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Israël, à droite toute

Politiste

Qu’en est-il de la situation démocratique et politique en Israël après la défaite du front anti-Netanyahou aux législatives ? Si le risque d’une dérive anti-démocratique est tangible aujourd’hui, la cause en est principalement l’accès au pouvoir d’une extrême-droite radicale qui n’éprouve aucun attachement normatif pour la démocratie. Mais c’est aussi parce que, dès sa fondation, Israël a établi une démocratie singulière.

Les résultats des élections législatives, le 1er novembre dernier, ont plongé la moitié des électeurs d’Israël dans l’effroi. Après être parvenu à constituer une majorité de blocage lors des premiers tours d’élection successifs en 2019 et 2020, puis à former un gouvernement de coalition après le quatrième tour en mai 2021, voilà que le front anti-Netanyahou engagé malgré lui dans un cinquième combat, a perdu la bataille au point de douter s’il gagnera la guerre pour la paix et pour la démocratie.

Les faits sont accablants et la défaite incontournable : d’abord, Benjamin Netanyahou et ses alliés ont obtenu une majorité absolue de sièges à la Knesset avec 64 députés sur 120. Ensuite, les trois formations de l’extrême-droite nationaliste et théocratique regroupées dans un parti nommé « Sionisme religieux » ont enregistré la percée la plus spectaculaire dans ce scrutin, passant de 7 à 14 sièges, soit de 250 000 à un demi-million d’électeurs. Last but not least, comme si ces deux résultats ne suffisaient pas, voilà que la gauche sioniste a perdu l’un de ses deux piliers avec l’élimination du parti Meretz qui assumait la tâche de dénoncer l’occupation israélienne sans relâche et sans équivoque, tandis que le second pilier a été fortement ébranlé par le score dérisoire obtenu par le parti travailliste – 4 sièges seulement – ce qui lui vaut le triste privilège d’être la plus petite des dix formations politiques représentées à la Knesset.

Comment faire face à cette triple conjoncture ? Comment en est-on arrivé là et avec quel projet d’alternance crédible peut-on envisager de surmonter cette défaite ? Quelle alliance faudrait-il concevoir ensemble avec les Palestiniens ? Quel rôle les États-Unis, l’Union européenne et les opinions publiques devraient-ils jouer, et notamment la diaspora ? Toutes ces questions renvoient, en substance, aux deux interrogations majeures qui hantent un grand nombre d’Israéliens frappés de découvrir qu’ils sont une minorité à s’en inquiéter : la chute de la démocratie israélienne est-elle inexorable ? La paix israélo-palestinienne est-elle une cause perdue ?

Pour tenter d’y répondre, commençons par dresser une typologie des tendances qui se dessinent au lendemain de la défaite parmi ceux qui ne voulaient pas du retour de Netanyahou aux affaires. Désuni pendant la campagne, ce bloc anti-Bibi le reste tout autant, une fois la défaite consommée.

La première de ces tendances consiste, par prudence, par confort ou par pragmatisme, à s’abstenir de crier panique. Un gouvernement qui disposera de la confiance de plus de la moitié du Parlement élu démocratiquement[1] doit bénéficier, lui aussi, de l’état de grâce qui suit son investiture. Son action, quelle que soit sa couleur, doit être jugée sur pièces, non sur des programmes, des déclarations d’intention, encore moins sur des promesses électorales. Seules comptent les décisions de l’Exécutif et la législation promulguée par la nouvelle Assemblée.

Plutôt que de céder aux mises en garde des Cassandre qui se multiplient comme champignons après la pluie, ils estiment devoir raison garder et patience exiger. Ils se défient de la panique morale qui saisit la moitié d’Israël. L’hubris de la droite peut bien être à son paroxysme, la réalité se chargera bientôt de décevoir les plus enthousiastes : l’éthique de responsabilité prendra le pas sur l’éthique de conviction, et tous ceux qui entrevoient déjà une justice muselée, un coup d’accélérateur à la colonisation, une annexion de la Cisjordanie et une judaïsation des mœurs pour qu’Israël corresponde enfin à l’État juif dont ils rêvent et dont les autres s’effraient, apprendront, une fois de plus, que la politique en démocratie est toujours déceptive. De même que la gauche a été obligée de tenir compte de la droite lorsqu’elle fut aux affaires, quitte à susciter la méfiance des électeurs lassés de compromis qu’ils tiennent pour des compromissions, il en sera de même avec ce gouvernement qui fera plus de peur que de mal.

