Économie

Pourquoi est-il si difficile de réformer les retraites en France ?

Économiste

Serpent de mer du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, remise sur la table en 2022 durant la campagne, à points ou paramétrique, à poils ou à plumes, la réforme des retraites suscite réticences et incompréhensions. Pourtant, le système actuel, malgré d’indéniables qualités, souffre d’illisibilité et d’incohérences nécessitant une réforme. À condition de ne pas transformer, comme avec le projet de 2017 porté par Jean-Paul Delevoye, un design éprouvé en un empilement de mécanismes incohérents.

Selon le rapport annuel du Conseil d’orientation des retraites paru le 15 septembre 2022, la part des dépenses de retraite dans le PIB resterait globalement stable voire diminuerait entre 2021 et 2070. De nombreux commentateurs se sont cependant focalisés sur les projections de déficits à moyen terme et ont appelé à une « réforme des retraites », plus ou moins urgente selon le regard porté sur le diagnostic. Et chacun d’agiter la perspective d’une « fronde sociale » vis-à-vis d’une réforme nécessairement envisagée comme réductrice des droits à retraite dans le futur.

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Il est vrai qu’il semble plus difficile de réformer les retraites en France, lorsque l’on compare l’ampleur et la portée de certaines réformes adoptées au cours des dernières décennies dans d’autres pays européens, tels que l’Italie, la Suède et l’Allemagne. Et le projet de réforme des retraites dessiné dans le programme électoral du candidat Emmanuel Macron en mai 2017 – et dont l’adoption a été finalement suspendue dans le processus législatif en mars 2020 – apporte de l’eau au moulin de qui pense que toute réforme est impossible.

Or la France a connu pas moins de cinq réformes depuis 1993, même si certaines ont été adoptées avec un consensus minimal. L’échec de la dernière réforme (au-delà de sa suspension lors du confinement du printemps 2020 pour cause de pandémie de Covid-19) trouve son origine dans le hiatus entre son design inspiré par de nombreux travaux universitaires ainsi que par l’expérience suédoise de réforme dans les années 1990, et la méthode pratique envisagée pour la mettre en œuvre.

De systémique et cohérent, le projet s’est transformé en un empilage de dispositifs techniques, souvent incompréhensibles, au cœur desquels l’âge de départ à la retraite cristallisait l’attention. L’ambition politique initiale était étouffée dans l’œuf par une poignée de techniciens de la retraite pour lesquels l’équilibre financier du système est sa seule raison d’être.

Cet échec laisse désormais la part belle au statu quo. Or notre système de retraite est loin d’être optimal, au regard des objectifs d’adéquation (fournir une pension adéquate aux besoins de consommation lors de la retraite) et de solidarité que la loi lui assigne. Ne pas réformer, c’est donc laisser croire que le système fonctionne bien alors qu’il souffre de nombreux défauts, incohérences et iniquités.

Dès lors, il semble souhaitable de le réformer, mais sur la base d’objectifs clairs et en faisant une part plus importante à des dispositifs de pilotage automatique qui « lissent » les évolutions, par rapport à une succession de réformes qui rendent les évolutions plus heurtées.

Du design optimal à l’adoption législative, un parcours semé d’embûches

Lors de la campagne électorale de l’élection présidentielle de 2017, le candidat Emmanuel Macron déclarait sur son site de campagne : « Nous créerons un système universel des retraites où un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui a cotisé. » Cette phrase programmatique contenait l’ambition d’une réforme systémique : d’un système de base essentiellement rétributif dans lequel la pension perçue par les retraités dépend de leur rémunération moyenne d’activité (calculée sur les 25 meilleures années) et de la durée pendant laquelle ils ont cotisé, on passe à un système essentiellement contributif dans lequel la pension perçue est proportionnelle aux cotisations versées. Le slogan emportait également l’universalisation du système, si ce n’est l’unification de la quarantaine de régimes existants, pour le rendre plus cohérent, plus compréhensible et plus équitable.

