maison Blanche au moment de la crise de Cuba, le lancement d’un missile intercontinental depuis la base de Vandenberg et la possibilité d’un lancement depuis Okinawa. En effet, le rôle crucial de Kennedy dans l’évitement de l’escalade est établi, face à une majorité de membres du comité exécutif (EXCOM), le groupe chargé de le conseiller en octobre 1962, en faveur de l’usage de la force à Cuba, dont tout porte à croire que cela aurait produit une riposte. Or, le débat reste ouvert sur la possibilité que les différents traitements médicaux que prenait JFK à l’époque ait pu altérer son jugement. Ses témoignages ainsi que ceux de son f

Benoît Pelopidas

Politiste, Professeur à Sciences Po (CERI)

Mots-clés

Nucléaire

Notes

[1] Cité dans Martin J. Sherwin, Gambling with Armageddon (New York, Penguin, 2020), p. 9. Notre traduction.

[2] Discours du 6 octobre 2022.

[3] Elle s’appuie notamment sur les chapitres 6, 7 et l’annexe de Repenser les choix nucléaires (Paris, Presses de Sciences Po, 2022) ainsi que des recherches ultérieures. Nous parlons de recherche indépendante aisément distinguable par deux critères: le rejet de financements porteurs de conflits d’intérêts et de la naturalisation des éléments de langage des acteurs, qu’ils soient des officiels ou des opposants. Comme nous le verrons et le montrons en détail dans l’ouvrage, cette naturalisation des éléments de langage du discours officiel et leur position d’experts para-officiels les a rendus incapables d’évaluer et de dire le rôle de la chance.

[4] Pour de plus amples informations sur ces aspects, voir notre « l’insoutenable légèreté de la chance », pp. 358-363 et Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine (New York : Bloomsbury, 2017) chapitre 3 pour la question de la pré-délégation.

[5] Voir notamment Eric Schlosser, Command and Control (New York: Penguin, 2013); Scott Sagan, The Limits of Safety. Organizations, Accidents and Nuclear Weapons, Princeton, Princeton University Press, 1993, chapitres 2, 3 et 4.

[6] Trois autres épisodes exigent de plus amples recherches: l’absence du Dr Max Jacobson de la Maison Blanche au moment de la crise de Cuba, le lancement d’un missile intercontinental depuis la base de Vandenberg et la possibilité d’un lancement depuis Okinawa. En effet, le rôle crucial de Kennedy dans l’évitement de l’escalade est établi, face à une majorité de membres du comité exécutif (EXCOM), le groupe chargé de le conseiller en octobre 1962, en faveur de l’usage de la force à Cuba, dont tout porte à croire que cela aurait produit une riposte. Or, le débat reste ouvert sur la possibilité que les différents traitements médicaux que prenait JFK à l’époque ait pu altérer son jugement. Ses témoignages ainsi que ceux de son f