De surcroît, Joe Biden est toujours le locataire à la Maison-Blanche et la déferlante Trump a été (provisoirement) arrêtée ou du moins contenue. Un gouvernement de droite sans contrepoids interne devra tenir compte de l’environnement mondial et des contraintes qu’il impose. La communauté internationale ne s’est jamais montrée trop exigeante envers Israël, se contentant de voter des résolutions vigoureuses, mais non contraignantes, (si seulement elles pouvaient être plus contraignantes et moins vigoureuses) ; mais elle ne lui laisse pas carte blanche; Israël reste impuni, mais il n’a pas les mains libres.

Là aussi, au volet extérieur s’additionne un volet intérieur qu’on ne saurait négliger : les élites judiciaires, économiques, scientifiques et surtout militaires. Elles sont, comme partout dans le monde, dénoncées, décriées, pointées du doigt par le populisme ambiant, mais comme elles votent encore largement en Israël pour les partis du centre et de gauche, elles ne supporteront pas longtemps d’assumer une évolution nationaliste et théocratique qui mettrait en cause les libertés fondamentales des Israéliens. Les partisans de cette première tendance sont résolument vigilants, mais attentistes et confiants : Israël est plus fort que ces forcenés du Grand Israël et du fanatisme religieux.

Cet attentisme est violemment rejeté par ceux qui craignent sincèrement le pire, ici et maintenant, mais le circonscrivent à l’irrésistible ascension de ce couple infernal de l’extrême-droite radicale : Betzalel Smotritch et Itamar Ben-Gvir. Le premier est redoutable car, sous l’emprise d’un think tank importé de l’Amérique républicaine, le Forum Kohélète, il est un ultra-conservateur sur le plan sociétal, un ultra-libéral sur le plan économique et un messianiste qui livre du judaïsme une version suprémaciste au mépris de ses valeurs universalistes ; le second est un pyromane capable de mettre à feu et à sang Israël, Jérusalem et les territoires occupés au nom de la sécurité et de la souveraineté qu’il entend rétablir à coup de poing et à coup de provocation. L’un est le cerveau, l’autre, le tribun d’un nouvel Israël poussant aux extrêmes la dimension nationaliste et cléricale déjà bien implantée.

Qu’Itamar Ben Gvir qui, en 1995, défiait Rabin en le menaçant d’arriver jusqu’à lui, où qu’il soit, se retrouve, en 2022, ministre du futur gouvernement est un spectacle à donner la nausée. Il résume à lui seul le mal profond d’une société qui a beau être un phare de l’innovation scientifique et technologique, un pôle de création artistique et culturelle, une puissance militaire et nucléaire, n’en est pas moins fascinée et minée par une petite frappe à qui on rendra demain les honneurs en lui donnant du « Monsieur le ministre ». Peut-on imaginer un renversement de situation plus éloquent et de déchéance morale plus manifeste ?

Pour ceux qui partagent un haut-le-cœur devant cette perspective imminente, ce n’est donc pas, ou ce n’est plus, Netanyahou qui est le danger dont il faut protéger Israël, mais bien ses deux golems qui défigurent et caricaturent ce que le sionisme religieux pouvait avoir de respectable, et dont ils ont usurpé le titre. Pour empêcher ces loups d’entrer dans Jérusalem, pour barrer la route à ces docteurs Folamour, que Tsahal, en son temps, avait refusé d’incorporer dans ses rangs, et qui siègeront demain dans le cabinet de sécurité qui décide de la guerre et de toute opération militaire, ceux qui s’effraient de leur capacité de nuisance et du coup fatal qu’ils portent à la dignité d’Israël proclament qu’il y a politiquement parlant état d’urgence.

