Culture

Lecteur ou lectaire ?

Philosophe

Les lecteurs sont l’objet de toutes les attentions, auscultations et spectacularisations, notamment télévisuelles. Mais celles et ceux dont on ne parle jamais, ce sont les lectaires. Pourtant, de même qu’un envoi postal est impensable sans qu’il y ait à la fois un destinateur et un destinataire, de même la lecture n’a-t-elle lieu qu’à impliquer conjointement celle ou celui qui lit et celle ou celui pour qui on lit.

On parle beaucoup des lecteurs. On se soucie d’eux, de comment ils lisent, combien, sur quels supports, et quoi, et pourquoi. On s’inquiète aussi de leur âge, de leur genre (lectrices ou lecteurs), de leur origine, de leur futur, de leur disparition annoncée, de leur réinvention ou renaissance. On cherche les moyens de les soutenir ou de les réveiller lorsqu’on croit les voir faiblir ou renoncer, par exemple en déclarant, comme le faisait Emmanuel Macron en 2021, que la lecture serait la « grande cause nationale » pour l’année à venir [1].

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Et l’on imagine alors, pour mobiliser des lecteurs que l’on suppose en perte de motivation, des incitations en forme de compétition sportive, « des initiatives » et « des défis » en forme de « concours de lecture à voix haute » : le président français rendait un vibrant hommage à François Busnel, animateur et producteur de l’émission littéraire hebdomadaire « La grande librairie » sur France 5, émission qui propose depuis 2019 un grand concours intitulé « Si on lisait à voix haute », en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse.

Bref, les lecteurs sont l’objet de toutes les attentions, auscultations et spectacularisations, notamment télévisuelles. Mais celles et ceux dont on ne parle jamais, ce sont les lectaires.

Et pour cause : on a beau chercher dans tous les dictionnaires possibles, leur nom n’y figure pas. Le français n’a pas d’équivalent pour l’anglais readee, couramment employé dans le lexique du tarot pour désigner celle ou celui à qui on lit les cartes. Plus rarement, le terme est attesté comme signifiant le destinataire de la lecture en général. On en trouve une occurrence dans ce sens sous la plume de l’historien américain William Hickling Prescott, qui souffrait de graves troubles de la vision et devait avoir recours à un lecteur pour pouvoir lire — c’est-à-dire écouter lire — les documents nécessaires à ses recherches sur l’histoire de l’Espagne. À son biographe, il confiait au cours de l’été 1827 : « Mon excellent lecteur […] me fait la lecture en espagnol, avec un authentique accent castillan, deux heures par jour, sans en comprendre un mot. » Et il ajoutait : « lequel préféreriez-vous être, lecteur ou lectaire ? » Le mot (readee) est ici en italiques, pour bien marquer qu’il s’agit d’une invention lexicale [2].

À peine nommables en anglais, anonymes en français, les lectaires — il faut bien se rendre à l’évidence — sont pourtant partout, depuis toujours. Car de même qu’un envoi postal ou qu’une adresse en général est impensable sans qu’il y ait à la fois un destinateur et un destinataire, de même la lecture n’a-t-elle lieu qu’à impliquer conjointement celle ou celui qui lit et celle ou celui pour qui on lit. Pourquoi les oublie-t-on, dès lors, ces lectaires qui n’ont pas même de nom ? Sans doute parce l’habitude de considérer la lecture exclusivement comme une pratique muette, confinée dans le for intérieur de chacun, nous fait confondre, sous le terme générique de « lecteur·rice », la voix lisante et son écoute. Toutes deux sont miennes, pense-t-on en lisant : c’est moi qui lis et pour moi-même. Je suis le lecteur et le lectaire à la fois, si bien que ce dernier disparaît, se dilue, perd ses contours et la spécificité de son rôle.

