écologie

Penser la scénographie dans un monde fini

Scénographe, Artiste, chercheur

Trop souvent à usage unique, mis à la benne comme déchet industriel banal, les décors de spectacles ou d’expositions sont encore peu ou mal stockés et rarement réemployés. Pourtant, face à l’urgence climatique, de nombreuses initiatives de scénographes voient le jour qui visent une transformation des modes de production et encouragent une nécessaire « écophanie ».

Si l’on considère l’ensemble du cycle de la vie matérielle d’un spectacle, la grande majorité des scénographies a aujourd’hui une fin de vie encore bien peu poétique. À usage unique, bennés comme déchet industriel banal ou non valorisés après l’exploitation, les décors sont encore peu ou mal stockés et rarement réemployés. On peut espérer que ces usages changent grâce à la prise de conscience collective du gâchis que cela constitue. Il reste vrai qu’il est encore difficile de mettre en place une circularité des décors et des matières qui permette d’en limiter la mise au rebut. Au manque de temps et d’outils, s’ajoutent de vraies difficultés juridiques et de sécurité, qui imposent une actualisation des normes. Ressourceries de matières, expérimentations dans les ateliers de construction, réseaux de professionnel·les de l’écoscénographie… nombreuses sont aujourd’hui les initiatives cherchant à mettre en œuvre une transformation des modes de production.

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L’attention écologique du secteur s’exprime aussi par des modes de création portés par les scénographes et les metteur·es en scène : expérimentation directe (principe de scénographie de plateau), utilisation de matières non normées, attention au vivant non-humain et au non vivant. Ces pratiques de travail et de collaboration supposent un ralentissement du rythme de production et témoignent d’une forme d’économie de moyens salutaire. De nombreuses créatrices et de nombreux créateurs ont déjà des pratiques attentives à la matière scénographique et à son devenir, et accompagnent le renouvellement de notre regard de spectateur·ice à l’heure de l’augmentation de notre conscience écologique.

La présence, visible ou invisible, de l’écologie dans la scénographie de théâtre est un sujet passionnant car il noue des enjeux techniques, esthétiques et politiques autour de l’ensemble des acteur·ices d’un spectacle, jusqu’au/à la spectateur·ice. Pour interroger la multiplicité de ces enjeux, nous entreprenons depuis un an d’explorer la pertinence du concept d’écophanie en interrogeant des scénographes et des metteur.es en scène sur leurs pratiques de création.

L’écophanie peut s’entendre de deux manières. D’une part, à une échelle intime, ce néologisme permet de qualifier l’expérience d’une « épiphanie écologique ». Celle-ci aurait pour effet d’augmenter la conscience des crises écologiques en cours, et des réponses à y apporter. D’autre part, au croisement entre écocritique et philosophie de la technique, l’écophanie s’inspire du concept de technophanie proposé par le philosophe Gilbert Simondon. Il désigne alors la façon dont un objet, une forme ou un processus (ici scénographique) apparaît comme écologique, c’est-à-dire apparaît comme interdépendant à ce qui en permet l’existence.

Cette réflexion est une invitation à penser les transformations en cours et à venir pour la scénographie de théâtre, et ses consœurs (opéra, exposition, événementiel), en termes d’esthétique de création et de réception.

La scénographie comme espace de création écologique ?

Que peuvent les différents secteurs de la création dans un contexte où l’écologie peut légitimement s’affirmer comme une priorité sociétale ? Quel rôle leur prêter en regard des besoins en radicalité politique ? En fin d’année dernière, le think tank The Shift Project a publié le rapport « Décarbonons la culture », cinquième publication du Plan de transformation de l’économie française, en proposant cinq grandes dynamiques de transformation : relocaliser les activités, ralentir, diminuer les échelles, éco-concevoir, renoncer[1]. Leurs recommandations insistent sur la dimension écosystémique des choix politiques en matière de production culturelle.