Aussi ils exhortent les leaders des partis sortants – Lapid, Gantz et Liberman – à se rendre à Canossa, à enterrer la hache de guerre avec Netanyahou, à fumer avec lui le calumet de la paix, sans se faire la moindre illusion sur l’intégrité du personnage pour former avec lui un gouvernement d’union nationale afin de le débarrasser de ces mauvais génies, eux et leur projet néfaste, leur discours odieux et leurs militants et leurs milices. Si pour garantir leur éviction, il faut passer par la case départ, faire amende honorable et blanchir Netanyahou, eh bien soit, buvons le vin jusqu’à la lie, qu’il soit mis fin à son procès illico presto, une bonne fois pour toutes, car il en va du salut d’Israël et de son prestige, de la fidélité à ceux qui ont bâti ce pays et s’émeuvent de le voir confisquer et livrer à ces sinistres personnages.

Voilà ce qui anime ces indignés qui, au nom de la décence, jugent impératif de placer un cordon sanitaire entre Smotrich, Ben Gvir et leurs collègues et le reste de la classe politique israélienne. L’opinion n’est pas hostile à cette union nationale, mais la probabilité qu’il y ait alignement des planètes dans la sphère politique israélienne actuelle pour faire advenir un tel scénario est nulle. Pour l’heure. Car si le gouvernement qui se prépare à obtenir l’investiture échouait, l’option reprendrait vigueur. Elle sera le chiffon rouge qu’agitera Netanyahou pour ramener à l’ordre les réfractaires à son autorité si elle venait à être contestée sur sa droite.

Il faut que les apparences démocratiques d’Israël s’effondrent pour espérer secouer la torpeur de l’Union européenne, l’indulgence américaine et l’obligation de réserve respectée par la diaspora.

Si l’entrée de Smotritch et de Ben Gvir au gouvernement, respectivement, comme ministre des Finances et de la Sécurité intérieure (la Police) est tenue pour un cauchemar, elle apparaît à d’autres, tout aussi hostiles aux idées qu’ils incarnent, comme la voie nécessaire pour faire exploser le statu quo qui règne et pèse en Israël depuis près d’une décennie. Ce statu quo consiste à rejeter ouvertement l’option d’un retrait territorial unilatéral (jugé trop dangereux sur le plan sécuritaire) sans réclamer non plus l’annexion partielle ou intégrale (diplomatiquement trop coûteuse), et tirer parti de cette situation intermédiaire entre ces deux options pour poursuivre l’entreprise coloniale à moindre frais.

Pour en finir avec ce statu quo qui arrange tout le monde, sauf les Palestiniens, il faut se résoudre, proclament les partisans de cette troisième tendance, à faire le pari de la politique du pire. Contrairement à toutes les coalitions précédentes que Netanyahou a formées de 2009 à 2015 en veillant à s’entourer d’un ou plusieurs partis dont la fonction était de contrebalancer toute pression venue de l’extrême droite pour liquider l’indépendance de la justice ou renforcer l’ampleur de la colonisation, Netanyahou s’apprête, cette fois, à constituer une coalition idéologiquement pure, « à droite toute », sans garde-fous du centre ou de la gauche à ses côtés.

Après une décennie de victoires électorales, les partisans de la droite idéologique n’entendent plus être paralysés dans leur action par des partis centristes qui n’ont cessé grâce à leur veto de repousser ou d’atténuer la mise à exécution de leurs ambitions programmatiques. Le temps est venu de passer à l’acte et de réaliser dans les faits une idéologie restée, selon eux, sur le papier. Une droite décomplexée a surgi, bien déterminée à tirer sur tout ce qui bouge et varie d’un iota de leur credo. Sans frein externe ni interne, sans retenue, l’action du futur gouvernement suscitera, pense-t-on, la réprobation internationale. C’est lorsque ce projet cléricalo-nationalisto-fascisto-juif prendra forme, mesure après mesure, loi après loi, que l’oxymore “Etat juif et démocratique” explosera aux yeux de la communauté internationale comme une aberration.