De Rabelais à Cuba

Pendant longtemps, dans l’histoire de la lecture en Occident, on a au contraire distingué lecteurs et lectaires, même si ces derniers n’avaient pas (encore) de nom pour leur action qui — j’y reviendrai — semble avoir plutôt les traits d’une passion, d’une simple passivité réceptive. En 1552, dans la dédicace du Quart Livre, Rabelais rappelle ainsi que « le défunct roy François, d’éterne mémoire » (François Ier était mort en 1547) avait « ouy et entendu lecture distincte » des livres de l’auteur de Pantagruel et Gargantua, lus « par la voix et pronunciation du plus docte et fidèle Anagnoste de ce royaulme » : ce mot hérité de l’Antiquité gréco-romaine — l’anagnōstēs était l’esclave lecteur lisant pour d’autres — désigne ici le « lecteur ordinaire du roi », office qui était rempli par Pierre du Chastel, lequel lisait chaque soir au souverain, pour le préparer au sommeil, des traductions du grec et du latin agrémentées de commentaires [3]. Puisque le terme de « lecteur » prête à confusion (il peut indiquer à la fois celui qui lit et celui pour lequel on lit), on comprend qu’il y ait quelque avantage à recourir au nom antique et désuet d’anagnoste. Un paléonéologisme qui, symétriquement, devrait conduire à une appellation spécifique réservée aux destinataires, à celles ou ceux qui reçoivent la lecture, à savoir les lectaires, précisément.

Cette division des rôles n’appartient pas simplement à un passé lointain et plus ou moins oublié. Plus près de nous, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, elle a notamment eu cours dans les fabriques de cigares à Cuba, où des lectores lisaient pour les ouvriers cigariers (une pratique qui a essaimé aussi bien en Espagne et aux États-Unis qu’au Mexique ou en République dominicaine). Araceli Tinajero, qui leur a consacré une remarquable monographie, a également conduit des entretiens avec les derniers représentants de cette belle et attachante tradition. L’un d’eux, Santos Segundo Domínguez Mena, âgé de quatre-vingt-huit ans lorsqu’elle le rencontre à Cuba en 2003, avait été lector pendant soixante-cinq ans. C’est un moment particulièrement émouvant lorsqu’il raconte à l’auteure comment il lit pour lui-même, maintenant qu’il a cessé de lire pour les autres [4] : « Quand j’ai quelque chose d’important à lire, je mets mes lunettes. Je lis en silence tout en décollant les lèvres. Je dois être attentif comme d’autres étaient attentifs à moi. » Le vieil anagnoste qui se met à lire pour soi devient son propre lectaire.

La pratique de la lecture à voix haute dans les fabriques de cigares est attestée à La Havane depuis 1865. Le 14 janvier 1866, l’hebdomadaire La Aurora, fondé par les ouvriers cigariers eux-mêmes, décrivait ainsi la première lecture qui eut lieu dans la manufacture Partagás [5] : « L’un des jeunes artisans de cet atelier, placé au centre de la multitude de travailleurs dont le nombre approche les deux cents, annonça d’une voix sonore et claire qu’il allait commencer la lecture d’une œuvre […]. Il est impossible de célébrer comme il le faudrait l’attention profonde avec laquelle il fut écouté pendant la demi-heure où c’était son tour de lire ; à la fin de laquelle un autre jeune homme […] prit le même livre et continua la lecture pour une autre demi-heure, et ainsi de suite jusqu’à six heures du soir, heure à laquelle tous les ouvriers quittèrent l’atelier. » Les anagnostes cubains de la première heure, on le voit, pouvaient lire à tour de rôle, les uns après les autres, même si l’office de lector sera de plus en plus réservé à un seul ouvrier qui tendra dès lors à devenir un liseur professionnel, payé par l’ensemble des travailleurs de la manufacture. Après avoir été tournante, la répartition des places, entre anagnostes et lectaires, tend à se fixer.

