Midterms : le rôle crucial de Black Lives Matter
Il aura fallu attendre une longue semaine, que tous les bulletins de vote aient été dépouillés, pour le confirmer : les Républicains ont regagné le contrôle de la Chambre des représentants. Certes, mais les Démocrates ont sauvé le Sénat et évité la débâcle. Non seulement la vague rouge annoncée n’a pas eu lieu, mais ces résultats sont même assez exceptionnels pour des élections de mi-mandat traditionnellement défavorables au président en place.
Les Démocrates s’en sortent donc, malgré l’impopularité continue de Joe Biden – son taux d’opinions favorables est tombé à 37 % le 15 novembre (Reuters) –, malgré une campagne tardivement axée sur les problématiques économiques et l’inflation, première préoccupation des Américain·e·s, et malgré un bilan mitigé sur les questions de justice sociale et raciale. Souvent, la stratégie démocrate s’est limitée à diaboliser les Républicains et à se présenter comme une alternative raisonnable, un barrage pour sauver la démocratie, sans véritablement assumer des positions idéologiques fortes. En septembre, les Représentants démocrates ont même adopté un projet de loi allouant plus de fonds et de moyens à la police, une façon d’assurer les électeur·rice·s qu’ils ne sont pas « anti-police », à rebours des demandes de désinvestissement propulsées par les mobilisations de 2020.
À l’occasion de ces midterms, les Américain·e·s votant démocrate ne devaient donc pas tant adhérer à un projet radical et progressiste que se prononcer contre le projet réactionnaire et conservateur républicain. Comment, alors, les Démocrates ont-ils conquis le contrôle des gouvernements dans le Michigan, le Maryland et le Massachussetts, gagné le poste de gouverneur en Pennsylvanie ou encore la mairie à Los Angeles ? L’omniprésence de Donald Trump sur la scène politique et son soutien à de nombreux candidat·e·s complotistes et inexpérimenté·e·s (pour ne pas dire complètement incompétent·e·s) n’a pas eu l’effet espéré.
Le retour de la politique locale
Ces élections de mi-mandat sont aussi marquées par l’importance de l’échelon local : au-delà du clivage républicains/démocrates, le contexte diffère d’un État ou district à l’autre, et la campagne varie également beaucoup en fonction du profil des candidat·e·s.
Cela a été le cas dans l’État de New York. Grâce à l’élection de justesse de Kathy Hochul, avocate de formation et native de Buffalo, les Démocrates y conservent le poste de gouverneur. Mais les séquelles laissées par les scandales et la démission d’Andrew Cuomo, ancien gouverneur démocrate accusé de harcèlement sexuel notamment, par les discours pro-police d’Eric Adams, le maire de New York City et, plus généralement, par le manque de soutien de la machine démocrate aux activistes progressistes, sont visibles : les Républicains ont progressé et remporté 4 sièges au Congrès, leur meilleur gain du pays.
Grâce à des transformations démographiques et au profil solide de Ron de Santis, la Floride paraît solidement et durablement acquise aux Républicains. Les femmes qui se sont inscrites sur les listes électorales suite à la décision de la Cour suprême de suspendre le droit constitutionnel à l’avortement ont joué un rôle déterminant dans le Kansas, le Michigan ou encore en Pennsylvanie. À Los Angeles, la candidate démocrate Karen Bass devient la première femme et la deuxième personne noire maire de la ville, après sa victoire face à son prédécesseur, Rick Caruso, un milliardaire anciennement républicain, puis brièvement indépendant, mais devenu démocrate peu de temps avant d’entrer dans la course.
Pour autant, il ne faudrait pas croire que ces situations locales variées sont le fruit de dynamiques spontanées. Au contraire, des rapports de force et des stratégies politiques ont été construites à l’échelle locale par les acteurs politiques, et notamment par le mouvement antiraciste, relancé par le mot d’ordre « Black Lives Matter » il y a presque dix ans.
Loin des feux médiatiques, les militant·e·s antiracistes toujours sur le terrain
Les médias ont, dès le début, rencontré des difficultés à appréhender le mouvement Black Lives Matter dans son ensemble – horizontal, multiscalaire et polycentrique – donnant l’impression que la mobilisation s’affaiblissait ou s’éparpillait entre quelques grands épisodes comme le meurtre de Michael Brown à Ferguson en 2014, celui de Freddie Gray à Baltimore en 2015, ou celui de George Floyd à Minneapolis en 2020. Pourtant, au contraire, le mouvement évolue, se consolide, gagne en compétences et en moyens, et ses revendications progressent. D’une part, parce que les violences policières et l’impunité persistent, mais d’autre part, parce que les tensions raciales se sont aggravées avec la propulsion du nationalisme blanc au cours de l’ère Trump.