Autrement dit, il faut que les apparences démocratiques d’Israël s’effondrent pour espérer secouer la torpeur de l’Union européenne, l’indulgence américaine et l’obligation de réserve respectée par la diaspora. En ce sens, l’ascension de Ben Gvir et Smotritch n’est pas seulement une catastrophe, elle est aussi une aubaine, la voie alambiquée, dialectique, disait-on autrefois, que l’Histoire doit emprunter pour arriver à la rédemption et faire advenir une nouvelle ère. Mais alors que les partisans de ce scénario n’attendent un changement que de la communauté internationale, d’autres, en attente d’un sursaut interne, estiment que ce réveil salutaire commencera par les Israéliens eux-mêmes.

Ce visage odieux que présentera ce gouvernement et dans lequel nombre d’entre eux ne se reconnaîtront plus sera le miroir de la descente infernale dans laquelle le pays est plongé. Ivre de sa puissance, convaincu qu’aucun contre-pouvoir ne saurait le brider puisqu’il repose sur la confiance d’une majorité de députés et de la majorité du peuple, le gouvernement, assure-t-on, accumulera faute sur faute, erreur sur erreur : il ne résistera pas à la tentation de privilégier sa principale clientèle, les habitants des colonies, au détriment des couches populaires qui, tôt ou tard, leur tourneront le dos. L’aventurisme diplomatique et militaire qui guide ces éléments radicaux au nom de leur foi est susceptible de se retourner contre eux si le gouvernement se pique, par exemple, de modifier le statu quo sur le Mont du Temple.

Enfin, à force de désigner les Palestiniens d’Israël comme une cinquième colonne, ceux-ci pourraient bien défier le pouvoir pris au piège par sa tentation de jouer avec le feu. Il est plus probable encore que de nouvelles concessions soient consenties aux partis orthodoxes dont l’appétit s’est aiguisé depuis les résultats (32 députés religieux sur les 64 membres de la coalition). Insidieusement, ils reprendront à leur compte la rhétorique des droits pour réclamer que la séparation hommes/femmes dans l’espace public – à l’hôpital, dans une salle de spectacle ou dans une salle de classe – ne soit plus tenue légalement pour une discrimination de genre, mais comme l’expression même de la tolérance envers une minorité exclue du droit à la santé, à la culture et à l’enseignement supérieur à cause du principe de la mixité toujours en vigueur. Bref, grisés par le succès, galvanisés par leurs troupes et leurs relais médiatiques, incapables de maîtriser leurs passions et leurs ambitions, il y aura bien une goutte d’eau qui fera déborder le vase, qu’elle vienne d’une revendication de trop des colons ou des orthodoxes. “De l’aigre naîtra le doux”, dit le proverbe biblique. Voilà le scénario qui pourrait bien se tramer et justifie qu’on résiste à la tentation du désespoir et de l’abandon.

Un tour d’horizon complet des attitudes consécutives à la défaite électorale exige qu’on se penche également sur le camp du désarroi – ou de la démission, s’indignent certains – sur ces femmes et ces hommes, et notamment les plus jeunes, qui proclament, avec l’humour qui sied dans ce type de circonstance, « l’an prochain à Berlin ». La tentation du départ est sur toutes les lèvres, même si elle reste une expression impulsive de désespoir après la défaite d’un soir, une pensée furtive qui vous passe par la tête, mais dont on se rend compte qu’elle vous avait déjà traversé l’esprit. Elle n’est pas saugrenue cependant car il y a bien, autour de soi, un fils, une cousine, un cousin qui, par opportunité professionnelle ou parce qu’ils ont trouvé un compagnon pour la vie, ont franchi le Rubicon méditerranéen. Ils se souviennent aussi de tel ou tel de leurs camarades qui, après ce qu’ils ont vécu lors de la première guerre du Liban, de la première et de la seconde Intifada, ont depuis longtemps jeté l’éponge.