La politique des lectaires

La fascinante histoire des lectores cigariers est ponctuée de conflits, d’interdictions prononcées par les propriétaires des usines (sans doute craignaient-ils que les ouvriers ne s’instruisent trop), de grèves pour revendiquer le droit à la lecture. Ou mieux : le droit des lectaires, c’est-à-dire le droit à écouter lire pendant le travail. Parfois, comme en témoigne un article paru le 22 décembre 1903 dans le quotidien The Morning Tribune, publié à Tampa en Floride, le choix des ouvrages à lire faisait l’objet de débats si vifs parmi les ouvriers lectaires qu’il devenait littéralement une question de vie ou de mort : « Un duel fatal aux pistolets s’est produit ce matin à neuf heures […] entre Jesus Fernandez, un Espagnol, et Enrique Velasquez, un Mexicain. Velasquez est mort et Fernandez ne devrait pas survivre à la nuit. […] L’une des particularités de l’affaire, c’est que le problème qui a causé la bagarre est né d’une discussion au sujet du roman d’Émile Zola, La Canaille [probablement la version espagnole de La Curée]. » Depuis quelque temps, explique le journaliste, il y avait en effet des débats fiévreux, dans la manufacture de cigares José Lovera, pour savoir si le lector de la manufacture devait ou non lire à haute voix le roman en question, perçu comme indécent. Et l’article rapporte également que, par le passé, une usine à West Tampa avait déjà dû être fermée « pour plusieurs jours à cause d’une grève déclenchée par la lecture proposée d’un livre obscène » : « Les femmes employées dans l’usine ont objecté et la direction les a soutenues en interdisant sa lecture. Nombre d’hommes parmi les employés ont immédiatement fait grève et le problème n’a pu être réglé qu’après un certain temps. »

Généralement, le choix des textes de la part des lectaires obéissait toutefois à des procédures électorales plus paisibles. Wenceslao Gálvez y Delmonte, un exilé cubain à Tampa qui fut notamment critique littéraire et lector, raconte dans ses mémoires comment se déroulait le choix collectif — ou mieux : l’élection — des livres à lire [6] : « Le lector, depuis la tribune, lit le nom des auteurs et des œuvres qui vont être soumis au vote et, table après table, presque à l’oreille de l’ouvrier, recueille son vote comme s’il s’agissait de l’élection d’un député. Aussitôt des partis se forment, selon les sympathies qu’éveillent les auteurs […]. Beaucoup s’abstiennent de voter. » Et malgré ce taux d’abstention, comme on dirait dans le lexique électoral (certains ne votent pas pour éviter de payer ensuite le lector, d’autres pour lui déléguer le choix du texte), l’« explosion de murmures » qui suit l’annonce du résultat dit tout autre chose qu’une indifférence blasée à ce qu’il faut bien appeler, en détournant une expression de Michel de Certeau, une politique des lectaires[7].

C’est une politique qui s’accompagne aussi d’enjeux économiques, comme en témoigne l’un des rares documents existants où l’on peut entendre la voix des anagnostes cigariers exprimant collectivement une revendication. Dans leur déclaration publiée par le quotidien El diario de Tampa le 25 septembre 1908, ils remercient un certain « Sr. La Presa », directeur d’une compagnie théâtrale, pour leur avoir « concédé gratuitement l’entrée à toutes les représentations de ladite compagnie ». En tant que lectores, poursuivent-ils, ils sont en effet « les meilleurs “porte-voix” ou annonceurs de toutes les représentations théâtrales et autres genres de spectacles qui s’organisent dans la ville, tout en étant généralement oubliés des entrepreneurs ». Et, ajoutent-ils, puisque les compagnies théâtrales sont « spéculatrices », c’est-à-dire qu’elles opèrent en vue d’un profit, « il n’y a pas de raison pour que nous soyons tenus de leur lire leurs programmes sans le bénéfice de l’entrée libre ».

