Écologie

Huit milliards d’humains : trop sur Terre ?

Ingénieur

Alors que le cap des 8 milliards d’êtres humains vient d’être franchi, il faut rappeler pourquoi les théories qui posent des équivalences entre surpopulation et crise écologique font fausse route. Outre que l’argument comptable sur lequel elles reposent confond des modes de vie très inégalement polluants, cet éco-malthusianisme projette également sur les populations des pays du Sud des angoisses migratoires qui n’ont rien à voir avec l’enjeu climatique.

L’ONU l’a annoncé : la population mondiale atteint ce mardi 15 novembre les huit milliards d’habitants, onze ans après avoir passé, en 2011, la barre des sept milliards. Cette augmentation ne manque pas d’inquiéter, nourrie par l’évidence qu’il n’est pas possible de continuer éternellement à ce rythme. Cela pose d’autant plus question en ces temps de crise écologique, la croissance de la population semblant y contribuer. Ces évidences présumées méritent néanmoins un examen plus poussé.

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La crainte de la surpopulation face à l’environnement n’est pas nouvelle. Depuis que l’écologie est devenue un sujet de préoccupation pour le grand public, dans les années 60 et 70, elle a été accompagnée par un éco-malthusianisme présentant la croissance de la population comme le facteur déterminant de la crise écologique. Son prophète le plus célèbre est Paul Ehrlich, auteur en 1968 de La Bombe P, un des grands best-sellers de l’écologie. Qu’aucune de ses prévisions apocalyptiques de famine généralisée ne se soit réalisée ne l’empêche pas de continuer à alerter sur les dangers de la surpopulation. En France, ce sont des personnalités comme le commandant Cousteau, Claude Lévi-Strauss, ou même Nicolas Sarkozy, pour lequel « le plus grand choc mondial n’est pas le réchauffement climatique mais l’augmentation de la population », qui prolongent cet éco-malthusianisme. Ainsi, selon une enquête récente de l’INED, plus de la moitié des Français s’inquiètent de la croissance de la population mondiale .

Lorsqu’on la regarde d’assez loin, la croissance de la population mondiale est effectivement impressionnante : quelques millions d’êtres humains en -10 000 aux débuts de l’agriculture, 1 milliard en 1800, 2 milliards en 1928, 8 milliards aujourd’hui.  La population mondiale a été multipliée par près de quatre en un siècle. Il suffit néanmoins de zoomer sur la courbe ou de calculer un taux de croissance pour constater qu’elle est en train de s’aplatir. La population mondiale a connu son maximum de croissance à 2% par an autour de 1968 (la publication de La Bombe P cette année-là n’est pas un hasard), un taux en baisse régulière depuis lors et qui atteint 1% par an aujourd’hui.

Cette tendance de fond s’explique par ce qu’on appelle la transition démographique : lorsque la mortalité baisse grâce aux projets de l’hygiène, de la médecine ou de l’alimentation, la natalité met un peu de temps à la rattraper. La population augmente plus vite pendant cette période intermédiaire. Aujourd’hui la majorité des pays du monde ont achevé cette transition et sont désormais sous le taux de fécondité de 2,1 enfants par femme, appelé seuil de renouvellement des générations, qui assurerait la stabilité de la population. L’Inde l’a récemment franchi, et est aujourd’hui à 2 enfants par femme. La population continuera néanmoins d’y augmenter pendant quelques décennies en raison de l’inertie démographique : les générations récentes plus nombreuses auront des enfants, qui ne seront pas « annulés » par les morts de générations anciennes moins nombreuses.

La courbe de la population mondiale devrait continuer à s’aplatir à l’avenir selon les projections de l’ONU, avec un maximum entre 10 et 11 milliards d’habitants estimé entre 2050 et 2100. Rappelons que ces projections ne sont pas exactement des prévisions, mais des estimations des tendances démographiques, basées sur des données qui ne sont pas parfaitement exactes. Ainsi, la naissance du 8 milliardième humain fait en fait peser une incertitude de l’ordre d’un an autour de cette date du 15 novembre 2022…

Lorsqu’on regarde plus en détail ces projections on s’aperçoit que la croissance future devrait avoir très majoritairement lieu en Afrique intertropicale (excluant l’Afrique du nord et du sud), le reste du monde se dirigeant vers une stabilisation ou une décroissance légère de sa population. Ce n’est pas un hasard, la natalité est la plus forte dans les pays les plus pauvres, moins avancés dans leur transition démographique. Alors, quel effet sur l’environnement ? Cela dépend : cette croissance peut avoir des conséquences écologiques locales importantes, mais elle reste négligeable pour des enjeux globaux comme le climat. Ainsi, les pays avec un taux de fécondité au-dessus de trois enfants par femme représentent seulement 3,5% des émissions de CO2 mondiales, pour 20% de la population.

