Les services publics ukrainiens face à l’hiver : pistes pour une reconstruction future
Entre le 10 octobre et la fin novembre, l’armée russe a lancé huit vagues d’attaques contre les équipements de génération et de transmission d’électricité ukrainiens, plongeant le pays dans le noir et le froid dans le but d’effondrer l’ordre social et d’obtenir une reddition. Ces dommages s’ajoutent aux destructions massives des réseaux d’eau, l’électricité et de communication au cours des combats et de la retraite des territoires occupés à l’est et dans le sud.
L’Ukraine, à 70 % urbaine, où même les villages sont souvent raccordés au gaz, est menacée de paralysie sans ces systèmes intégrés et interdépendants d’électricité, de chauffage central et de canalisations d’eau, rouages d’une interaction humaine et technique complexe. Les réseaux d’infrastructures constituent les « artères d’une société ». L’exemple du siège de la ville portuaire Marioupol en mars 2022 en est un rappel tragique. L’effondrement de l’approvisionnement en électricité suite à l’offensive russe avait réduit en quelques jours seulement des centaines de milliers d’habitants à boire l’eau des radiateurs et de la neige fondue.
Cette préoccupation d’assurer la continuité économique et sociale est doublée d’un message politique de résistance. L’opérateur d’État Ukrenergo s’applique à rassurer les ménages à travers une communication précise et régulière : pourcentages de couverture des besoins, nombre de réparation engagées, incitation aux sous-traitants de publier des emplois du temps des coupures contrôlées pour stabiliser le système et garantir les besoins essentiels. Souvent, le courant est rétabli en quelques jours. Les trains se remettent à circuler grâce aux locomotives diesel.
En même temps, la mise en place par les municipalités de milliers d’abris chauffés proposant des repas et des moyens de recharger les appareils électriques (les « points d’invincibilité ») rappelle la vulnérabilité et l’incertitude dans lesquelles vivent les populations. L’objectif d’une mobilisation aussi intensive a pour but d’assurer un quotidien aussi normal que possible dans des conditions de conflit.
Les professionnels des services publics ukrainiens sont devenus des experts sans pareil de la gestion des situations d’urgence. La continuité tant bien que mal des services manifestent des compétences professionnelles, techniques et sociales ancrées dans l’expérience du présent et du passé. Cet article en explore les contours, principalement à travers l’exemple du fonctionnement au quotidien de régies d’eau et d’électricité, objets de recherche ethnographique conduites en Ukraine entre 2018 et 2022. Les manifestations et les ressources de cette expertise expliquent la résilience actuelle mais en laisse aussi entrevoir les limites. Son potentiel dans un contexte de reconstruction fait l’objet d’une conclusion tournée vers l’avenir.
L’improvisation et ses limites depuis l’invasion : une normalité réinventée
Très rapidement après le début de l’offensive russe de février, le gouvernement et les services publics ukrainiens se sont organisés pour faire face aux conséquences de la guerre. Sous le régime de loi martiale[1], le gouvernement ukrainien détient un droit accru de contrôle sur les services publics. Par exemple, la loi ordonne le gel des programmes de développement au profit des réparations, et introduit un moratoire sur les coupures pour non-paiement des factures de gaz, d’électricité et d’eau chaude qui protège les consommateurs.
Un régime exceptionnel d’« obligations de service public » permet au gouvernement central de plafonner les tarifs, centraliser et gérer les réparations, dans le secteur énergétique notamment, qui bénéficiait auparavant d’une dérégulation partielle et qui était miné par les schémas de corruption. Au niveau des opérateurs il s’agit d’abord d’une mobilisation du personnel. La société des chemins de fer Ukrzaliznytsia, les compagnies énergétiques, les régies municipales de distribution d’eau courante (vodokanal) organisent un système de roulement de brigades en service continu.
Les régies revoient leurs effectifs et organigrammes pour déplacer les équipes et les bureaux de manière flexible en fonction de la situation sur le terrain. Par exemple, le back-office de la compagnie privée de distribution d’électricité DTEK-seti à Odessa, les régulateurs de trafic (dispatcher) centralisent les notifications de coupures. Ils représentent le premier maillon d’alerte. Sans leur médiation, le système électrique est presque aveugle. Leur bureau a donc été transférée dans une ville éloignée du front pour vivre en rythme de caserne sur le site de DTEK, logés en dortoirs improvisés dans un ancien entrepôt où ils travaillent en roulement de 15 jours.
Les services d’eau et d’électricité procèdent aux réparations de routine, et à celles d’équipements endommagés par les tirs directs ou dans les zones de combat dès le passage des sapeurs- démineurs. Atténuer les conséquences des attaques russes exige la mise en place au pied levé des moyens de protection des équipements en fonction des tactiques de l’agresseur.