Il est probable que les actions écologiques dans le secteur culturel (comme ailleurs) restent à radicalité variable. Et même si le temps presse, il est probable aussi que nos sensibilités se transforment lentement malgré de spectaculaires prises de conscience. Aussi complexe que soit la réponse à la question des capacités du secteur culturel à agir, que celui-ci soit un territoire d’action sensible semble avéré. Les manifestations artistiques constituent en effet certains des plus libres espaces expressifs. En cela, elles permettent d’interroger nos sensibilités et ses limites dans une époque qui les éprouvent. Alors que l’on pourrait considérer les arts comme bien démunis vis-à-vis du sujet, Julie Sermon remarque notamment en quoi ils peuvent nous aider : « (…) là où les informations, les analyses, les savoirs scientifiques ne nous parviennent que de manière abstraite, désincarnée (ce qui, si vrais et si fondés soient-ils, les rend peu aptes à nous mobiliser), les artistes donnent forme à des mondes et des situations qui, fussent-ils complètement fantaisistes, s’offrent à nos corps et nos esprits comme des espaces concrets d’investissement (psychique, émotionnel, sensoriel)[2]. » La chercheuse développe la thèse selon laquelle les arts écologiques peuvent œuvrer à notre empuissancement en « (cultivant) de nouveaux objets d’attachement ».

Pour repérer les nouveaux espaces et matières d’attachement, nous avons interrogé des scénographes et metteur·es en scène impliqué·es et préoccupé·es par les questions environnementales, et soucieux d’y répondre dans leur travail artistique. Notre recherche fait apparaître des scénographes qui changent leurs pratiques et celles de leurs collaborateur·ices, grâce à une attention aux matériaux locaux, à des méthodes de fabrication protégeant les travailleur·ses, et à une pensée écosystémique qui tienne compte de la fin de vie d’une scénographie. La scénographie semble bien pouvoir se constituer comme l’un des principaux espaces de création artistique écologique. Mais jusqu’à quel point ? La réponse à cette question dépend notamment de la définition que l’on donne à la scénographie. Plusieurs scénarios d’action sont envisagés, certains étant déjà mis en œuvre dans le secteur. Le premier scénario, a priori le plus radical, consisterait à supprimer purement et simplement la scénographie.

L’impossible suppression de la scénographie

Pris dans son sens désuet de décor, la scénographie peut en effet renvoyer au régime de l’accessoire et, en conséquence, être considérée comme superflue. Dans certains cas, son double caractère ostentatoire et éphémère paraîtra scandaleux dans un contexte de raréfaction des ressources. Au fond, la scénographie comme décor, c’est ce dont on pourrait se débarrasser aisément. C’est d’ailleurs l’une des solutions radicales identifiées par le projet STARTER, « Spectacles et Tournées d’ARTistes Éco-Responsables », qui a recueilli les témoignages de ses membres sur leurs pratiques.

Or, cette idée de « supprimer la scénographie » révèle un malentendu, comme le note le scénographe espagnol Quim Roy : « Bien sûr, n’importe quelle production peut se passer du scénographe, supprimer le budget destiné à la scénographie, la négliger ou l’ignorer. Mais on ne pourra jamais la supprimer, parce que la scénographie n’est pas seulement le résultat d’un effort de production ou le travail d’un professionnel spécialisé : de par elle-même et comme une sorte de minimum irréductible, elle constitue l’image et la plastique de la mise en scène. Voici une certitude incontournable : n’importe quel lieu qui accueille une représentation, avec ou sans traitement délibéré, deviendra la scénographie de cette représentation, qu’on le veuille ou non[3]. »

Ce que l’expression « supprimer la scénographie » semble recouvrir, c’est la suppression de l’achat des matières spécifiquement destinées à la scénographie. Autrement dit, il s’agit non de « supprimer la scénographie » mais de supprimer la consommation injustifiée (et désormais injustifiable) d’éléments éphémères dans une économie linéaire.

L’émergence de l’écoscénographie est alors une belle occasion pour rappeler d’abord que l’exercice scénographique ne consiste pas seulement en une approche matérielle, mais aussi en des approches conceptuelles, techniques et expérientielles. Supprimer la scénographie reviendrait à minimiser l’importance de ces approches et de leur partage au sein d’une équipe de création. Cela étant, le transport des œuvres, et donc notamment de la partie physique de la scénographie, est bien à ce jour l’un des principaux postes pour le coût carbone d’un lieu ou d’un événement théâtral[4]. En conséquence, signalent les rapporteurs du Shift Project, « l’éco-conception des œuvres visant à réduire les masses et volumes déplacés pour un même décor serait un puissant levier de décarbonation et de sobriété[5] ». Pour ce faire, est plébiscitée « la mise en place de ressourceries locales [permettant] la mutualisation de davantage de matériel scénique, d’éléments de décors[6] ».