Lorsqu’on regarde la responsabilité historique pour le réchauffement, ils représentent encore moins. Et ils partent de trop bas et se développent trop lentement pour rattraper les pays riches dans les prochaines décennies, qui sont l’échelle de temps pertinente pour le climat. Sur les 20 dernières années, les émissions par habitant ont stagné en Afrique. Si l’on prolonge la croissance du PIB par habitant sur cette période, il faudrait 70 ans à l’Éthiopie pour rattraper la France (au rythme, très rapide, d’avant sa guerre civile), ou 250 ans pour le Nigeria.

Cette inégalité fait apparaître la première grande limite du concept de « population mondiale » : dans ces huit milliards d’humains sont comptés pour un à la fois le berger africain, l’Indien d’Amazonie, le milliardaire américain, sans différencier la palette infinie de modes de vie, organisations sociétales et empreintes écologiques associés. Non seulement cette crainte de la croissance de la population mondiale brouille les pistes des responsabilités du réchauffement climatique, mais elle fait aussi détourner le regard de cette injustice criante : ce sont ces pays, pauvres et à la natalité élevée, qui en sont aussi les principales victimes et les moins bien armés pour y faire face, alors qu’ils en sont les moins responsables !

Ce n’est pas qu’une injustice, mais aussi un rapport de force souvent raciste et colonialiste, accompagné d’une longue histoire d’abus qui n’ont pas épargné la France. À l’époque d’Ehrlich, il s’agissait de monnayer l’aide au développement en exigeant des mesures démographiques. Aujourd’hui, c’est Emmanuel Macron qui répète à l’envi qu’il ne sert à rien d’aider des pays avec 7 enfants par femme. On ne sait la part dans ces affirmations de rapport de force avec les pays du Sahel et celle de la politique nationale : la crainte de la croissance de la population en Afrique est souvent associée à celle, chère à l’extrême droite, de migrations massives et incontrôlées. Force est de constater qu’aujourd’hui ces migrations restent marginales, « l’appel d’air » un mythe dangereux et les migrations climatiques une source sans fin de fantasmes. On touche ici un deuxième écueil du débat sur la population : voir les individus d’abord sous le prisme du nombre alimente une déshumanisation qui finit toujours mal. C’est particulièrement le cas sur cette question des migrations, qui donne déjà lieu aujourd’hui à une violence et un déni de droits de l’Homme institutionnalisés.

On peut estimer souhaitable d’aider de toute façon à l’éducation ou au planning familial dans les pays les plus pauvres, ce qui contribuerait à la baisse de la natalité, mais il ne faut pas non plus en attendre de miracle sur le plan écologique. Ces mesures contribuent au développement économique (qu’on peut, lui aussi, juger souhaitable dans ces pays) et peuvent donc contrebalancer la baisse de la population, pour aboutir à un résultat final légèrement négatif pour le climat.

Qu’en est-il dans les pays plus riches, où la natalité est plus faible mais le poids écologique par personne beaucoup plus élevé ? La situation y est contraire à celle des pays à forte natalité quant au désir d’enfants : les gens ont globalement moins d’enfants qu’ils le souhaiteraient et il n’existe plus de mesure consensuelle qui baisserait la natalité. Par exemple, en France, ce sont 30% des individus qui auraient souhaité avoir plus d’enfants au terme de leur vie reproductive, pour des raisons principalement d’ordre économique. Ainsi, les politiques progressistes comme les congés maternité, allocations familiales, l’éducation publique ou la sécurité sociale sont des politiques « natalistes », qui encouragent la natalité. Est-on vraiment sûr de vouloir détruire l’État social ou de recourir à des politiques coercitives comme l’enfant unique pour une réduction de natalité aux effets écologiques particulièrement douteux ?

En effet, on peut évaluer ces résultats en France, qui est un bon exemple de pays riche à faible natalité. Il faut commencer par souligner que le taux de fécondité est de 1,8 enfants par femme. Il n’y a que 23% des naissances au-delà du deuxième enfant. Ainsi, une hypothétique limitation à deux enfants réduirait la natalité de 23%. En pratique la baisse pourrait être beaucoup plus faible car le diable est dans les détails : décompte par femme ou par couple, exceptions, pénalités en cas de dépassement … En Chine, la politique de l’enfant unique s’est traduite par un taux de fécondité décroissant lentement de 2,5 à 1,5 enfants par femme, avec de nombreuses exceptions et tolérances introduites très rapidement pour limiter les pires abus. La politique la plus coercitive qu’on puisse imaginer ici, celle de l’enfant unique strict, bien plus dure qu’en Chine, aboutirait à un taux de fécondité autour de 1,1 enfants par femme. On peut pousser l’expérience de pensée et calculer les effets de cette mesure sur la population, puis sur les émissions et enfin le réchauffement climatique.