Les lectaires à venir

La tradition des lectores semble être aujourd’hui plus ou moins éteinte. Mais la distinction entre lecteurs et lectaires qui s’y était déposée reste structurante dans bien d’autres contextes. Moins institutionnalisée, plus proche de l’intimité de l’histoire lue à haute voix aux enfants avant qu’ils ne s’endorment (comme François Ier), il y a par exemple la lecture à domicile : Michel Deville l’avait mise en scène en 1988 dans La Lectrice (un film adapté du roman éponyme de Raymond Jean) ; et, plus récemment, l’écrivain mexicain Fabio Morábito en offre une belle évocation dans Le Lecteur à domicile, un récit dont le narrateur, condamné à un travail d’intérêt général, met sa voix lisante à la disposition d’un invalide, d’une cantatrice en fauteuil roulant ou d’un colonel assoupi. Pour qu’ils puissent lire, c’est-à-dire l’écouter lire. Et les deux rôles — lire ou écouter lire — sont ici d’autant plus distincts que, contrairement à celles ou ceux qui l’écoutent, cet anagnoste moderne se retrouve régulièrement « perdu », continuant à lire sans comprendre, n’ayant plus de « contact avec les paroles » : « votre voix et votre tête se séparent », lui dit l’une de ses lectaires, lui signifiant ainsi qu’il n’est plus qu’un porte-voix tandis qu’elle est toute ouïe [8].

Des anagnostes antiques aux lecteurs à domicile en passant par les lectores cubains, ce bref survol historique pourrait laisser croire que les lectaires d’aujourd’hui sont une simple survivance, une rémanence d’époques plus ou moins révolues. C’est très loin d’être le cas. Car le rôle de lectaire semble plus que jamais d’actualité si l’on considère la quantité croissante d’audiolivres qui sont lus chaque année : « 9,9 millions d’audio-lecteurs en 2022 », pouvait-on lire dans un communiqué du Syndicat national de l’édition qui annonçait le lancement, en mai dernier, du « mois du livre audio », accompagné du slogan « lire ça s’écoute ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, cette même année 2022, la plateforme de streaming Spotify a massivement investi dans ce nouveau marché jusqu’à présent dominé par le service audible.com d’Amazon. Si le modèle est pour l’instant celui de l’achat à la carte, d’autres offres pourraient être proposées à l’avenir, incluant notamment de la publicité [9]. De même que les lectures des lectores cubains étaient ponctuées d’annonces au profit des compagnies théâtrales, de même les voix de Juliette Binoche lisant L’Amant ou de Daniel Mesguich lisant À la Recherche du temps perdu (deux audiolivres récents) pourraient-elles se voir interrompues par des réclames.

L’audiolivre est le fruit d’une longue histoire qui, après les anticipations visionnaires d’un Cyrano de Bergerac imaginant « un Livre miraculeux qui n’a ny fueillets ny caractères » et que l’on peut porter « en forme de pendans d’oreilles », aura commencé avec l’usage du disque pour les non-voyants. Dans un article de 1878 sur « Le Phonographe et son avenir », Edison envisageait explicitement cette possibilité. Et dans le sillage de ses prédictions, des récits futurologiques sur la lecture ont vu le jour qui, quant à eux, laissaient déjà entrevoir sa mise en réseau. Dans « La fin des livres », l’un des Contes pour les bibliophiles d’Octave Uzanne, illustré par Albert Robida et publié en 1895, on est ainsi appelé à se représenter un avenir où « rien ne manquera au peuple » qui pourra « se griser de littérature comme d’eau claire », car il aura « ses distributeurs littéraires des rues comme il a ses fontaines » : « des petits édifices » depuis lesquels pendront « des tuyaux d’audition » également installés dans les immeubles ou dans « les voitures publiques » et « les chemins de fer [10] ».

Plus que l’anticipation des dispositifs techniques, généralement privilégiée lorsqu’on se penche sur ces récits, ce qui m’intéresse, toutefois, c’est qu’ils tendent à faire ressurgir de l’ombre la figure du lectaire. On les voit apparaître, ces lectaires nimbés d’une aura étrangement inquiétante et familière à la fois, dans une brève nouvelle publiée en 1889 par Edward Bellamy (plus connu pour son roman de science-fiction en forme d’utopie socialiste, Cent ans après ou l’an 2000). La nouvelle, parue dans Harper’s Magazine, s’intitule « Les Yeux fermés » : on y assiste à des lectures qui, comme dans L’Autre monde de Cyrano de Bergerac ou dans le conte pour bibliophiles d’Octave Uzanne, se font au moyen de « cornets acoustiques » à deux branches [11]. Lorsque le narrateur descend de sa chambre d’hôtel pour prendre son petit déjeuner, voici le spectacle qui s’offre à lui : « […] un certain nombre de ladies et de gentlemen étaient occupés, tandis qu’ils étaient assis à table, à lire ou plutôt à écouter leur courrier du matin. Un tas plus ou moins grand de petites boîtes était posé près de leurs assiettes et, l’un après l’autre, ils y prenaient chaque fois un cylindre, le plaçaient dans leurs indispensables [tel est le nom des appareils en question] qu’ils tenaient contre leurs oreilles. […] Déception, surprise agréable, chagrin, dégoût, indignation et amusement étaient tour à tour si lisibles sur leurs visages qu’il était tout à fait aisé de s’assurer dans la plupart des cas de ce qu’était du moins la teneur de la lettre. » Ce qui devient lisible, c’est donc le visage des lectaires, tandis que le texte lu s’offre seulement à travers eux, pour ainsi dire dans leur transparence.