Cette recommandation paraît plus sérieuse. En effet, à une époque où la question de la transformation des espaces du vivant va s’accentuant (avec la raréfaction des matières qui le composent d’un côté, ou son hypertrophie – production industrielle, déchetterie, ressourcerie), il serait plus intéressant de considérer l’importance d’un art capable de penser ces espaces et ces matières et d’en appeler à une « culture de l’espace[7] » qui alimenterait la pensée de l’action par l’espace et par la matérialité sensible de tous les éléments physiques, sonores et lumineux du monde.

Vers une économie circulaire de la scénographie

Depuis plusieurs années, à travers le monde, des initiatives professionnelles œuvrent à mettre en place les bases d’une économie circulaire de la culture, et notamment de la scénographie. Ces initiatives sont de nature diverse en termes d’échelle comme en termes d’organisation du changement. Certaines, portées par des institutions, ont d’abord dessiné leur périmètre d’action propre avant de servir comme travaux pionniers pour d’autres. C’est le cas en particulier dans le champ opératique. Ainsi, à la suite notamment des réflexions du Festival d’Aix-en-Provence d’une part, et de l’Opéra de Lyon d’autre part, le collectif 17h25 dessine aujourd’hui les orientations d’autres maisons d’opéra comme le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles ou le Théâtre du Châtelet à Paris.

Ces maisons d’opéra sont en effet en train de s’accorder pour harmoniser les dimensions des équipements techniques fondamentaux de leurs productions (châssis et et structures scéniques non visibles) en ayant un stock stable dit « de répertoire » dans chaque lieu d’accueil. Cette coordination permettrait d’éviter de reconstruire pour chaque production les mêmes éléments structurels récurrents, allégeant ainsi l’impact carbone des transports lors des tournées ainsi que les acheminements de matière dans les ateliers. Ils estiment qu’en créant cette gamme d’éléments structurels de répertoire, l’on pourrait réduire de moitié l’empreinte carbone d’un décor d’opéra. Son transport (soit cinq à sept camions poids lourds) se déplaçant sur cinq ans dans toute l’Europe finit par être aussi impactant que la fabrication du décor lui-même.

Comme autre outil pour réduire l’impact écologique de la scénographie, l’Opéra de Lyon a développé l’outil de calcul EDEOS. Celui-ci peut être utilisé comme aide à la décision du meilleur choix matériel et constructif au regard des impacts en amont et en aval. À titre indicatif, le stock de décors de l’Opéra de Lyon correspond à 150 containers de stockage de décors quand celui de l’Opéra Bastille en cumule 1 500 délocalisés en Picardie en attente de réemploi ou de reprise de spectacle, et stockés pendant trente ans ! Passé ce délai, chaque année, une vingtaine de containers sont « évacués » soit environ 120 tonnes à valoriser, à mettre au rebut ou vouées à l’enfouissement.

Concernées par cet impact environnemental, nombre d’autres institutions se questionnent également sur leurs modèles de création et la fin de vie de leurs décors. Sous l’impulsion de leurs directions ou, plus souvent et plus essentiellement, sous l’impulsion de bonnes volontés en interne, elles posent des bases pour les transformer. Pour preuve de cet élan, après deux ans d’existence, l’association Arviva – arts vivants, arts durables fédère déjà plus de 250 membres engagé·es à réduire leur impact environnemental. De nombreux types de structures (ensembles musicaux, compagnies, lieux et festivals, entreprises de soutien au spectacle vivant) et de nombreux corps de métiers y sont représentés : administrateu·ice, artiste, chargé·e de production, éclairagiste, ingénieur du son, scénographe, régisseur.e général.e, responsable technique…

D’autres initiatives prouvent le dynamisme du secteur sur la question : le Théâtre de l’Aquarium à Paris, lieu de création, développe une ressourcerie ; avec Boite noire, structure d’accompagnement artistique, la metteuse en scène Aurélie Van Den Daele a créé Edilim-Constellation une plateforme d’extraits sonores sur les relations entre théâtre et écologie ; le Centre national des arts du cirque (CNAC) et l’Institut international de la marionnette (IIM), lieux de formation, ont mis sur pied un chantier sur le cycle de vie des matériaux avec la Chaire d’Innovation Cirque et Marionnette (ICiMA). La veille d’Artcena sur les initiatives « durables » ou l’enquête de l’Union des scénographes sur la prise de conscience écologique de ses membres sont également la preuve d’une conscientisation croissante des acteur·rices du spectacle vivant.