Le système de transmission et de distribution d’électricité est particulièrement vulnérable aux tirs de missiles et de drones car les sous-stations dont le rôle est de transformer le niveau de tension sont exposées à l’air libre et ne peuvent être mises sous abris. Les compagnies de distribution ont donc choisi d’entourer les appareillages les plus sensibles et précieux de parois de béton. Ces parois ne protègent pas d’une frappe directe de missiles mais résistent aux « drones kamikazes » de fabrication iranienne, particulièrement dangereux car ils échappent au système de défense anti-aérienne[2].
Les interventions relativement simples en temps de paix nécessitent une interaction complexe de facteurs matériels et humains en temps de guerre. Il y a la coordination avec les équipes militaires de déminage et le briefing des équipes de réparation électrique. Il y a la formation et l’équipement des techniciens pour faire face aux dangers potentiels. Il y a l’organisation de la nourriture, de l’eau et du logement pour les travailleurs dans les communautés dévastées par les combats, en associant un réseau large d’interactions : autorités municipales, organisation d’aide humanitaire, bailleurs étrangers.
À Mykolaïv, ville du sud en bordure de la ligne de front, l’eau (en provenance du Dniepr) avait été complètement coupée. Les acteurs locaux se sont coordonnés pour construire un pipeline puisant l’eau dans la mer Noire tandis que les habitants d’Odessa – bénévoles et associations –, à plus de 100 kilomètres de distance, se mobilisaient pour acheminer des citernes d’eau potable.
Enfin, il y a le défi logistique de l’approvisionnement et l’acheminement des équipements. Même les techniciens de DTEK, la principale compagnie privée contrôlée par l’homme d’affaires le plus riche d’Ukraine, Rinat Akhmetov, peinent à organiser les ressources nécessaires aux réparations. Sur le terrain, ses techniciens n’ont parfois d’autres choix que l’improvisation : on faisait marcher les réseaux, le bouche-à-oreille, pour se fournir en carburant diesel et en pièces détachées. Lorsqu’ils sont introuvables, les électriciens de DTEK se débrouillent. Ils nettoient les câbles endommagés et les ressoudent à nouveau. Toutes ces activités se déroulent dans un climat de danger. De nombreux techniciens en service ont été blessés ou tués.
Le travail sur le « front énergétique » des services publics est intégré au discours patriotique des efforts de l’arrière. Les plombiers, électriciens, postiers et cheminots sont ceux désormais qui assurent les besoins vitaux. Ces métiers modestes et invisibles sont imprégnés de discours de bravoure mis aussi à l’honneur à travers la communication officielle du gouvernement (discours et campagne d’affichage publicitaire) mais aussi dans la société civile. L’humour qui sillonne les réseaux sociaux les met à l’honneur. Par exemple, un meme populaire montre sur fond de chars (russes) carbonisés un homme en treillis, casqué, empesé d’un gilet pare-balles. Une voix off lui demande : « Vous êtes de quelle unité ? » L’homme répond : « D’aucune. Je suis le facteur. J’ai une facture d’eau pour la famille Roudenko. »
Les citoyens prennent le relais pour créer une normalité dans un quotidien incertain et dangereux. Les ménages participent en montrant une forte tendance à payer leurs factures d’électricité et d’eau. Les manifestations d’entraide semblent se renforcer par des pratiques de solidarité. Par exemple, dans les tours d’habitation, les ascenseurs au fonctionnement erratiques deviennent un piège claustrophobe pour les habitants âgés qui en dépendent. Habitants et commerces à proximité équipent les ascenseurs d’objets de première nécessité en cas de coupure inopinée : une chaise, un pot de chambre, une batterie externe, un carton de vivres (marqué du logo du supermarché donateur), une lampe de poche, des livres, des bidons d’eau. De quoi survivre l’enfermement quelques heures.
Selon l’anthropologue Ivana Maček, observatrice de la vie quotidienne à Sarajevo sous blocus de l’armée de la Republika Serbska (1992-1996), les stratégies d’adaptation créatives à l’insécurité visaient à fabriquer une normalité réinventée au fil des privations. Les ventes de générateurs et de poêles à bois ont explosé depuis le mois d’octobre sur les plateformes d’achat en ligne. En Ukraine, la routine journalière, les courses, la cuisine, l’école, voire même les rencontres au café et les visites chez la manucure (éclairée à la bougie) façonnent une résistance au quotidien. Les services publics contribuent à rendre possible cette « normalité réinventée ».