L’émancipation des lectaires

Ce qui point à cet horizon futurologique du lire, ce qui inquiète l’avenir de la lecture tout en l’ouvrant à ses chances, c’est ce retour ou cette revenance des lectaires, derrière les lecteurs qui les masquent et les assourdissent. L’essor massif (et depuis longtemps anticipé ou prophétisé, comme on l’a vu) de la lecture vocalisée à l’ère des réseaux numériques redonne certainement aux lectaires un rôle de premier plan dans l’économie générale du lire. Et pourtant, tout se passe comme si leur primauté nouvelle ne s’accompagnait pas des mots, des noms, des catégories permettant de commencer à la dire ou à la penser. Comme si, malgré leur centralité de fait, ils restaient confinés en droit à la périphérie conceptuelle des pratiques lisantes.

Car être lectaire, c’est un rôle qui, au sein des scènes de lecture que nous continuons de nous faire aujourd’hui, demeure considéré comme secondaire, voire tertiaire. Un rôle d’une passivité au carré, en quelque sorte : là où l’auteur·e écrit et fabrique, les lecteurs ou lectrices, pense-t-on, ne feraient que déchiffrer et recueillir, tandis que — pire encore — les lectaires ne feraient rien, c’est-à-dire rien d’autre qu’écouter ce qui est lu. Être lectaire, ce serait un peu comme lire par dérivation ou par procuration, à la manière de cette belle scénette que décrit la romancière anglaise Elizabeth Gaskell dans une lettre à ses filles en 1855 : dans un omnibus (à l’époque, ils étaient tirés par des chevaux), elle est assise à côté de quelqu’un qui lit La Petite Dorrit de Dickens, qu’elle lit elle-même par-dessus l’épaule de ce covoyageur. Et elle se plaint qu’« il est un lecteur si lent ! » Elle dit son impatience face au temps fou qu’il met à arriver au bas de chaque page. « Nous n’avons lu que les deux premiers chapitres », conclut-elle en soulignant le pronom de la première personne de ce pluriel qui fait de la lectaire qu’elle est et de son voisin lecteur un attelage aussi remarquable que celui qui tire le véhicule transportant leur scène de lecture mobile[12].

Plutôt que de marginaliser les lectaires, voire de les effacer en les oubliant au profit d’un lire clos sur lui-même ou reclus dans l’intimité supposée d’un soi lisant, il est temps de renverser la perspective généralement adoptée s’agissant de l’histoire et de l’évolution de la lecture. Ce n’est pas que les lectaires, après être passés au second plan durant les siècles où prévalait le modèle de la lecture silencieuse, se retrouvent soudain au cœur des pratiques vocalisées du lire à l’ère du numérique. C’est plutôt que lesdites pratiques font émerger au grand jour ce qui n’était que confiné dans un mutisme apparent : lorsque je lis à voix basse, en murmurant dans mon for intérieur, je m’écoute lire. C’est-à-dire que je suis déjà un audiolivre pour moi-même. Comme le suggérait le vieux lector cubain en décrivant ses lectures devenues solitaires, lisant ainsi, je suis le lectaire du lecteur que je suis aussi (ou inversement). Si bien que lire, c’est toujours faire l’expérience ou l’épreuve d’une distance — d’un retard ou d’une avance — de soi à soi.