Le programme du candidat Macron s’appuyait d’une part sur des travaux universitaires[1] et d’autre part sur des réformes mises en œuvre dans quelques pays européens dans les années 1990, notamment en Italie et en Suède, basées sur la technique des comptes notionnels. Dans les systèmes de retraite par répartition en comptes notionnels, les droits à pension sont proportionnels aux cotisations versées, enregistrés sur un compte dit « notionnel » et revalorisés chaque année en fonction d’un indice (par exemple la croissance du salaire moyen de l’économie).

À la liquidation, la pension est calculée en fonction de l’effort de cotisation réalisé sur l’ensemble de la carrière, et sur l’espérance de vie moyenne calculée par génération. En général, ces systèmes prévoient un âge minimal de départ en retraite (pour éviter que les individus partent à un âge trop précoce qui les exposerait à un risque de pauvreté à la retraite). Au-delà de cet âge minimal, chacun décide de son propre âge de départ : en retardant son départ, on dispose d’une pension plus élevée mais sur une durée moins longue.

Ce système responsabilise les individus et assure une certaine équité entre les générations : le système est conçu pour qu’en moyenne, et pour chaque génération, la somme actualisée des cotisations versés (le capital notionnel) soit égale à la somme probable actualisée des pensions reçues. Le pilotage des systèmes est relativement simple : il consiste à fixer le mécanisme de revalorisation des cotisations en compte, le coefficient de conversion du capital notionnel en pension viagère et le mécanisme d’indexation des pensions liquidées.

Éventuellement, afin d’amortir d’éventuels chocs économiques (une récession qui rend par exemple intenable le versement des pensions), le système peut constituer des réserves. Notons qu’un tel système n’emporte pas une uniformisation des taux de cotisation : on peut concevoir des taux de cotisation différents (par exemple pour les salariés et les non-salariés), mais avec un même principe de calcul des droits.

Nommé Haut-Commissaire à la réforme des retraites en septembre 2017, Jean-Paul Delevoye, ancien ministre de la Fonction publique de 2002 à 2004, avait négocié la réforme du régime de retraite des fonctionnaires en 2003 et il était attendu que son expérience de négociateur permette de faire aboutir la réforme inscrite au programme présidentiel. Plusieurs éléments se sont conjugués pour faire capoter le projet.

En premier lieu, si la réforme du régime des fonctionnaires en 2003 ne portait que sur quelques ajustements techniques, certes générateurs de vives tensions sociales (convergence des âges de départ, des durées et des taux de cotisation avec le régime général), le projet porté par le candidat Emmanuel Macron était autrement plus ambitieux, et nécessitait une appropriation technique, au-delà des considérations politiques, que le Haut-Commissaire a peiné à démontrer. En témoigne son opposition rapide à la technique même des comptes notionnels, sous prétexte que « les Français ne comprennent pas les comptes notionnels alors qu’ils connaissent les points des régimes Agirc et Arrco ». Exit les comptes notionnels et va pour les points… Hélas, si un système en comptes notionnels est proche d’un système en points, notamment dans sa logique essentiellement contributive, il s’en démarque dans sa philosophie actuarielle et son mode de pilotage.

Dès lors, le Haut-Commissaire, qui a constitué son cabinet en s’entourant de gestionnaires de régimes de retraite, entame des travaux techniques et des concertations. Du côté des études techniques, au lieu d’une remise à plat complète du système, se déploie un vaste meccano dans lequel chaque régime essaie de préserver ses droits et techniques propres au lieu de penser « en dehors de la boîte ». Du côté politique, les choses sont compliquées : d’une part, il apparaît rapidement que le Premier ministre Édouard Philippe n’adhère pas au projet présidentiel (voir notamment cet article) et préfèrerait une réforme paramétrique, sous la forme simple d’une augmentation de l’âge d’ouverture des droits ; d’autre part, pris entre des injonctions contradictoires, le Haut-Commissaire dialogue, concerte, mais sans avancées concrètes sur l’architecture globale du projet.

Au fil du temps, le projet initial est totalement dénaturé : alors qu’un système en comptes notionnels se limite à définir un âge minimal de départ à la retraite, sans considération de durée d’assurance, le Haut-Commissaire et son équipe technique inventent une notion d’âge pivot complètement étrangère au pilotage d’un système de retraite actuariellement équilibré. Petit à petit se dessine ce qui apparaît comme une véritable capture technocratique : le Système universel de retraite devient un gigantesque régime Agirc-Arrco, alors que l’Agirc-Arrco n’est en rien un régime à rendement défini par génération.