Ici focalisées sur le rôle des ateliers de décors ou sur la question des matériaux, là sur les enjeux généraux et notamment d’ordre administratif et de production, les premières contributions aux transformations du spectacle vivant donnent matière à penser à la scénographie et à ses praticien·nes, parfois écarté·es des premières initiatives. L’approche aussi globale que locale que suppose une telle réflexion nous a ainsi conduit à initier, en novembre 2020, un groupe interprofessionnel de recherche-action intitulé Augures Lab Scénographie. Il réunit à ce jour une cinquantaine de scénographes et professionnel.le.s des métiers du spectacle vivant et de l’exposition. Dans un esprit de mise en concordance et en dialogue des différents métiers d’une création, nous cherchons à aborder la transformation nécessaire de nos pratiques en insistant sur l’importance d’imaginer de nouvelles temporalités et économies de création.

S’il faut en certains endroits une mise en œuvre aujourd’hui coûteuse pour organiser la circularité des matières, le réemploi, l’emprunt et l’économie matérielle, les scénographies écoresponsables n’ont pas attendu d’être nommées comme telles pour exister. Elles sont ailleurs naturellement liées à la fragilité économique de nombreuses compagnies. Créer une scénographie pour une très jeune compagnie est souvent synonyme de minimalisme, de récupération et de réemploi dans son environnement proche : la rue, le logement personnel ou les boutiques solidaires. A contrario, quand la question n’est pas financière, devenir éco-efficace dans ses choix demande de se poser des questions nouvelles qui ont trait à l’éthique autant qu’à l’artistique. La scénographe australienne Tanja Beer, qui a développé dans ses divers travaux le concept d’écoscénographie, nous indique que cette attention à nos environnements peut générer une approche de travail nouvelle qui valorise la recherche d’un accomplissement personnel éthique, artistique et esthétique.

De l’écoscénographie

Ce concept ouvre la pensée scénographique contemporaine à des enjeux fondamentaux pour son futur circulaire et pour ses futurs esthétiques. Dans un article où elle détaille l’intérêt des réflexions écomatérialistes pour sa discipline, Tanja Beer relève comment l’attention portée à la « fin de vie » de la scénographie conduit à dépasser du regard le seul écosystème théâtral (the broader ecosystem beyond theatre) : « L’application de l’écomatérialisme à la scénographie vise avant tout les effets plus larges de la production scénographique, afin d’examiner comment elle se rapporte à l’écosystème plus vaste qui se trouve au-delà du théâtre. Cela signifie qu’il faut reconnaître que la matérialité et les environnements sont mutuellement dépendants dans la création des êtres, des choses et des lieux, et que les humains sont considérés comme faisant partie du système de la nature, plutôt que comme une entité distincte. »

Le terme de « scénographie » s’est désormais imposé hors des contextes artistiques originels du théâtre et de l’exposition pour atteindre les défilés de mode, les boutiques, les meetings politiques… Si l’on peut y voir une forme de succès pour la discipline, il est souhaitable que la pratique scénographique atteigne de plus en plus de domaines de la société en considérant sa responsabilité écologique. C’est d’ailleurs hors du spectaculaire et à l’intérieur de sa dimension relationnelle que la pensée scénographique semble en mesure de trouver une véritable expression écologique. Force est de constater qu’une scénographie a beaucoup à nous dire de son attachement au monde non théâtral, dont elle engage une chaîne d’acteur·ices, en aval comme en amont. Cela conduit Tanja Beer à identifier d’autres missions du/de la scénographe : médiation, facilitation et co-création. Concevoir une scénographie implique en effet un engagement de la part des équipes artistiques et techniques comme des directions de production. Concevoir de façon circulaire ou responsable oblige à passer par un temps de concertation collectif et une mise en accord de toutes les parties prenantes.