L’écart qui, dès lors, s’ouvre au cœur de l’intériorité du sujet lisant, l’altérité à soi qui vient s’y loger (qui s’y logeait depuis toujours), c’est l’espacement depuis lequel s’annonce une nouvelle politique de la lecture. Elle est à inventer, à réinventer. Et le premier pas dans ce sens, c’est sans doute de commencer à être attentif aux lectaires, y compris à celles et ceux qui habitent en chacun·e de nous.


[1] Discours du 17 juin 2021 à Château-Thierry, disponible à l’adresse suivante : elysee.fr/emmanuel-macron/2021/06/17/la-lecture-grande-cause-nationale-se-mobiliser-pour-la-langue-francaise (consulté le 26 septembre 2022).

[2] George Ticknor, Life of William Hickling Prescott, Routledge, 1864, p. 87. « Lectaire » a récemment été proposé en français comme forme inclusive neutre, à la place de « lecteur·rice », sans toutefois que l’usage s’en soit encore répandu (voir Devenir non-binaire en français contemporain, textes réunis par Vinay Swamy et Louisa Mackenzie, Éditions Le Manuscrit, 2022, p. 221). Je ne peux que me réjouir de cette heureuse coïncidence ou alliance entre une nouvelle visibilité des destinataires de la lecture et la lutte contre les discriminations genrées de ses praticien·ne·s. Quant à « lectaire » au sens de destinataire de l’acte de lecture, je n’en trouve que quelques très rares occurrences dans les études littéraires. Le terme apparaît — peut-être pour la première fois — dans une remarquable étude que Catherine J. Spenser consacre en 1993 au film de Michel Deville, La Lectrice ; il est accompagné de cette note : « Pour faire l’économie d’interminables et monotones périphrases (“celui à qui elle lit…”) on s’est autorisé le néologisme, sur le modèle du “narrataire” […] » (« La Lectrice : six personnages en quête de texte », The French Review, vol. 67, n° 2, 1993, p. 301 et p. 312).

[3] Cité par William Nelson, « From “Listen, Lordings” to “Dear Reader” », University of Toronto Quarterly, vol. 46, n° 2, hiver 1976-1977, p. 114.

[4] Araceli Tinajero, El lector de tabaquería. Historia de una tradición cubana, Editorial Verbum, 2007, p. 11.

[5] Cité par Araceli Tinajero, ibid., p. 37 (ma traduction).

[6] Wen Gálvez, Tampa. Impresiones de emigrado, Establecimento tipografico « Cuba », 1897, p. 178-179 (ma traduction).

[7] Michel de Certeau, qui appelait de ses vœux « une autonomie de la pratique lisante sous l’impérialisme scripturaire », écrivait : « Une politique de la lecture doit donc s’articuler sur une analyse qui, décrivant des pratiques depuis longtemps effectives, les rende politisables » (« Lire : un braconnage », dans L’Invention du quotidien, I. Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 244 et p. 250).

[8] Fabio Morábito, Le Lecteur à domicile, traduction française de Marianne Millon, José Corti, 2019, p. 36-37. Je remercie chaleureusement Laurent Evrard, libraire de la merveilleuse librairie Le Livre à Tours, pour m’avoir mis cet ouvrage entre les mains.

[9] Voir Alexandra Alter et Elizabeth A. Harris, « Spotify Makes a Bet on Audiobooks », The New York Times, 20 septembre 2022. Quant au communiqué du Syndicat national de l’édition, il est consultable à l’adresse suivante : www.sne.fr/actu/parce-que-lire-ca-secoute.

[10] Voir L’Autre monde ou les Estats et Empires de la Lune (1657), dans Les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, vol. I, Champion, 1921, p. 84 ; Thomas A. Edison, « The Phonograph and Its Future », The North American Review, vol. 126, n° 162, mai-juin 1878, p. 533 ; Octave Uzanne et Albert Robida, « La fin des livres », dans Contes pour les bibliophiles, Librairies-Imprimeries réunies, 1895, p. 139-140.