Afin de donner le change à la concertation, est organisée une consultation citoyenne sur internet et dans des réunions régionales regroupant quelques dizaines de citoyens. La consultation numérique a débouché sur un document de restitution de plus de 400 pages, malheureusement inexploitable car les caractéristiques des répondants ne sont pas renseignées. Le document regroupe des opinions sur des questions souvent mal posées. La réversion est un exemple emblématique. Alors que 42 % des répondants s’opposent au partage des droits à pension entre les époux de manière générale, ils sont 66 % à s’y opposer en cas de divorce (logiquement, la seconde proposition devrait faire l’objet d’une adhésion plus large).

Au cœur de la réforme portée par Emmanuel Macron pour son second mandat présidentiel, figure une simple réforme paramétrique de l’âge d’ouverture des droits à retraite (ce qui consacre a posteriori le travail de sape d’Édouard Philippe…). Reculer l’âge d’ouverture des droits entraîne le versement de prestations sur une durée moindre, toutes choses égales par ailleurs et réduit ainsi le montant des dépenses publiques de retraite.

Cette mesure est également censée créer des incitations des deux côtés du marché du travail par un effet d’horizon : incitation à la création d’emplois pour les seniors, ou à tout le moins, au maintien dans l’emploi des seniors du côté des employeurs ; incitation à la poursuite de l’activité du côté des salariés. Mais la mesure a des effets de bord. En effet, tous les salariés ne sont pas en mesure de poursuivre une activité à âge élevé de sorte qu’ils sont susceptibles de se tourner vers d’autres dispositifs de protection sociale (invalidité, chômage ou RSA par exemple).

Les négociations qui s’ouvrent depuis le début du mois d’octobre 2022 élargissent le spectre des paramètres d’ajustement : âge d’ouverture des droits, durée de cotisation, pénibilité. En première analyse, l’augmentation de la durée de cotisation semble plus équitable que le report de l’âge d’ouverture des droits, car elle pénalise moins les carrières précoces. Mais les personnes qui entrent tôt sur le marché du travail ne sont pas nécessairement celles qui subissent les travaux les plus pénibles, qui sont moins bien insérées sur le marché de l’emploi ou qui ont des carrières discontinues.

Un système illisible, dépendant de la croissance et discrétionnaire

Le système actuel de retraite public et obligatoire en France compte de nombreux défenseurs qui soulignent, à juste titre, son niveau élevé de couverture pour les retraités actuels, son caractère redistributif et sa capacité à collecter des ressources suffisantes pour assurer sa pérennité. Pourtant, il souffre de nombreuses faiblesses, notamment son illisibilité et la dilution de sa cohérence d’ensemble, sa sensibilité à la croissance et son pilotage largement discrétionnaire.

Notre système de retraite fait coexister une quarantaine de régimes pour lesquels l’affiliation dépend du statut du travailleur (salarié du privé ou du public, indépendant, profession libérale) et pour les non-salariés de leur secteur d’activité. Il en découle un sentiment d’injustice, chacun pensant que « l’autre » est mieux traité, alors que des études fines montrent que les disparités de traitement entre les affiliés de deux régimes ne sont pas considérables lorsqu’on raisonne toutes choses d’égales par ailleurs (par exemple, pour la génération 1950, le taux de remplacement médian rapportant le montant de pension nette perçue et la moyenne des derniers salaires nets avant la liquidation était de 74,8 % dans le secteur privé et de 73,8 % dans le secteur public).

À force d’empilage de réformes successives, la cohérence d’ensemble s’est diluée de sorte que le système de retraite recèle de nombreux mécanismes anti-redistributifs, voire des incohérences. Au régime de base des salariés du privé, la pension est liquidée sur la base d’un salaire de référence calculé sur la moyenne des salaires des 25 meilleures années. Certes, un tel calcul est plus favorable que la prise en compte de la totalité de la carrière pour tous les assurés. Cependant, il est d’autant plus favorable que l’affilié a une carrière continue et ascendante ; cette règle de calcul désavantage donc les salariés les moins favorisés, notamment les femmes. Les majorations de pension pour enfants, conçues dans une optique nataliste favorable à la répartition (au moins à court terme), profitent aux salariés les mieux rémunérés en raison de leur caractère proportionnel.