La population diminuerait très progressivement, il faudrait attendre près de 2100 pour qu’elle soit divisée par deux par rapport au scénario à fécondité constante. L’effet sur les émissions annuelles serait plus lent car la consommation des plus jeunes est bien plus faible que la moyenne. Enfin, l’effet sur les émissions cumulées, qui déterminent le réchauffement, serait encore plus lent car les émissions par personne sont déjà sur une trajectoire descendante. Au rythme actuel (et insuffisant) d’une réduction de ces émissions autour de 2% par an, l’enfant unique réduirait les émissions cumulées en 2100 de 11%. Au rythme de 6% par an, nécessaire pour tenir les objectifs de l’accord de Paris, ce ne serait qu’une réduction de 3% en 2100.

Mais même ces chiffres modestes sont probablement surestimés, ils ont été calculés sur le principe d’une proportionnalité entre population et émissions. C’est le cas à court terme, localement et pour de petites évolutions de la population mais n’est plus du tout suivi pour des changements plus importants. Il n’est pas possible de modéliser cet effet à long terme car il est beaucoup trop complexe mais il existe de nombreuses raisons de penser qu’il serait largement inférieur.

On peut ici aussi proposer une expérience de pensée : que se passerait-il si la moitié de la population mondiale disparaissait instantanément, comme dans le film Avengers (2018) ? La moitié des puits de pétrole ou mines de charbon ne seraient pas fermés, cela dépendrait du rapport entre coût marginal de production et prix de vente. Ce prix baisserait, ce qui stimulerait la demande. La diminution de la densité de population réduirait l’efficacité énergétique. Il y aurait probablement un rebond de la natalité. Tous ces effets pourraient se combiner à moyen et long terme pour aboutir à une trajectoire très différente de l’actuelle. Comme exemple, on peut observer les différences de poids écologique allant du simple au double entre l’Europe et les États-Unis, pour un niveau de vie et de technologie très proches. Enfin, et plus fondamentalement, aucun des mécanismes qui causent la crise écologique et la faiblesse de l’action ne serait changé : intérêts divergents et déséquilibres de pouvoir entre États, entre riches et pauvres, pouvoir des entreprises qui en tirent des profits, culture consumériste… Sans toucher à ces déterminants fondamentaux, l’effet final d’une réduction même importante de population serait probablement faible.

Serait-il vraiment souhaitable d’imposer une mesure drastique (un enfant unique bien plus dur qu’en Chine) pour une réduction marginale du réchauffement ? On entend souvent qu’il faut contrôler la natalité car « il faut tout faire » pour le climat. Ce n’est pas le cas : il faut d’abord s’interroger sur la faisabilité, les risques, les coûts et bénéfices de différentes mesures. Si l’on pousse la logique jusqu’au bout, l’action la plus efficace est la disparition de l’humanité. Pas grand monde ne la souhaite. Des politiques antinatalistes moins extrêmes que l’enfant unique seraient encore moins efficaces. On ne peut pas non plus choisir des mesures indépendamment les unes des autres sans s’interroger sur le projet politique plus large dans lequel elles s’inscrivent. Quel type de gouvernement serait prêt à restreindre autant la liberté de procréation ? Croit-on vraiment que l’environnement serait sa priorité ? On l’a vu historiquement, le contrôle des populations s’est toujours inscrit dans le cadre de rapports de dominations où les plus puissants (par sexe, richesse, ethnie, religion …) l’utilisaient comme outil pour contrôler les autres.

Ainsi, que l’on analyse la possibilité de levier démographique dans les pays pauvres comme dans les pays riches, il présente toujours une efficacité limitée. Cette dichotomie un peu simpliste entre pays riches à faible natalité et inversement s’applique quand même dans les pays intermédiaires, qui connaissent une division similaire entre villes en campagne. C’est le cas par exemple de l’Inde, dont les villes concentrent la majorité de la richesse et de la pollution, mais avec un taux de fécondité de seulement 1,6 enfants par femme.

Il présente aussi des risques politiques et éthiques très graves sur lesquels il est important de revenir. La préoccupation écologique ne sauvegarde pas de ces risques. Au contraire, un certain nombre des racines de l’écologie se trouvent chez des penseurs qui étaient aussi racistes et eugénistes, par exemple Garrett Hardin, auteur de La Tragédie des Biens Communs, qui est en fait un plaidoyer pour le contrôle des naissances. Cette vision mêlant craintes écologiques, de la surpopulation et des migrations est toujours bien présente dans un certain nombre de courants écologiques, en particulier d’extrême droite, et continue à inspirer des terroristes comme le tueur de Christchurch : « L’immigration et le réchauffement climatique sont deux faces du même problème. L’environnement est détruit par la surpopulation, et nous, les Européens, sommes les seuls qui ne contribuent pas à la surpopulation. (…) Il faut tuer les envahisseurs, tuer la surpopulation, et ainsi sauver l’environnement ». Pire que seulement une rhétorique de déni, la crainte de la surpopulation nous éloigne d’un monde plus égalitaire et coopératif qui sera nécessaire pour résoudre la crise écologique sans tomber dans la barbarie.

NDLR : Emmanuel Pont a récemment publié Faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète ? aux éditions Payot.


Emmanuel Pont

Ingénieur

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Société Écologie

Mots-clés

Démographie