[11] Edward Bellamy, « With the Eyes Shut », Harper’s New Monthly Magazine, octobre 1889, p. 738.

[12]The Letters of Mrs Gaskell, Manchester University Press, 1966, p. 373.

Peter Szendy

Philosophe, Professeur en humanités à l'Université de Brown

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1] Discours du 17 juin 2021 à Château-Thierry, disponible à l’adresse suivante : elysee.fr/emmanuel-macron/2021/06/17/la-lecture-grande-cause-nationale-se-mobiliser-pour-la-langue-francaise (consulté le 26 septembre 2022).

[2] George Ticknor, Life of William Hickling Prescott, Routledge, 1864, p. 87. « Lectaire » a récemment été proposé en français comme forme inclusive neutre, à la place de « lecteur·rice », sans toutefois que l’usage s’en soit encore répandu (voir Devenir non-binaire en français contemporain, textes réunis par Vinay Swamy et Louisa Mackenzie, Éditions Le Manuscrit, 2022, p. 221). Je ne peux que me réjouir de cette heureuse coïncidence ou alliance entre une nouvelle visibilité des destinataires de la lecture et la lutte contre les discriminations genrées de ses praticien·ne·s. Quant à « lectaire » au sens de destinataire de l’acte de lecture, je n’en trouve que quelques très rares occurrences dans les études littéraires. Le terme apparaît — peut-être pour la première fois — dans une remarquable étude que Catherine J. Spenser consacre en 1993 au film de Michel Deville, La Lectrice ; il est accompagné de cette note : « Pour faire l’économie d’interminables et monotones périphrases (“celui à qui elle lit…”) on s’est autorisé le néologisme, sur le modèle du “narrataire” […] » (« La Lectrice : six personnages en quête de texte », The French Review, vol. 67, n° 2, 1993, p. 301 et p. 312).

[3] Cité par William Nelson, « From “Listen, Lordings” to “Dear Reader” », University of Toronto Quarterly, vol. 46, n° 2, hiver 1976-1977, p. 114.

[4] Araceli Tinajero, El lector de tabaquería. Historia de una tradición cubana, Editorial Verbum, 2007, p. 11.

[5] Cité par Araceli Tinajero, ibid., p. 37 (ma traduction).

[6] Wen Gálvez, Tampa. Impresiones de emigrado, Establecimento tipografico « Cuba », 1897, p. 178-179 (ma traduction).

[7] Michel de Certeau, qui appelait de ses vœux « une autonomie de la pratique lisante sous l’impérialisme scripturaire », écrivait : « Une politique de la lecture doit donc s’articuler sur une analyse qui, décrivant des pratiques depuis longtemps effectives, les rende politisables » (« Lire : un braconnage », dans L’Invention du quotidien, I. Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 244 et p. 250).

[8] Fabio Morábito, Le Lecteur à domicile, traduction française de Marianne Millon, José Corti, 2019, p. 36-37. Je remercie chaleureusement Laurent Evrard, libraire de la merveilleuse librairie Le Livre à Tours, pour m’avoir mis cet ouvrage entre les mains.

[9] Voir Alexandra Alter et Elizabeth A. Harris, « Spotify Makes a Bet on Audiobooks », The New York Times, 20 septembre 2022. Quant au communiqué du Syndicat national de l’édition, il est consultable à l’adresse suivante : www.sne.fr/actu/parce-que-lire-ca-secoute.

[10] Voir L’Autre monde ou les Estats et Empires de la Lune (1657), dans Les Œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, vol. I, Champion, 1921, p. 84 ; Thomas A. Edison, « The Phonograph and Its Future », The North American Review, vol. 126, n° 162, mai-juin 1878, p. 533 ; Octave Uzanne et Albert Robida, « La fin des livres », dans Contes pour les bibliophiles, Librairies-Imprimeries réunies, 1895, p. 139-140.

[11] Edward Bellamy, « With the Eyes Shut », Harper’s New Monthly Magazine, octobre 1889, p. 738.

[12]The Letters of Mrs Gaskell, Manchester University Press, 1966, p. 373.