Enfin, ils admettent que depuis des années déjà, ils se voient comme des émigrés de l’intérieur ou encore comme des réfugiés dans la bulle dorée de Tel-Aviv, avec vue sur la mer, en apparence, loin du bruit et de la fureur, mais en apparence seulement. Ils ont mal à Israël comme on a mal avec un amour déçu. Ils s’interrogent, expriment un premier doute et se demandent si leurs camarades d’alors avaient eu tort. Si cette perspective de départ n’est pas une simple lubie, c’est aussi qu’ils détiennent, pour la plupart, une autre nationalité. Le passeport dont ils disposent les autorise à envisager une émigration pour de bon sans avoir à demander l’asile politique du pays d’accueil où ils iront atterrir. En fait, peu d’entre eux iront jusqu’à cette extrémité, mais juifs de diaspora et d’Israël se découvrent un point commun : de même que dans leur for intérieur les premiers savent qu’en cas de menace antisémite grave, ils pourront toujours se rendre en Israël et en être aussitôt citoyens, ces Israéliens à la double nationalité disposent, eux aussi, d’une police d’assurance analogue : en cas de dérive nationaliste et cléricale générée par la gangrène de l’occupation dont on ne voit plus le bout, ils pourront s’établir sous d’autres cieux et abandonner ultra-nationalistes et ultra-religieux à leurs turpitudes pour cesser de collaborer avec l’infâme.

D’où vient ce pessimisme ambiant ? Il naît de la répugnance que leur inspire une idéologie nationaliste, simpliste et manichéenne, autarcique, en vase clos, sur laquelle le libéralisme qu’ils professent n’a pas prise. À ce discours qui leur est étrange et étranger et avec lequel ils n’entrevoient plus de langue commune, s’ajoute une démographie qui ne joue guère pour les couples laïques. Ceux-ci font pourtant deux, trois et même quatre enfants, mais ils sont dépassés par les couples religieux qui prennent le relais avec cinq enfants et plus – les mères les plus vaillantes alignant jusqu’à douze grossesses.

Le journal Haaretz (11.11.2022) a opposé deux chiffres pour illustrer cette tendance lourde : les 64 députés de la majorité issue des élections ont mis au monde, à ce jour, 313 enfants; les 56 députés de l’opposition atteignent péniblement le nombre de 170. Cinq contre trois. Tout le reste est littérature. Dans un système politique où l’on vote pour un parti comme on adhère à un club de foot, si ce n’est à une secte – seule la mort vous délivre de votre engagement –, dans un système politique où le vote ethnique et sociologique est prépondérant, mis à part quelques alternances dans les années 1990, la culture politique est profondément conservatrice : 28 ans de pouvoir travailliste de 1949 à 1977 et de 1977 à nos jours, 35 ans de pouvoir nationaliste sur les 45 années écoulées.

Il ne suffira pas de réintroduire la social-démocratie, les syndicats et la conscience de classe, il s’agira de construire ce nouveau mouvement avec des groupes sociaux qu’elle a négligés et qui ont fini par l’abandonner, à y puiser en leur sein les futurs leaders.

Entre la politique du pire des dialecticiens et la conviction des attentistes que le pire n’est pas toujours sûr, ou bien les indignés qui espèrent l’arrivée en scène du deus ex machina de l’union nationale et les perplexes profondément attachés à ce pays qui n’entend plus leur malaise, les jeux ne sont peut-être pas faits, mais rien ne va plus. Nul n’est prophète, ni en son pays ni ailleurs.

Quel miracle ou quelle catastrophe devront arriver pour trouver une issue et remettre le pays à flot ? Quel Dien-Bien-Phu diplomatique, économique, militaire faut-il redouter ? Quel Mendès-France ou quel De Gaulle verra-t-on surgir ? Mais si le Titanic continuait de rouler sur les flots sans rencontrer d’obstacle ? Si, le 1er novembre, ils n’avaient pas seulement gagné une bataille, mais remporté la guerre ? Pour ceux qui refusent de céder à cette fatalité, le dénouement sera révélé au dernier acte et c’est à une longue marche à laquelle il faudra procéder pour espérer changer le cours de l’histoire. Celle-ci réclame que la gauche fasse son aggiornamento. Il est indispensable, dit-on, qu’elle renoue avec une préoccupation sociale qu’elle a abandonnée au fur et à mesure que ses électeurs rejoignaient les classes moyennes et supérieures.