Le Festival d’Aix-en-Provence a pris la mesure de ce jeu d’acteurs en réalisant un guide d’éco-conception des décors pionnier et en y intégrant des modèles de lettres d’approche à destination de différents acteurs de la chaîne de travail (fournisseurs, co-producteurs, metteurs en scène et scénographes). La compréhension et l’implication des parties prenantes est fondamentale. Cela suppose d’articuler des conditions de travail ne répondant plus au régime productiviste, à commencer par l’allongement des calendriers de conception et de réalisation, ainsi que par la protection de la santé des travailleur·ses en excluant d’office des matières toxiques ou nocives, comme les panneaux de bois en fibres compressées (le fameux MDF) ou le polystyrène. Les constats et les nouveaux outils du secteur, des indépendants aux institutions, sont des signes encourageants. Ils permettent aussi de mesurer le chemin à parcourir pour atteindre l’écologie profonde du secteur scénographique dans un champ artistique qui, bien que soutenu en France par les institutions publiques, dépend encore d’habitudes de travail très inscrites dans une économie linéaire capitaliste.

Le champ théâtral lui-même a pu et peut en effet encore afficher un certain désintérêt pour les enjeux écologiques. Pour l’expliquer, deux facteurs sont avancés par Wendy Arons et Theresa J. May dans Readings in Performance and Ecology[8]. Le premier correspond à l’opposition « nature-culture » qui a été structurante pour la pensée de l’art occidental. Sa remise en cause par l’écomatérialisme peut être vécue comme déroutante. L’autre facteur correspond au fort anthropocentrisme qui s’exprime dans la forme comme dans la pratique théâtrales. Quel rôle spécifique la scénographie peut-elle jouer à cet endroit d’articulation de l’humain et du non-humain ? À la fois objet, forme et processus technico-artistique engageant une équipe humaine et une matérialité non-humaine importantes, la scénographie pourrait être apte à révéler les dimensions moins et plus-qu’humaines du monde[9]. Certain·es des scénographes que nous avons rencontré·es dans notre recherche font ainsi apparaître cette écologie du fait scénographique à la fois comme objet, forme et processus – apparaître écologique que nous nommons « écophanie ».

De l’écophanie

En échangeant avec des personnalités aussi diverses que Phia Ménard (Compagnie Non Nova), Jeanne Candel et Lisa Navarro (Compagnie la vie brève), Marguerite Bordat et Pierre Meunier (Compagnie La Belle meunière), de plus jeunes metteur.e.s en scène – scénographes comme Nina Bonardi, Anne-Sophie Turion (Compagnie Grandeur nature), le très aguerri Jean-Pierre Larroche (Compagnie Les ateliers du spectacle), le collectif L’avantage du doute, et enfin Jérome Bel, chorégraphe incontournable pour la médiatisation de ses positions écologiques, différentes formes d’« apparaitre écologique » se révèlent.

Dans un premier sens, l’écophanie est envisagée comme un apparaître écologique en amont comme en aval de la production scénographique. En amont, il s’agirait de l’écophanie vécue par un·e scénographe. Cette expérience conduit l’artiste à reconsidérer ses réalisations scénographiques futures mais aussi passées. De quel ordre sont ces transformations, du point de vue des outils, des techniques, des espaces, des temporalités et des partenaires mobilisés pour travailler ? Comment les questionnements intimes s’articulent-ils avec les processus de création ? L’artiste transmet-il une part de cette expérience au sein de l’objet scénographique ?

En aval, il s’agirait de l’écophanie vécue par le ou la spectateur·ice dans le cadre ou à la suite d’un spectacle. Voilà un champ qui mériterait d’être étudié également pour entendre les différentes voix sur la réception d’un même spectacle par différents spectateurs. Cela paraît d’autant plus pertinent à une époque de transformation des regards sur le vivant et le non vivant, et sur la limitation des ressources. Pour penser les transformations chez l’artiste comme chez le ou la spectateur·ice, souvenons-nous tout de même des précautions de Jacques Rancière : « (…) il n’y a pas d’évidence que la connaissance d’une situation entraîne le désir de la changer[10]. » La relation entre les affects, la connaissance et les transformations intimes et politiques qui peuvent s’ensuivre est en effet complexe, et parfois essentiellement mystérieuse.