Apparu en 2013 pour « mettre fin aux violences d’État contre les personnes noires[1] », Black Lives Matter est le prolongement contemporain de la lutte pour l’égalité raciale[2], Black Freedom, aussi ancienne que la nation américaine. Dans ce but, un vaste écosystème d’organisations et d’activistes conjugue des stratégies de court et de long terme, des mobilisations locales et nationales, voire internationales[3], des campagnes de plaidoyer, des revendications précises. Ces activistes mènent de front des initiatives en réaction à l’actualité politique, élaborent des solutions et imaginent une société libérée des oppressions capitaliste, raciale, patriarcale[4].
Dans leur stratégie d’acquisition et de consolidation de pouvoir, la politique électorale occupe une place de choix[5]. C’est une approche pragmatique pour répondre aux problématiques les plus urgentes. Logement, pouvoir d’achat, violences, problèmes d’accès à une éducation de qualité ou au système de soin… en attendant de construire une société juste, les gens rencontrent des difficultés immédiates.
En 1972, Angela Davis expliquait déjà que, selon elle, « le processus électoral doit être un outil, il ne doit pas être vu comme une solution, car ce n’est pas simplement en changeant quelques visages que l’on va produire des transformations fondamentales[6] ». Et c’est un outil parmi d’autres. Pour Lumumba Akinwole-Bandele, militant antiraciste et abolitionniste basé à Brooklyn, « avoir un impact sur les élus ouvre des possibilités car ce sont eux qui déterminent les ressources allouées aux organisations, qui portent des lois… notamment sur les violences policières par exemple. […] C’est une façon d’aller au-delà de la réaction et de porter des changements. La stratégie électorale accompagne des stratégies de mobilisation et de plaidoyer, des stratégies judiciaires et législatives[7] ». Quant à Alicia Garza, une des trois fondatrices de l’organisation Black Lives Matter en 2013, elle consacre un chapitre entier à la question électorale dans son autobiographie parue en 2020. Fatiguée d’être instrumentalisée par les démocrates à chaque élection, elle voit la politique électorale comme « le lieu opérationnel du pouvoir, un endroit où il est possible de faire avancer nos revendications »[8].
Ce n’est donc pas surprenant si les militants antiracistes se sont fortement impliqués dans la campagne des midterms. Ils l’ont fait de différentes manières et à toutes les échelles. En Géorgie, c’est la campagne de Stacey Abrams au poste de gouverneure qui incarne le mieux cet effort.
Malgré la défaite, l’empreinte de Stacey Abrams
C’était l’un des affrontements les plus attendus. Stacey Abrams aurait pu devenir la première femme noire gouverneure si elle avait gagné face à Brian Kemp, le gouverneur de Géorgie sortant. Dans cet État du Sud, où un tiers (33 %) de l’électorat est noir, Abrams a essuyé une nette défaite en ne recueillant que 45,9 % des voix. En 2018, elle avait été proche d’un second tour grâce à 48,8 % des suffrages.
Sa candidature avait une importance particulière dans le contexte des attaques coordonnées par les Républicains pour limiter l’accès au droit de vote. L’expansion et la protection du droit de vote sont des priorités affichées pour le mouvement antiraciste[9]. En 2018, 305 bureaux de vote avaient ainsi été fermés ou déplacés. L’année d’avant, au nom de la loi « Use it or lose it » – une loi qui permet de radier les électeurs n’ayant pas voté lors des précédents scrutins ou n’ayant pas répondu après un courrier postal – Brian Kemp, alors secrétaire d’État et candidat au poste de gouverneur, a purgé plus de 665 000 inscrits, dont 500 000 en une seule nuit en juillet 2017, soit environ 8 % des électeurs inscrits. En 2021, plus de 100 000 personnes ont été radiées des listes électorales.
De 2018 à 2022, Stacey Abrams s’est consacrée à la mobilisation des électeur·rice·s et l’inscription ou réinscription des gens sur les listes électorales. Seul le Texas – un État trois fois plus peuplé – compte davantage d’électeur·rice·s noir·e·s (2,7 millions contre 2,5 millions en Géorgie). Stacey Abrams est ainsi devenue le porte-drapeau de ce combat pour la protection du droit de vote. En 2020, son nom circulait même comme potentielle vice-présidente de Joe Biden. Elle avait bénéficié du soutien de très nombreux leaders de Black Lives Matter, mouvement qu’elle avait soutenu, sans toutefois s’en réclamer.
Cette seconde défaite est donc une déception pour les démocrates et pour une partie de l’électorat noir, même si ses efforts de mobilisation auront probablement des conséquences durables, comme le défend Charles Blow dans le New York Times. Selon lui, c’est grâce à elle, à son travail de terrain et la consolidation de la base démocrate qui en a découlé, que les sénateurs démocrates Jon Ossoff et Raphael Warnock ont été élus, assurant ainsi le contrôle du Sénat au parti démocrate. Mais les militants antiracistes étaient engagés sur de multiples autres fronts, notamment au niveau local, comme à Los Angeles par exemple.