On voit ainsi se nouer des relations horizontales nouvelles entre services publics, autorités locales et bénévoles, notamment dans les régions en bordure des lignes de combat.
Aux sources de la résilience : expérience de crise et bricolage
Des milliers de techniciens, ouvriers, ingénieurs, cadres et autorités locales ont accumulé une expertise au cours des huit années de guerre dans le Donbass (2014-2022) lorsque les installations d’eau et l’électricité ont été les cibles ou les victimes de dommages collatéraux. Le gouvernement de Kiev lui-même a aussi usé de l’arme infrastructurelle en coupant l’approvisionnement en eau et en électricité vers la Crimée annexée par la Russie.
En 2014-2022, plusieurs dizaines de travailleurs des services publics ont perdu la vie lors de ces interventions ou du bombardement des installations d’approvisionnement en dépit d’un cessez-le feu établi en 2015 sous les auspices du groupe de contact trilatéral de Minsk (Russie, Ukraine, OSCE). Au cours de sa dernière période de rapport (juillet 2019-octobre 2021), la mission spéciale de monitoring de l’OSCE en Ukraine (SMM) avait enregistré pas moins de 7 900 violations du cessez-le-feu lors de travaux de réparation des infrastructures critiques, principalement des installations d’eau et d’électricité.
Des compagnies énergétiques comme Ukrenergo et DTEK ainsi que Voda Donbasu, un important fournisseur d’eau dans le Donbass, ont adapté les procédures techniques, organisationnelles et de sécurité au temps de la guerre, en se connectant aux réseaux internationaux. Toutes ces activités relèvement du « bricolage » au sens anthropologique du terme, signifiant un recours agile aux expédients, un savoir-faire accumulé par l’expérience et les relations du passé qui sont appliquées au présent[3].
La régie de distribution d’eau ukrainienne Voda Donbasu (« Eau du Donbass », VD) était responsable d’un réseau de canaux, pipelines, pompes et autres installations qui chevauchait la ligne de front pour approvisionner des millions de personnes vivant des deux côtés, celui sous contrôle de Kiev comme celui des républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk soutenues par Moscou. Les infrastructures de VD s’étiraient sur 300 kilomètres du nord au sud jusqu’au port de Marioupol. La moitié de ses 11 000 salariés travaillait dans les installations du côté séparatistes, dans les ateliers, laboratoires, station de filtration tandis que d’autres opéraient les installations du côté de Kiev.
Tandis que la ligne de démarcation tendait à se durcir au fur et à mesure des années, les pratiques professionnelles se sont adaptées en bricolant des solutions pour surmonter la barrière de la ligne de front. Les stratégies employées sont diverses : tenue de réunions par « pont téléphonique » (en ces temps pré-pandémie, ni le terme ni la pratique de la « visio-conférence » n’étaient encore entrés dans les mœurs), roulement d’équipes pour assurer une interaction humaine, interdiction de parler politique au sein de l’entreprise, mobilisation de contacts internationaux pour recevoir aide matérielle et garanties de sécurité, passage « en contrebande » de pièces détachées par les postes de contrôle. Les conventions et normes sont mises de côté pour arriver au résultat.
La compagnie privée d’énergie DTEK, qui fait partie du géant industriel ukrainien System Capital Management dont les actifs se trouvaient principalement dans l’est du pays, a, elle aussi, une expérience de guerre dans le Donbass. Dès février 2022, elle a mobilisé les cadres et les travailleurs qui avaient une expérience de la guerre pour former leurs collègues. La société a relocalisé le personnel opérationnel dans des zones plus sûres et à l’étranger et a organisé l’extraction des familles des zones de combat. En avril, lorsque l’armée russe a abandonné ses positions à Kiev et dans l’oblast de Chernihiv, des dizaines d’équipes d’intervention avaient reçu une formation pour opérer dans des zones dangereuses[4].
Au lendemain de l’invasion de février, les municipalités et les services publics locaux se sont souvent sentis démunis face à l’avancée et à l’occupation russes. Mais, au cours du printemps, l’expertise des services publics actifs dans le Donbass a été progressivement partagée à l’échelle nationale. Voda Donbasu forme ses collègues des autres vodokanal, DTEK organise des journées mensuelles dédiées à la sécurité sur le terrain et animées par des « vétérans ».
De l’économie de pénurie à la crise des communs des années 1990
Au-delà de l’expérience de la guerre du Donbass, les pratiques mises en œuvre pour faire fonctionner les systèmes d’infrastructures s’appuient aussi sur le redéploiement d’expériences de crise accumulées au cours des décennies de pénuries soviétiques et des années 1990[5].