Dans un second sens, l’écophanie qualifierait non l’expérience d’un individu mais la qualité d’apparition écologique propre à un objet, ici celle propre à la scénographie. C’est surtout à cet endroit que le concept d’écophanie que nous proposons se rapproche du concept de technophanie. Celui-ci est discuté en philosophie du design et des techniques à partir de son utilisation chez Gilbert Simondon dans Psychosociologie de la technicité[11].

Il a récemment été réapproprié par le designer et chercheur Émile de Visscher[12] et discuté par le philosophe en design Vincent Beaubois. Du point de vue de ce dernier, « le concept de « technophanie » exprime (…) les liens de dépendance de l’objet à un ensemble qui le conditionne. La technophanie désigne dans un objet la résonance d’un ensemble d’objets auquel il appartient et avec lesquels il fonctionne[13]. » Ces « liens de dépendance » et cette « résonance » d’un objet sont particulièrement au cœur des crises écologiques, qui révèlent nos relations invisibles ou invisibilisées. Or, l’enseignement majeur de l’éco-conception se trouve bien là : « (…) par-delà son seul aspect méthodologique, c’est une compréhension et une lecture du monde qui dépasse l’opposition entre globalité et localité : un dispositif utilisé localement tire sa consistance de liens invisibles le rattachant à une multiplicité de paysages, d’agents et d’opérations[14] ».

Les perspectives écomatérialistes et la technophanie se recoupent bien à l’endroit de leur attachement à un ensemble — attachement sensible autant que matériel. Notre recherche sur l’écophanie tente de faire apparaître les formes que prend la scénographie elle aussi pour exprimer cette interdépendance. Ces formes rendraient visibles à leur manière la texture de l’invisible écologique, que suggèrent Vincent Beaubois et le designer François-Xavier Ferrari : « (…) l’épreuve de l’invisible que nous engage à faire l’éco-design dessine un territoire hybride où les questions existentielles se trouvent intrinsèquement liées à celles concernant notre capacité à rendre sensibles les impacts – sociaux comme environnementaux – de nos attachements techniques[15]. »

Certaines scénographies portent en elles une écophanie visible – c’est-à-dire qu’elles rendent compte de cette « épreuve de l’invisible » et de son « territoire hybride ». D’autres, dans leur mode de production, ont agencé un écosystème plus responsable, qui n’est pas directement visible pour le public. Mettre les scénographes au cœur de la réflexion écologique de leur discipline permet de déterminer et détailler ce qui fait acte d’attachement pour l’artiste dans le processus, la forme et l’objet scénographiques. Nous cherchons par le dialogue et en nous appuyant sur des spectacles précis, à réfléchir avec les scénographes (et les metteur·es en scène associé·es) sur ce qui fait signe, ce qui est rendu visible et ce qui est de l’ordre du processus invisible d’une création écophanique.

Comme apparaître écologique, l’écophanie ne vaut que si elle ramifie et problématise de façon profonde, des sujets créateurs aux sujets récepteurs, en passant par le vivant non-humain et le non vivant. C’est ce qui en fait tout l’attrait et la complexité pour penser à nouveaux frais le régime du visible en scénographie.


[1] Voir : The Shift Project, Rapport final « Décarbonons la culture », novembre 2021, p. 9-10.

[2] Julie Sermon, Morts ou vifs. Pour une écologie des arts vivants, Paris, éditions B42, 2021, p. 34.

[3] Quim Roy, « La scénographie relocalisée. La profession, l’enseignement et l’engagement au cœur d’une crise d’identité », Études théâtrales, 2012/2-3 (N° 54-55), p. 179-185.

[4] Dans son rapport final, le Shift Project note que, dans le cas d’un festival en centre-ville ou dans le cas d’une salle de taille moyenne en périphérie, le transport des œuvres représente 2/5 pour l’un (p. 67), et pour l’autre (p. 74) les 2/3 de l’impact carbone global. Voir : The Shift Project, Rapport final « Décarbonons la culture », novembre 2021.