Enfin, les dispositifs de réversion différents selon les régimes, en termes de conditions d’éligibilité, de taux de réversion, créent des différences de traitement que la seule condition de viduité ne saurait justifier : pourquoi la veuve d’un fonctionnaire bénéficie d’une pension de réversion quel que soit son âge et ses conditions de ressources, alors que la veuve d’un salarié du privé voit sa pension de réversion soumise à une condition d’âge, et de ressources au régime de base ? Et pourquoi, une ex-épouse veuve d’un salarié du privé devrait voir sa pension de réversion varier selon que son ex-mari s’est remarié ou non ?

La sensibilité de notre système de retraite à la croissance économique est probablement son défaut majeur, peu connu et peu compris du grand public, mais qui a une conséquence décisive sur l’équité intergénérationnelle.

Cette dépendance à la croissance économique, qui concerne essentiellement les régimes de base en annuités, trouve sa source dans le choix fait en 1987 de revaloriser les rémunérations portées au compte retraite dans la phase d’acquisition des droits, en fonction de l’évolution du niveau général des prix et non du salaire nominal. On comprend qu’une revalorisation des salaires portés au compte retraite est nécessaire : 1 000 euros perçus en début de carrière en 2002 n’ont pas le même pouvoir d’achat en 2022, et a fortiori en 2045 lorsque ces 1 000 euros serviront (éventuellement) à calculer le salaire moyen des 25 années, et partant, la pension à la liquidation.

Il convient donc de revaloriser les salaires portés au compte : choisir une indexation sur les salaires nominaux est généralement plus favorable, puisque la croissance des salaires nominaux intègre d’une part les progrès de productivité du travail et d’autre part l’inflation. Choisir une revalorisation des salaires portés au compte en fonction de l’inflation conduit à faire « décrocher » le salaire de référence qui sert au calcul de la pension par rapport à la croissance de la productivité moyenne de l’économie.

Le décrochage a été ensuite accentué lors de la réforme de 1993 qui a indexé les pensions liquidées (celles perçues chaque mois par les retraités) également sur l’inflation au lieu de la croissance des salaires nominaux. Cette indexation sur l’inflation entraîne un décrochage de la pension moyenne des retraités relativement au salaire moyen des actifs, année après année (en supposant que les salaires nominaux ne baissent pas).

Il résulte de ces deux mécanismes d’indexation sur les prix, des salaires portés au compte d’une part et des pensions liquidées dans les régimes de base d’autre part, que la trajectoire des dépenses publiques de retraite est dépendante de la croissance. Ainsi, les dernières projections du Conseil d’orientation des retraites montrent qu’à l’horizon 2070, la part des dépenses de retraite dans le PIB s’établirait entre 12,1 % et 14,7 % selon les scénarios de croissance de la productivité du travail (c’est-à-dire de la croissance économique globale, si on fait l’hypothèse que le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail reste stable). Dit autrement, la maîtrise des dépenses publiques de retraite est d’autant mieux assurée que la croissance est forte (la part de 12,1 % correspondant à une croissance annuelle de la productivité de 1,6 % sur tout l’horizon de projection), et inversement, les dépenses publiques de retraite rapportées au PIB s’accroissent lorsque la croissance économique est faible, voire négative.

Notre système de retraite est piloté de manière largement discrétionnaire, dans les régimes de base comme dans les régimes complémentaires. La loi portant réforme des retraites de 2003 avait fixé les orientations d’un pilotage visant à anticiper et s’adapter aux évolutions futures, en indexant par exemple la durée d’assurance sur l’évolution de l’espérance de vie, et en fixant des clauses de rendez-vous quadriennaux pour ajuster les paramètres du système en tant que de besoin. Ces clauses de rendez-vous ont été depuis abandonnées.