L’économie soviétique a fonctionné, à l’exception de quelques rares secteurs de pointe, dans un contexte de ressources matérielles contraintes et limitées. Cela a encouragé une culture technologique de l’ingéniosité : adaptation sur le « tas » des modèles occidentaux aux besoins locaux, fabrication d’outils adaptés, mobilisation de réseaux pour « organiser » la logistique des chaînes de production et de livraison. C’était une recombinaison permanente en fonction des contraintes du moments de pratiques, réseaux, voire d’invention d’outils. Le talent du bricoleur est de « faire avec » ce qui est à portée de main et de s’en servir sans égards pour les conventions et les normes. Cette flexibilité et cette inventivité étaient une ressource sociale de légitimation qui s’appuie sur le capital accumulé par le passé et se plie aux contraintes du présent au point de former en URSS une « société de réparation ».
Sous la pression du démantèlement du système étatique s’ouvre une période particulièrement difficile pour les infrastructures des services publics, éprouvées par l’usure des décennies précédentes, qui maintient en vie le recours au bricolage. « Travailler dans l’improvisation aujourd’hui ? J’ai fait ça toute ma vie », me lançait ainsi un cadre quinquagénaire de DTEK qui avait commencé sous la perestroïka comme monteur électrique.
Par exemple, pour le secteur de l’eau potable, une étude du ministère ukrainien du Logement et des Services publics estime en 2008 que près de 40 % des infrastructures de distribution d’eau appartenant à des structures publiques sont dans un état « dilapidé et défaillant ». Entre 2003 et 2008, la quantité d’équipement vétuste a doublé, indiquant une détérioration rapide du parc infrastructurel.
À cela s’ajoute une consommation énergétique extrêmement coûteuse (53 % proviennent des coûts de production contre 14 % pour les salaires). Dans le secteur de l’énergie se posaient des problèmes similaires de vétusté et d’inefficacité. Malgré la stratégie d’intégration au marché énergétique européen annoncée dès le milieu des années 2000 mais véritablement seulement engagé après la révolution du Maïdan de 2014, plus de la moitié des câbles de transmission et des sous-stations nécessitent des réparations urgentes. Faute d’investissements dans un parc infrastructurel vétuste, l’expérience de bricolage qui s’appuie sur la débrouillardise technique et les réseaux est toujours mise à l’honneur[6].
Ainsi, les services publics ont survécu à l’éclatement du système économique soviétique, aux bouleversements économiques des années 1990 et aux politiques de libéralisation par à-coups. Même dans les années 1990, alors que l’économie ukrainienne était défaillante, les appartements étaient chauffés et l’eau coulait. Dans les années 2000, le secteur des services communaux post-soviétiques a conservé certains des attributs du système de services publics urbains de l’ère soviétique tout en intégrant certains aspects des politiques de modernisation dites « de marché ».
Le chercheur Stephen Collier constate l’existence d’un ordre « social post-soviétique » formé par la conjonction d’une adaptation sélective des services communaux aux réformes libérales et le maintien de structures, d’organisations et de certaines normes de bien-être social tirées du passé. Bien que l’étude de Collier concerne la Russie, de nombreux aspects résonnent avec l’expérience de l’Ukraine.
En Ukraine, la gestion de nombreux services publics n’a pas été privatisée. Des entreprises publiques locales opèrent dans le cadre d’une législation protégeant les consommateurs, legs d’un État-providence version soviétique. Bien que le marché de l’énergie ait été partiellement libéralisé, les tarifs de l’électricité sont réglementés et plafonnés. La législation garantit des services de niveau de subsistance. Même en cas de non-paiement, l’eau froide ne peut être coupée. Par conséquent, l’État est toujours le garant du bien-être public exercé par les entreprises de service public, et les services publics représentent dans la perception populaire une continuité de l’État.
Le monde de l’entreprise ukrainien a conservé d’autres attributs du « social » soviétique, tels que les salaires fixes (mais très bas), les services annexes comme l’accès aux polycliniques, les sanatoriums et les colonies de vacances pour enfants. Dans un contexte de crise sociale et économique généralisée, ces avantages comptent et créent des liens de dépendance auxquels les employés ne peuvent s’extraire que difficilement. Ce phénomène est particulièrement répandu dans les grandes entreprises. Les chemins de fer ukrainiens emploient 400 000 personnes, la société locale d’approvisionnement en eau du Donbass mentionnée ci-dessus plus de 11 000 et la société privée d’énergie 60 000. Selon le site web de DTEK, 70 % de son personnel est là depuis plus de cinq ans.