Sans aucun doute, mais qu’on ne se méprenne pas : ce n’est pas parce que, bon an mal an, la gauche s’est convertie au libéralisme économique que les classes populaires l’ont abandonnée. La gauche a toujours quelque scrupule à parler la langue de la nation, la langue de la religion, la langue de l’identité. À juste titre, au demeurant, tant la revendication nationaliste, religieuse et identitaire, que les populistes reprennent à leur compte, a servi et sert encore à dominer et à discriminer les minorités. À ces groupes sociaux qui cultivent leur particularisme, la gauche a préféré exalter, hier, la solidarité de classe, aujourd’hui, la nation civique contractuelle et distributrice de droits.

En Israël, la nation civique n’existe pas, mais le souci d’autrui – le droit à l’autodétermination des Palestiniens, les droits collectifs des Palestiniens d’Israël, les droits élémentaires des réfugiés demandeurs d’asile et des travailleurs immigrés – a généré une société civile active et dynamique, un engagement associatif qui est parmi ce qu’Israël a produit de meilleur. Ce faisant, elle n’a pas su trouver le langage adéquat pour parler à des groupes sociaux, culturels et confessionnels qui, précisément parce qu’ils sont économiquement marginalisés sinon hors compétition en tant qu’individus, ont trouvé un exutoire et une stabilité dans une communauté de foi ou de tradition. Si la gauche ne parvient pas à les entendre, elle ne surmontera guère sa cuisante anomalie : sortie des zones urbaines situées dans le centre du pays et des kibboutz (ou de ce qu’il en reste), la gauche recueille dans les zones périphériques, parmi les couches les plus défavorisées de la société, le score dérisoire de 5% en moyenne des suffrages exprimés. C’est donc à un recrutement de longue haleine que la gauche devra se livrer si elle veut retrouver pertinence et impact.

Il ne suffira pas de réintroduire la social-démocratie, les syndicats et la conscience de classe, il s’agira de construire ce nouveau mouvement avec des groupes sociaux qu’elle a négligés et qui ont fini par l’abandonner, à y puiser en leur sein les futurs leaders. Gauche sociale, donc, mais gauche également capable de concevoir un rapport moins tendu avec la tradition religieuse, sans rien céder sur le droit des femmes et des minorités sexuelles. Et qu’en est-il d’une gauche judéo-arabe qui serait ferme sur l’égalité des droits, ferme sur la redistribution sociale, ferme sur une réconciliation israélo-palestinienne ?

Sortant de l’enfermement de la solution à un État/deux États, elle proposerait un modèle hybride d’indépendance réciproque, augmentée de mécanismes confédéraux: indépendance pour que chacun des deux peuples puisse concrétiser sa liberté politique sans le faire aux dépens du peuple voisin et pour ne priver nul des deux peuples de l’accès à la souveraineté; indépendance pour que chacun d’eux puisse faire le deuil du territoire qui échappera à sa souveraineté, si partage il y a, tout en bâtissant des premiers ponts sociaux, économiques et culturels pour une confédération à venir lorsque la majorité des deux peuples en réclamera l’avènement. Et, en attendant le partage (bien conscient que, de nos jours, c’est comme si l’on disait « en attendant Godot »), en attendant le retour à la logique et à la raison du partage, dénoncer l’occupation, sans relâche, avec d’autant plus de sévérité que la gauche ne jettera pas le bébé – l’existence d’Israël – avec les eaux sales du bain de l’occupation qui enfoncent les Palestiniens dans la tourmente et Israël dans la réprobation.

Vaste programme ! Touchante utopie ! Ce n’est pas la première fois que l’histoire se révèle si cruelle : nous avions touché la terre promise lorsqu’Israël et l’OLP se déclaraient reconnaissance mutuelle; nous l’avons approché une seconde fois lorsqu’en mai 2021, un parti arabe, islamique de surcroît, entrait dans une coalition. Mais une année seulement fut une période trop courte pour convaincre, pour afficher un bilan honorable, d’autant que la majorité de 62 s’est réduite très vite en peau de chagrin et que deux partis de droite faisaient partie de cette coalition dite du changement, ce qui a gravement réduit la réalité concrète du changement proclamé.