Les ajustements éventuels de paramètres sont opérés chaque année, dans la Loi de financement de la sécurité sociale pour les régimes de base, et dans une délibération des conseils d’administration pour les régimes complémentaires. Chaque régime complémentaire a un horizon et des instruments propres de pilotage, ce qui rend impossible le pilotage d’ensemble du système (voir ce document du COR).

Les ajustements des différents régimes ne sont pas nécessairement synchrones, ce qui est source de complexité pour les assurés. Ainsi, la revalorisation des pensions du régime de base induite par la loi du 16 août 2022 portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat s’est élevée à 4 % avec effet rétroactif au 1er juillet 2022 après une revalorisation de 1,1 % au 1er janvier 2022 inscrite dans la LFSS pour 2022, tandis que l’Agirc-Arrco fixait la revalorisation annuelle à 5,12 % au 1er novembre 2022.

Réformer le système de retraite devrait s’inscrire dans une réflexion d’ensemble dans laquelle devrait primer la définition des objectifs. Soulignons ici que la pérennité financière du système est un des objectifs définis par la loi, alors qu’en logique économique, c’est une contrainte.

Le premier objectif renvoie au degré souhaité de socialisation des dépenses de retraite : quelle part de son revenu la Nation souhaite-t-elle consacrer aux dépenses publiques de retraite ? Ou, de manière corrélée, quelle part du revenu des retraités doit être financée par le système de retraite ? Actuellement, la France fait partie des pays dans lesquels le poids des dépenses de retraite publiques dans le PIB est élevé (de l’ordre de 14 %, alors que la moyenne des pays de l’OCDE est proche de 8 %) et où les pensions publiques représentent 78 % des revenus des personnes de plus de 65 ans (alors que la moyenne des pays de l’OCDE est de 57 %).

Le second objectif renvoie au degré souhaité de contributivité, et par complémentarité de solidarité, que le corps social souhaite pour son système de retraite. À niveau donné de dépenses publiques de retraite, souhaite-t-on plutôt un système contributif dans lequel les pensions sont proportionnelles aux cotisations, ou plutôt un système solidaire dans lequel les pensions sont uniformes, indépendantes des cotisations versées, comme c’est le cas au Royaume-Uni. Actuellement, on estime que la part des dépenses non contributives est d’environ 20 % en France. Une réforme systémique pourrait être l’occasion de remettre à plat les dispositifs de solidarité, notamment les minima de pension, les droits familiaux et les droits conjugaux.

Le troisième objectif renvoie au degré souhaité d’adéquation des pensions publiques, c’est-à-dire la capacité du système de retraite à offrir un niveau de pension satisfaisant, au regard du niveau de vie obtenu pendant la vie active. Souhaite-t-on collectivement un taux de remplacement (rapportant la pension au revenu d’activité) élevé, mais au prix de contributions élevées, ou un taux de remplacement plus faible, à charge pour chacun de compléter avec d’autres sources de revenus ? Plus généralement, souhaite-t-on un système contributif dans lequel les pensions sont un « retour » sur l’effort de cotisation ou un système rétributif dans lequel les pensions sont une « rémunération continuée ». Notre système actuel mêle les deux propriétés, notamment pour les salariés du secteur privé : l’étage de base est plutôt rétributif, alors que l’étage complémentaire est contributif. Encore faudrait-il que cet arbitrage soit parfaitement compris, et accepté, par les citoyens…

Et la capitalisation ? Là encore, l’arbitrage entre capitalisation et répartition ne constitue pas un objectif du système, mais renvoie au financement optimal d’un niveau donné de dépenses socialisées. Le débat entre répartition et capitalisation, très prégnant avant la crise financière de 2008 et plus idéologique qu’économique, s’est estompé. D’une part, si le rendement de la capitalisation était supérieur à celui de la répartition en France jusqu’au début des années 2010, les écarts ont tendance à s’estomper depuis. Mais surtout, les risques de la capitalisation ne sont pas aisément diversifiables à l’échelle de la vie humaine. Certes la diversification permet de réduire le risque de volatilité du rendement d’un portefeuille constitué en vue de la retraite : en achetant un éventail suffisant de titres, on peut espérer éviter le risque de ruine, mais ce risque n’est pas nul.