On puise dans les traditions paternalistes corporatistes pour envoyer un message de stabilité et dans l’appartenance professionnelle autour des principes du kollektiv. Ceux-ci semblent être entretenus depuis le début de la guerre, à en juger par les messages patriotiques internes, mais aussi par des mesures concrètes consolidant les familles autour de l’entreprise. DTEK a organisé l’évacuation de son personnel de l’Est, en mettant en place ses propres logements temporaires[7]. Voda Donbasu a facilité le rapprochement familial à travers la ligne de front et a embauché conjoints et enfants. Un autre facteur de la culture d’entreprise inclusive est la validation professionnelle par des formations professionnelles spécialisées et diplômantes.
Ces mesures de légitimation et de consolidation sociale par l’entreprise renforcent une solidarité corporative aiguisée par l’expérience tout à fait réelle de travailler ensemble dans une zone dangereuse pour une cause communautaire. Tant chez DTEK que chez Voda Donbasu, les interventions de réparation sont exécutées par des brigades dont les membres travaillent régulièrement ensemble et développent des interactions étroites basées sur la confiance et la coopération face au danger.
Les limites de la résilience
Depuis la révolution du Maïdan, la stratégie d’intégration européenne de Kiev signifiait la dés-intégration progressive du système ukrainien de l’espace économique russe. Mais ce processus était lent. La place des industries ukrainiennes dans des chaînes de production russes a créé des codépendances, notamment dans le domaine énergétique où des Russes détiennent des actifs, ce qui rend les infrastructures vulnérables. Ainsi, malgré des procédures de désengagement, le réseau électrique ukrainien était intégré à celui de la Russie-Biélorussie, hérité de l’Union soviétique, jusqu’à la veille de l’invasion russe. La déconnexion du réseau ukrainien a été le fruit inopiné d’un test en autonomie, qui a mené à une synchronisation dans l’urgence au réseau européen.
Forts de cet héritage, les équipements nécessaires aux infrastructures énergétiques sont parfois difficile à trouver sur le marché européen, en raison des incompatibilités de normes techniques et de niveaux de voltage des lignes à haute tension entre l’Ukraine et l’Europe. Après deux mois de destructions ciblées, souvent à répétition, le système est à court d’équipements de transmission clés et de transformateurs qui régulent la tension et ouvrent les commutateurs. Il n’y a pas de réserves car les chaînes de production en Ukraine qui fabriquaient ces pièces ont cessé de fonctionner à cause de la guerre. Elles sont spécifiques aux centrales de l’ère soviétique et ne peuvent pas être remplacées par des équipements standard de qualité européenne.
L’asymétrie des ressources matérielles et sociales pèse aussi sur le fonctionnement des entreprises. Pour l’approvisionnement en matériel, c’est l’opérateur national Ukrenergo qui domine les procédures et les processus d’obtention d’aides humanitaires. Les compagnies privées sont dépendantes de cette dévolution du haut vers le bas. Aussi, la situation particulièrement grave des sous-financement des services publics municipaux laisse les techniciens avec des moyens particulièrement limités. Malgré son engagement sur la ligne de front dès 2014, les techniciens de Voda Donbasu n’avaient pas de vêtements professionnels adaptés : ni tenues étanche, ni bottes. Leurs camions et excavatrices datent de la perestroïka[8].
Autre source d’asymétrie : les différences d’expérience des services publics en fonction de leur vécu de la guerre – en zone occupée, libérée, à l’arrière, etc. Le fonctionnement des services publics sous occupation puis libérés soulève des tensions politiques autour des questions de coopération ou de collaboration.
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Les projets de reconstruction des infrastructures ukrainiennes développés par les instances internationales analysent à juste titre des stratégies de modernisation matérielle. Cependant la reconstruction a aussi des fondations humaines et sociétales. L’expérience au quotidien des services publics ukrainiens en donne quelques pistes. Tout d’abord, les compétences développées en temps de crise par les personnels ukrainiens constituent une ressource de savoir-faire et de créativité qu’il faudra réinvestir en temps de paix, voire partager avec les secteurs du nucléaire, de l’eau, des télécommunications en Europe – tous vulnérables à d’autres situations d’urgence.
Ensuite, la continuité du service public opéré par les Ukrainiens eux-mêmes dans les zones occupées – dans la centrale nucléaire de Zaporizhzhia par exemple – a esquissé une forme de continuité de l’État ukrainien à travers ses travailleurs essentiels. L’astreinte à satisfaire des besoins vitaux a tissé des liens horizontaux entre pouvoirs locaux, régies de service public, consommateurs et bénévoles. Ces solidarités nouvelles forgées dans l’urgence peuvent constituer un fondement de réconciliation locale et de reconstruction sociale.