Longtemps, on a considéré que gauche et droite en Israël se divisaient autour de la question palestinienne : on est de droite en Israël lorsqu’on tient que la Judée et la Samarie doivent rester dans le giron de l’État d’Israël et de l’armée israélienne; on est de gauche en Israël lorsque, paraphrasant Churchill, on estime que le partage de la Palestine en deux États est la pire des solutions à l’exception de toutes les autres.

De nos jours, un autre clivage apparaît et oppose les tenants d’une démocratie formelle et conservatrice réduite à la règle de la majorité et les partisans d’une démocratie libérale fondée sur la limitation du pouvoir exécutif sous contrôle de la justice pour empêcher la tyrannie de la majorité. Ce clivage n’est pas propre à Israël et il traverse toutes les démocraties de même que la vague populiste déferle sur d’autres pays que le mien. Et cependant, la situation israélienne me paraît plus inquiétante que partout ailleurs. D’une part, parce que ce populisme est au pouvoir, et non dans l’opposition; d’autre part, parce qu’il présente un fondement religieux qui n’est pas un simple adjuvant ou un appoint qui agirait surtout en coulisses, mais une force dominante; enfin, ce nationalisme populiste ne s’en prend pas seulement aux étrangers ou aux citoyens naturalisés depuis peu. Il a dans le cas d’Israël, une minorité ethno-confessionnelle à gérer et surtout une population autochtone occupée à tenir sous sa coupe.

Israël présente comme singularité le fait de maintenir un régime démocratique[2] dans son pré-carré d’avant 1967 tout en exerçant en Cisjordanie un régime qui, lui, ne l’est pas. Israël s’est même démocratisé dans les décennies qui ont suivi la guerre des Six-Jours, tout en renforçant sa présence civile et militaire aux dépens de la population palestinienne.

À l’instar de la France et de la Grande-Bretagne qui étaient, eux, des États démocratiques en métropole et des empires colonisateurs dans le reste du monde, il était fatal que, tôt ou tard, logique coloniale et logique démocratique finissent par se contredire au point d’avoir à déterminer laquelle des deux devrait prévaloir. L’une ou l’autre, pas les deux. Cette contradiction a abouti à la liquidation de la logique coloniale. Nous n’en sommes pas là. C’est même le contraire qui pourrait bien se produire tant la droite saisit que pour mieux renforcer la logique coloniale, elle sera tenue, tôt ou tard, de faire plier la logique démocratique, d’où sa détermination actuelle à affaiblir, sinon à éliminer les contre-pouvoirs. C’est la justice qui actuellement est sur sa ligne de mire, et notamment le pouvoir que la Cour suprême s’est attribuée d’examiner la légalité des lois promulguées par la Knesset lorsqu’elle est sollicitée à ce sujet. C’est cette attribution que la future coalition s’apprête à lui supprimer.

Si le risque d’une dérive anti-démocratique est tangible aujourd’hui, la cause en est principalement l’accès au pouvoir d’une extrême-droite radicale qui n’éprouve aucun attachement normatif pour la démocratie; mais c’est aussi parce que, dès sa fondation, Israël a établi une démocratie singulière. Celle-ci ne repose ni sur une Constitution ni sur une nation civique. La Knesset, qui a toute latitude pour voter des lois, a révélé de la retenue, mais depuis que la Cour suprême, faute de Constitution, exerce un droit de regard sur la législation, la Knesset s’apprête à lui couper les ailes. Autrement dit, le gouvernement n’aura pas à transformer le régime pour le vider de sa substance démocratique, il lui suffira de tenir pour démocratique toute décision que la majorité des députés aura votée.

Il est simple, sinon simpliste, d’expliquer la défaite électorale par le seul catalogue des erreurs et des fautes commises par les partenaires de la coalition sortante. Ces facteurs conjoncturels sont légion et leur recension domine actuellement le discours public : l’offre politique de la droite était limitée à cinq partis seulement, celle de la gauche, du centre et des partis arabes proposait pas moins de huit partis.