[5] Ibid. p.71

[6] Ibid. p.81

[7] Sandrine Dubouilh, « Quelle méthodologie pour une « culture de l’espace » ? », Études théâtrales, 2012/2-3 (N° 54-55), p. 277-283.

[8] Wendy Arons et Theresa J. May, Readings in Performance and EcologyNew York/Londres, Palgrave/Macmillan, 2012, cité chez Julie Sermon, Morts ou vifs. Pour une écologie des arts vivants, Paris, éditions B42, 2021, p. 45.

[9] Voir Anna Lowenhaupt Tsing, “La vie plus qu’humaine”, Terrestres, 26/05/2019, ainsi que Feral Atlas. The More-Than-Human Anthropocene, Anna L. Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou (ed.), Stanford University Press, 2021.

[10] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 33.

[11] Gilbert Simondon, « Psychosociologie de la technicité » (1960-1961), Sur la technique, Paris, PUF, 2014, p.25-129.

[12] Émile de Visscher, Manufactures technophaniques, thèse de doctorat SACRe de l’Université PSL, préparée à l’EnsAD, sous la direction de Samuel Bianchini et Roger Malina, soutenue en novembre 2018.

[13] Vincent Beaubois, « Design et technophanie », Cahiers Simondon, n°5, 2013, p. 69.

[14] Vincent Beaubois, François-Xavier Ferrari, « L’éco-design ou l’épreuve de l’invisible écologique », Sciences du design, n°11, mai 2020, p. 56.

[25] Ibid. p. 59.

Annabel Vergne

Scénographe, Enseignante à l'École des Arts Décoratifs de Paris

Quentin Rioual

Artiste, chercheur, Enseignant de dramaturgie et d’histoire de la scénographie à l’École des Arts Décoratifs de Paris

Notes

[1] Voir : The Shift Project, Rapport final « Décarbonons la culture », novembre 2021, p. 9-10.

[2] Julie Sermon, Morts ou vifs. Pour une écologie des arts vivants, Paris, éditions B42, 2021, p. 34.

[3] Quim Roy, « La scénographie relocalisée. La profession, l’enseignement et l’engagement au cœur d’une crise d’identité », Études théâtrales, 2012/2-3 (N° 54-55), p. 179-185.

[4] Dans son rapport final, le Shift Project note que, dans le cas d’un festival en centre-ville ou dans le cas d’une salle de taille moyenne en périphérie, le transport des œuvres représente 2/5 pour l’un (p. 67), et pour l’autre (p. 74) les 2/3 de l’impact carbone global. Voir : The Shift Project, Rapport final « Décarbonons la culture », novembre 2021.

[5] Ibid. p.71

[6] Ibid. p.81

[7] Sandrine Dubouilh, « Quelle méthodologie pour une « culture de l’espace » ? », Études théâtrales, 2012/2-3 (N° 54-55), p. 277-283.

[8] Wendy Arons et Theresa J. May, Readings in Performance and EcologyNew York/Londres, Palgrave/Macmillan, 2012, cité chez Julie Sermon, Morts ou vifs. Pour une écologie des arts vivants, Paris, éditions B42, 2021, p. 45.

[9] Voir Anna Lowenhaupt Tsing, “La vie plus qu’humaine”, Terrestres, 26/05/2019, ainsi que Feral Atlas. The More-Than-Human Anthropocene, Anna L. Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou (ed.), Stanford University Press, 2021.

[10] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 33.

[11] Gilbert Simondon, « Psychosociologie de la technicité » (1960-1961), Sur la technique, Paris, PUF, 2014, p.25-129.

[12] Émile de Visscher, Manufactures technophaniques, thèse de doctorat SACRe de l’Université PSL, préparée à l’EnsAD, sous la direction de Samuel Bianchini et Roger Malina, soutenue en novembre 2018.

[13] Vincent Beaubois, « Design et technophanie », Cahiers Simondon, n°5, 2013, p. 69.

[14] Vincent Beaubois, François-Xavier Ferrari, « L’éco-design ou l’épreuve de l’invisible écologique », Sciences du design, n°11, mai 2020, p. 56.

[25] Ibid. p. 59.