Privilégier les ajustements automatiques dans le pilotage du système

Avec plus de quarante régimes de retraite différents, le pilotage du système de retraite est nécessairement adaptatif : chaque régime réagit à des modifications de tendance ou des chocs de manière discrétionnaire, afin de respecter sa contrainte d’équilibre financier à court ou moyen terme. Une réforme souhaitable pourrait privilégier des mécanismes d’ajustement automatiques, à tout le moins anticipatifs, avec au moins trois propriétés.

Que soit mis en œuvre un système en comptes notionnels ou en points, l’important est que les rémunérations portées au compte (notionnel ou en points) soient revalorisées en fonction de l’évolution de la rémunération nominale moyenne de l’économie. Ceci permet de maintenir la valeur relative des cotisations au cours du temps.

Alternativement, les rémunérations portées au compte pourraient être revalorisées selon l’évolution de la rémunération nominale totale, pour permettre de lisser les évolutions de population active. Quel que soit l’indice de revalorisation choisi, cette propriété assure qu’un euro cotisé donne les mêmes droits pour tous.

La loi de 2003 avait fixé une règle de partage des gains d’espérance de vie à 60 entre durée d’activité (deux tiers) et durée de retraite (un tiers), de sorte à « stabiliser à horizon 2020 le rapport entre le temps de travail et le temps de retraite afin d’assurer la pérennité des régimes par répartition et l’équité entre générations ». Un système de retraite en comptes notionnels ou en points pourrait s’accompagner d’une règle analogue de partage des gains d’espérance de vie au fil des générations, en réduisant le coefficient de conversion du capital notionnel ou du capital de points au fil du temps, par exemple tous les cinq ans pour que soient lissés des chocs ponctuels (tels que la surmortalité, probablement temporaire, induite par la Covid-19).

Dans un système contributif en comptes notionnels ou en points revalorisés selon l’évolution des salaires, au-delà d’un âge minimal de départ à la retraite, chacun choisit son âge de départ en arbitrant entre départ précoce et pension à la liquidation faible, ou bien départ tardif et pension à la liquidation élevée.

En revanche, le mode de revalorisation des pensions liquidées doit être cohérent avec le coefficient de conversion qui permet de calculer la pension à la liquidation. Pour que l’équilibre actuariel entre la somme des cotisations et la somme des pensions soit assuré, un arbitrage doit être trouvé : si on choisit un coefficient de conversion élevé, alors la revalorisation des pensions pendant la retraite sera faible (limitée à la revalorisation sur les prix) et inversement.

Pour autant, l’automaticité du pilotage ne prive pas le décideur public de marge de manœuvre, s’il juge que le système s’écarte des objectifs assignés. Ainsi, la Suède a ajusté son mécanisme de pilotage automatique initial, après plusieurs années de décroissance du salaire nominal qui réduisait de manière trop drastique les pensions des retraités.

Même sans réforme, le système de retraite français par répartition n’est pas menacé, mais pour de mauvaises raisons. Parce que les mécanismes fondamentaux de son équilibrage induisent un décrochage de la pension moyenne par rapport à la rémunération moyenne des actifs, les jeunes actifs d’aujourd’hui peuvent craindre une perte de niveau de vie relatif lorsqu’eux même seront à la retraite.

À force de procrastination et de calculs politiques à court terme, refuser une réforme systémique qui mettrait fin a minima à cette propriété non désirée de notre système actuel risque de saper la confiance des jeunes générations actuelles, et des générations futures, dans notre protection sociale.


[1] Voir notamment l’ouvrage d’Antoine Bozio et Thomas Piketty, Pour un nouveau système de retraite : des comptes individuels de cotisations financés par répartition, Ed. ENS rue d’Ulm, 2008, 101 p.

Anne Lavigne

Économiste, Professeure à l’université d’Orléans

Notes

[1] Voir notamment l’ouvrage d’Antoine Bozio et Thomas Piketty, Pour un nouveau système de retraite : des comptes individuels de cotisations financés par répartition, Ed. ENS rue d’Ulm, 2008, 101 p.