Nul n’a contesté, à droite, le leadership de Netanyahou ; Lapid n’a jamais été adoubé comme chef de la coalition sortante. Netanyahou et les partis orthodoxes, qui avaient basculé dans l’opposition depuis 2021, avaient soif de revenir aux affaires, et ont offert une unité de front solide tandis que leurs rivaux ont étalé le spectacle de leur division. Les leaders de droite – Netanyahou, Arié Déry, Betzalel Smotrich et Itamar Ben Gvir – frappent tous par leur charisme, le magnétisme qu’ils exercent sur leurs électeurs. Ils excellent à faire vibrer les cordes de la peur. Leurs rivaux en ont usé également, mais entre l’insécurité croissante, la récente vague d’attentats et la menace virtuelle qui pèse sur la démocratie libérale, les électeurs se sont identifiés à la thématique de l’insécurité, pas à celle de la démoctature imputée à Netanyahou.

Ce n’est pas tout : en appelant les électeurs de son camp à voter pour son parti, le chef du gouvernement sortant, Yaïr Lapid, a couru le risque de laminer les deux formations de gauche avec les conséquences que l’on sait. Meirav Michaëli, la cheffe du parti travailliste, a rejeté avec une fermeté confinant au dogmatisme suicidaire la constitution d’un front avec le Meretz, ce qui aurait probablement assuré à la gauche une représentation honorable à la Chambre. Il en va de même pour les partis représentatifs de la population arabe palestinienne d’Israël, lesquels ont renoncé à reconduire la Liste commune qui les avaient hissés en 2019 à la troisième place avec pas moins de 15 députés.

On pourrait encore indiquer leur incapacité à négocier entre eux des accords de report des voix grâce auxquels ils auraient été susceptibles d’obtenir quelques sièges de plus. Malgré le doute persistant sur la possibilité que des urnes sortent une coalition favorable à la paix et à la démocratie, il reste tout de même qu’en dépit de l’incapacité de ce front démocratique, à défaut d’être populaire, à surmonter ces divisions, sans leader reconnu de tous, c’est 2 331 788 Israéliens qui n’ont pas voulu de ce que 2 361 739 de leurs concitoyens ont réclamé.

Plutôt que de les vouer tous à l’opprobre, de jubiler sur les errements d’Israël, il serait utile d’apporter aux premiers l’appui qu’ils méritent, comme ils l’apportent à d’autres oppositions de par le monde, de compter sur eux pour qu’ils puissent un jour, demain, arrêter la dérive et recoller les morceaux.


[1] Il est vrai que la droite israélienne, lorsqu’elle fut dans l’opposition, a contesté dès le premier jour la légitimité du gouvernement sortant en arguant que Naftali Bennet avait violé sa promesse de ne pas siéger avec les partis du centre et de la gauche et qu’en outre il exerçait les fonctions de premier ministre alors que sa formation ne disposait que de sept sièges à la Knesset, ce qui était une situation sans précédent, (mais nullement illégal et pas nécessairement illégitime).

[2] On aura compris par là que je ne fais pas mienne l’opinion des O.N.G. Amnesty International et Human Rights Watch qui considèrent que le régime en Israël même, hors Cisjordanie, est un régime d’apartheid.

Denis Charbit

Politiste, professeur de science politique à l'Open University d'Israël

Notes

[1] Il est vrai que la droite israélienne, lorsqu’elle fut dans l’opposition, a contesté dès le premier jour la légitimité du gouvernement sortant en arguant que Naftali Bennet avait violé sa promesse de ne pas siéger avec les partis du centre et de la gauche et qu’en outre il exerçait les fonctions de premier ministre alors que sa formation ne disposait que de sept sièges à la Knesset, ce qui était une situation sans précédent, (mais nullement illégal et pas nécessairement illégitime).

[2] On aura compris par là que je ne fais pas mienne l’opinion des O.N.G. Amnesty International et Human Rights Watch qui considèrent que le régime en Israël même, hors Cisjordanie, est un régime d’apartheid.