Faire élire ou empêcher l’élection : les activistes mobilisés à Los Angeles
L’antenne Black Lives Matter de Los Angeles (BLMLA) est une des plus influentes. Peut-être la plus influente des États-Unis. D’abord parce que c’est la ville natale d’une des fondatrices, Patrisse Cullors. Mais c’est aussi une ville centrale dans l’histoire et la politique noire. Le parti des Black Panthers est né dans la baie de San Francisco, à quelques heures de là. Les universités de Californie, de Berkeley, de Los Angeles, de Santa Barbara comptent de nombreux intellectuels radicaux comme Angela Davis ou Robin DG Kelley.
La ville de Los Angeles a été le théâtre de soulèvements importants, notamment en 1992 après l’acquittement des policiers qui avaient tabassé Rodney King, jeune Noir-Américain de 25 ans. La ville est aussi, logiquement, centrale dans le mouvement contre les violences policières et l’abolition des prisons du fait de la violence notoire du Los Angeles Police District. On y voit donc clairement comment les militant·e·s conjuguent les actions politiques à leur agenda – pour empêcher la construction d’une nouvelle prison, soutenir des familles de victimes ou manifester pour demander des poursuites judiciaires, etc. – et la participation au processus électoral.
Encourager les gens à voter en avance, leur expliquer le processus, organiser des petits groupes pour aller voter à plusieurs, inscrire sur les listes électorales… Du côté des activistes, on retrouve un effort de mobilisation et d’éducation civique. Mais la participation des militants antiracistes est allée bien au-delà de ces initiatives. Black lives Matter Los Angeles, par exemple, publié un communiqué pour inviter les électeurs du district 11 à voter contre la candidate au conseil municipal, Traci Park, qui avait tenu des propos racistes. De manière plus significative, BLMLA a défendu une proposition permettant la suspension d’un sheriff en cas d’infraction à la loi. La mesure a été adoptée avec plus de 70 % des voix.
Les référendums proposés à l’occasion des midterms sont stratégiques pour plusieurs raisons. D’abord, la question soumise au vote peut avoir un impact direct ou indirect sur la justice raciale et sociale. Légaliser la consommation personnelle de cannabis, par exemple, permet de diminuer les interactions avec la police et les discriminations et violences qui les caractérisent. Mais les sujets de référendums sont aussi parfois une tactique de mobilisation de la base électorale, plus motivée pour aller voter sur des sujets comme le droit à l’avortement ou la dépénalisation, que pour des candidats qui suscitent peu d’enthousiasme ou des candidatures sans enjeu.
Se rassemblant chaque semaine devant le siège de l’American Civil Liberties Union, les activistes de BLMLA ont également fait campagne contre le sheriff Alex Villanueva, accusé notamment d’avoir couvert et protégé les policiers auteurs de violences, et contre le candidat au poste de maire, Rick Caruso. Le sheriff Villanueva a essuyé une cinglante défaite (seulement 39,7 % des voix contre 60,2 % pour son opposant Robert Luna). Pour Melina Abdullah, la directrice de Black Lives Matter Los Angeles, ce résultat « est le fruit de plusieurs années de mobilisation sur le terrain, menée à la fois par les familles des victimes tuées et brutalisées par les sheriffs du comté de LA, mais aussi par les community organizers, des élus de terrain, des journalistes courageux, des universitaires et des citoyens de tous les jours »[10].
L’élection au poste de maire de Karen Bass, une ancienne activiste et élue à la chambre des représentants de Californie, est l’occasion pour Melina Abdullah de réitérer que la victoire électorale n’est pas une fin en soi. Il faut, au contraire, continuer à faire pression sur les élu·e·s·. Après la victoire de Karen Bass, elle déclare ainsi : « Karen est une personne avec qui nous allons pouvoir coopérer quand ce sera possible et sur qui nous ferons pression quand ce sera nécessaire[11]. »
Vers 2024 et au-delà
Toutes ces activités militantes ne sont pas visibles dans les médias. Pourtant, des milliers d’organisations et d’activistes sont mobilisés en continu pour faire avancer des mesures de justice sociale et raciale, et se débarrasser des obstacles qui entravent leur chemin. Les résultats de cette élection ont suscité un certain soulagement, tant la perspective d’une vague républicaine angoissait côté démocrate. Mais les tensions raciales attisées par les discours de Donald Trump et ses encouragements en direction des nationalistes blancs n’ont pas disparu.
L’annonce de sa troisième candidature aux plus hautes fonctions inquiète et scandalise. Cet ancien président, deux fois soumis à une procédure d’empêchement, ayant fomenté une insurrection qui a risqué la vie de dizaines d’élu·e·s, ayant fraudé et volé des documents secrets, ayant propagé des fausses informations de manière répétée et continue va revenir sur le devant de la scène politique. Les plus pessimistes pensent qu’il tentera un nouveau coup d’État, et réussira. Du côté des républicains, l’opposition intérieure semble se consolider.
Quoiqu’il en soit, le combat des militants antiracistes continue, dans les rues comme dans les urnes.